Animale

-nicole-

Il y a des êtres qu'on ne devrait pas tenter d'apprivoiser...

Jour 1

Une goutte de sang s'est écrasée sur la Terre, loin devant moi. Ses éclats trop tenaces s'accrochent à la colline. C'est l'heure où tu t'endors, c'est l'instant secret où l'on change de monde.

J'attends.

La vie est froide tu sais… froide à l'extérieur, brûlante à l'intérieur, rouge. Rouge comme ce soleil qui se couche irradiant le monde. Rouge comme mon âme, rouge-sang, rouge-feu. Un fleuve en furie s'est échappé de ma tête, ça vibre, ça fourmille, ça court au fond de moi. Il a déjà abattu les barrages, entraîné les digues, a pris possession de moi, ou d'elle, je ne sais plus. Je ne serai jamais plus la même. Je ne sais même plus comment ça a commencé. Peu importe. L'humaine s'est éteinte, peu à peu, libérant l'animale, la folle, la farouche, celle que tu as cherché à apprivoiser, celle qui redevient chaque jour plus sauvage.

J'attends.

Au loin, là-bas, les dernières cigales s'énervent bêtement : la nuit est là, tapie, qui va bientôt surgir. On ne peut retenir la lumière… c'est comme essayer de mettre un chat en laisse : on y laisse toujours un petit bout de soi, accroché à ses griffes. Moi, j'ai laissé un bout de ma raison pendu à un rayon de lumière. Ça tient chaud, des fois, un rayon de lumière, des fois ça brûle. Oui, ça brûle.

Et depuis, j'attends.

Marie est partie. Dans tes draps, son odeur s'évapore peu à peu. Ses traces s'estompent de sur les cailloux du chemin. Son image s'efface, s'effrite, s'effiloche… Ta Marie est morte en moi. Et c'est moi qui l'ai tuée.
La maison sonne creux depuis, minuscule au pied des pentes abruptes, blanche dans la garrigue, sèche dans l'été ruisselant. Ta maison est une coque vide depuis que je t'ai volé son âme.

J'attends encore.

 

L'incendie s'est éteint, là-bas, dans le foyer du ciel. Le jour ne t'appartient plus, il est à d'autres, à ceux qui s'éveillent ailleurs. La nuit est mienne. Comme toujours.  On ne partage pas l'absence.
Lorsque ton sommeil sera plus profond que ma solitude, je m'approcherai de la fenêtre, j'écouterai ton souffle lent et régulier comme certains écoutent les vagues mourir sur la grève. J'entendrai, au-delà du frottement des draps sur ta peau, j'entendrai la vie couler dans tes veines et tu n'en sauras rien.
Il se peut que ce soir je chante pour toi la chanson interdite, celle que tu ne dois pas connaître, et dans tes rêves lourds, tu verras mon visage.

Tu dors, et je m'approche enfin

Je te chuchote des histoires magiques, très belles, très fortes, et toi, tu dors. Ma voix caresse ton corps, tu penses à elle. Je voudrais tant que tu ouvres les yeux, que tu m'ouvres tes bras. Pourtant, je retiens mon souffle, je fais des mots un son nuageux, lointain. C'est une mélodie étrange que la musique des larmes déguisées en espoir. Je ne comprends pas qu'elle puisse s'écouler de mes lèvres.

Dors donc, et moi je veille.


Je n'entrerai pas. C'est elle que tu attends, celle que tu as enchaînée. Moi, j'étais la rebelle, la sauvageonne. Tu me trouvais jolie, n'est-ce pas ? Mes cheveux emmêlés sentaient la terre humide, t'en souviens-tu ? Tu m'as mis une muselière, tu as coupé mes griffes et pendu à mon cou des colliers de perles en verre. Je suis devenue chatte espiègle, ondulante sous tes doigts. Lorsque je n'ai plus pu me passer de toi, je n'étais plus qu'un jouet amusant. Tu disais aimer mon regard d'animal des bois. La couleur de mes yeux t'est devenue indifférente. Dans la cage de ton lit, sous tes lumières froides, tu as brisé le charme. A quoi bon me révolter plus longtemps si tu n'entends que l'appel de ma peau ? Elle est partie, la fille aux cheveux fous qui n'avait plus de nom. Je l'ai tuée en moi.

Ce soir encore, j'irai m'étendre sous les arbres, je glisserai mes mains sous les feuilles de chêne, je planterai mes doigts dans le sol tiède et tendre et je m'endormirai. Je reviendrai demain, ou peut-être plus tard. Tu n'auras pas oublié.

 

****

Jour 2

La nuit est morte, et mon sommeil avec. Le soleil est déjà haut. J'ai couru trop longtemps parmi les romarins. La rosée du matin enfilait des diamants sur les touffes de thym. Je ne connaissais  plus la magie l'aube frémissante, le secret de la pointe du jour, quand les êtres de lune s'enfuient au fond de l'ombre. Je n'ai pas pu les rattraper. Je ne sais plus où ils se cachent.

Je suis revenue flairer autour de la bastide, je t'ai cherché partout, je ne te trouve pas.

Depuis combien de temps es-tu parti ? Où es-tu allé ?

J'ai peur. Je m'efface.

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Jour 13

J'ai appelé hier soir. J'ai crié très fort parce que la nuit me mordait. Tu n'as pas répondu. Tu n'étais pas là et je n'ai pas compris. Autrefois, il me suffisait de murmurer ton nom pour avoir moins peur. Tu m'enveloppais. Tu m'entourais et je me dissolvais dans une chaleur qui n'était pas la mienne. Mais où suis-je donc à présent pour que ma voix ne puisse plus t'atteindre ? Je me suis enfouie dans un monde que je ne connais pas. Ici, tout est hostile. Il y a des milliers d'yeux partout qui m'observent, qui me sondent, qui fouillent au plus profond de moi, je le sais. N'y a-t-il pas un coin où je puisse me cacher ? Me perdre à nouveau, encore plus loin de moi ? Un  endroit où je ne te connaîtrais pas. Que s'est-il passé ? Pourquoi m'as-tu laissée partir ?

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Jour 32

Je me suis perdue ce matin. Les jours passent et moi, moi, je tombe. Je sais que tu la cherches. Tu ne la trouveras pas. Je crois que je vais m'éloigner un peu. J'ai besoin de planter mes racines dans des terres acides, profond dans la pinède, de me faire les griffes sur le tronc des grands pins, de hurler ma douleur, ma terreur et ma force au soleil meurtrier. C'est ma métamorphose. C'est pour demain, ou peut-être ce soir. Je ne sais pas bien. Je sens mes os craquer, ma chair gonfler, mon sang bouillir sous la formidable poussée qui vient de l'intérieur. C'est pour ça que j'ai si mal. C'était surement aujourd'hui notre dernier jour et tu étais ailleurs… tant pis….C'était sans doute notre dernière chance. J'avais cueilli un bouquet de pâquerettes. C'est bientôt l'automne, et puis l'hiver, et j'aurai froid. Je sais ce qui va arriver. Je n'y peux plus rien. Si seulement tu voulais… si seulement…
Il n'est pas loin le temps où je te haïrai, tu sais…

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Jour 34

Elle gémit. Toute petite chose, petite louve encore trop douce. Qu'elle est jolie avec ses grands yeux clairs, comme les tiens. Elle est à moi, tu sais. Elle a volé mon sang et ma chair. Elle a fait sa place, a creusé son passage à même mes entrailles. Elle m'a envoûtée. Nous sommes… Sans toi.

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Jour 40

C'est la lueur de la bougie à ta fenêtre qui m'a guidée, cette nuit. Il faisait si froid, là-bas, dans l'ombre de ma folie. Et puis, il y avait ce petit animal qui criait et que je ne comprenais pas. Une sorte d'angoisse mêlée de dégoût m'a envahie soudain à la vue de sa bouche rouge et humide qui se tendait vers moi. Son obstination à vouloir m'avaler m'a fait peur… Elle était TA fille alors… C'était TON sang et TA volonté qui désirait ma chair. Je n'ai pas pu résister. Je l'ai laissée là, au fond du buisson où je m'étais cachée et j'ai fui à travers les broussailles, d'abord à quatre pattes, mais sa voix me suivait, alors j'ai couru, et puis… il y a eu une lumière douce et chaude et … je me suis retrouvée là, à ta porte. A travers les vitres, j'ai vu ton visage. Tu m'attends encore, n'est-ce pas ? Tu m'espères et me guettes. Je rode autour de toi et tu ne me vois pas. Cherche ! Cherche encore. Ne m'abandonne pas…
J'ai perdu ma fille quelque part dans les bois… je ne sais plus où. Ma petite louve blanche pleure quelque part par là-haut… mes jambes sont si lourdes et ma tête trop vide… Je vais la tuer si tu ne m'aides pas ! Tu comprends cela ? Je vais tuer cette petite chose tiède et tendre que j'aime et que je hais tellement. Il y a quelque chose en moi… quelque chose qui me déchire et qui m'étouffe. Une force animale et sauvage que je ne sais plus apprivoiser et qui va tout briser. Aide-moi ! … Par pitié, aide-moi enfin ! Sais-tu ? Sauras-tu ? Ma bouche est vide de mots. J'ai oublié les syllabes qui exprimaient la raison.

Il faudrait que je courre, vers elle, fruit de mon ventre, vers mon antre, vers mon ancre. Je ne fais que ramper.

****

Jour 45

Dans la nuit, j'ai retrouvé l'endroit. L'antre de la louve. Le silence était fort et il sentait la mort. Je n'ai plus de raison, je n'ai plus de combat. 

Il faudrait reconstruire. J'ai oublié qui je suis. On ne peut pas vivre sans savoir. Je suis si fatiguée… c'est facile de glisser… Et attendre le choc… Reposant. 
Où est passée ma haine ? Qu'ai-je fait de mon sang ? Pourquoi suis-je si petite, vide de révolte, perdue sans mes chaînes ? Qu'as-tu fait de moi ? 
Du haut de la falaise, je vois la maison, tout en bas. La maison du maître, celle où tu m'attends.

Je viens à toi enfin, je crois que je sais voler.

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