Anne-Sophie

Edwige Devillebichot

Shaïma passe sa langue rose et rapeuse sur ses longs poils, puis de ses grands yeux verts un peu glacés contemple sa maîtresse avant de se reconcentrer sur sa toilette, un rayon de soleil éclaire son pelage beige mordoré.

Anne Sophie Torcheux habite depuis peu dans un loft plutôt spacieux dans ce quartier d'anciens artisans à Paris. Ses parents lui ont acheté cette ancienne fabrique de chaussures, qui était dans un état lamentable, encombrée de ferrailles, elle fut longtemps occupée par des squatters qui l'avaient laissé dans un état désastreux, une très bonne affaire immobilière dans cet arrondissement dont la côte va croissante.

Le persan magnifique saute du rebord de fenêtre où il était perché, retombe avec grâce et souplesse sur le sol en ardoise grises, s'en va boire un peu.

Anne Sophie vient de terminer ses études de droit, elle est heureuse, elle est aujourd'hui avocate. Son oncle designer a rénové avec beaucoup de goût cet espace magnifique dans lequel elle se sent bien, elle voulait du ciment verni, un décor de fer, une déco minimaliste, un volume agencé d'une façon non conformiste et originale. Elle boit le thé dans son splendide jardin d'hiver où elle se ressource allongée sur son canapé en cuir blanc, en buvant du thé et en écoutant des musiques indiennes.


Shaïma parcourt le loft avec son air dédaigneux et fier, il déguste son petit pâté Gold, se frotte au bras de sa maîtresse en ondulant avec classe et délicatesse puis se love ronronnant à côté d'elle dans la couverture en cachemire.

Anne Sophie est jolie blonde, peau de miel clair, mince et élégante jusqu'au bout des ongles . Elle s'entretient avec soin, fait du sport, de la danse, se nourrit de mets de qualité. Elle évolue toujours avec beaucoup de grâce et un charme un peu félin, sensible et indéfinissable. Elle rayonne de beauté et de santé, de sensualité aussi.  Elle partage avec une de ses amies de la fac de droit un cabinet d'avocats, les affaires n'ont pas eu de mal à démarrer leurs familles ayant de nombreuses relations, et puis Anne Sophie est très douée elle a beaucoup d'intuition et a déjà à son actif de belles victoires, elle possède un don d'éloquence et de persuasion tout en douceur et terriblement efficace : presque rien ne lui résiste.
Joyeuse a été son enfance, éduquée par des parents heureux et bienveillants, assombrie seulement par la mort de son grand-père, insouciante et joyeuse est sa vie. La jeune fille ne connaît pas beaucoup son quartier, quand elle sort c'est plutôt dans le septième où est son cabinet et où habite son amie Laure et son mari. Elle se fait livrer ses courses qu'elle commande sur internet en épicerie fine et bio essentiellement. Elle vient de s'acheter ce petit coupé Mercédes gris métallisé dont elle rêvait depuis longtemps, et elle a enfin son dressing, son deux pièces d'étudiante ne lui permettait pas d'en avoir un, maintenant elle est aux anges. Sa tante qui travaille au marketing de grandes marques lui procure une foule de vêtements bien coupés aux matières incomparables et qui mettent très bien en valeur sa silhouette fine et élégante.
Ce matin, elle s'est levé gaiement après une douche rapide, un léger rimel sur ses cils et coup de blush sur les joues, elle avale son café. Elle est un peu surprise de voir Shaïma circuler dans le loft d'une manière assez inhabituelle, ce chat si nonchalant semble quelque peu agité.  Elle est en retard, elle avale vite son café, passe un petit pull en coton, un jean, et claquant la porte entre dans sa journée de travail.
Lorsqu'elle revient le soir, elle est surprise de ne pas voir l'animal l'accueillir comme d'habitude avec force ronronnements réclamant son repas. "Shaïma, Shaïma ?", pas de chat. Elle s'aperçoit alors qu'elle a laissé la fenêtre de la cuisine américaine ouverte, il ne sort pourtant jamais ? Elle sort dans la petite allée de la copropriété : pas de chat. Elle rentre très inquiète se disant qu'il va revenir... dans le cas contraire elle mettra une annonce dans le quartier. Elle dîne frugalement, se couche avec un polar, puis s'endort l'esprit inquiet.
Au matin elle se lève avec un léger mal à l'estomac,  elle qui n'a jamais mal nulle part, elle se dit que c'est peut-être la disparition de Shaïma. Le matin elle prend soin de laisser la fenêtre ouverte en partant, espérant retrouver son felin au retour. Le soir toujours pas de chat. Elle s'allonge sur le canapé, se couvre de la couverture en cachemire, son petit corps doux, chaud et sensuel lui manque, et ce mal à l'estomac qui s'aggrave. Si elle a encore mal demain elle ira consulter.
Au matin la douleur est insupportable, elle est pliée en deux de douleur. Elle appelle au cabinet pour prévenir la secrétaire de son absence, et commander qu'on annule ses rendez-vous de la journée et part en taxi au service des urgences de l'hôpital le plus proche.
Un spécialiste la consulte, on lui fait passer une échographie puis une fibroscopie rapidement. Le docteur entre dans la chambre d'hôpital où elle est alitée toute pâle et inquiète avec cette chemise bleue en papier que l'on revêt lorsqu'on a pas eu le temps d'apporter des effets personnels.
- "Mademoiselle Torcheux, c'est très étrange, nous avons fait toutes sortes d'examens, vous n'avez rien, absolument rien ? Avez vous des ennuis, des stress dans votre vie en ce moment ?"
- "Non docteur, à part la disparition hier de mon chat, mais rien de bien grave... tout va plutôt bien au contraire !"
- "Bien, nous vous avons donné tout à l'heure un analgésique assez fort, vous avez

encore mal ?"
- "Non plus du tout docteur !"
- "Bien, vous allez sortir, je vous fais une ordonnance d'analgésiques, au cas où la douleur revienne revenez consulter nous verrons... c'est très étonnant ! "
Anne Sophie a sa sortie n'a guère envie de rentrer chez elle, au volant de son coupé elle se rend chez ses parents à Saint Germain, elle a besoin de réconfort. Sa mère est inquiète:
- "Mais ma chérie as-tu manger quelque chose que tu n'aurais pas digéré ?"
- "Mais non maman je t'assure rien de spécial, ce n'était pas une indigestion, pas de nausées, une douleur atroce à l'estomac seulement, à me plier en deux, mais là je n'ai plus du tout mal, plus du tout. "
- "Bien, passe la nuit ici si tu veux ?"
Anne Sophie dîne avec ses parents et passe la nuit dans sa chambre d'enfance, douleur envolée, elle se réveille en pleine forme et rejoint son bureau. La journée est splendide et ensoleillée, le printemps radieux.
Au soir, elle a le plaisir de voir Shaïma l'accueillir en miaulant et réclamer son Gold. Elle caresse l'animal joyeuse de le revoir. Tout semble rentré dans l'ordre du bonheur. Elle ne voit pas alors qu'elle se met au lit avec son livre la silhouette souple du chat qui a nouveau passe par la fenêtre et sort. Elle lit une ou deux pages et se trouve à nouveau saisie d'une douleur atroce, elle en suffoque tellement elle est violente. Sciée en deux le souffle coupé elle prend deux cachets qui la calment un peu et réussit à s'endormir. Au levé elle constate à nouveau la disparition de son chat. Elle a mal encore, reprend des pillules avec un verre d'eau, elle s'allonge un peu, des gouttes de sueurs perlent à son front, la douleur devient insupportable au point qu'elle retient un cri.  Puis soudainement la douleur disparaît comme par enchantement.
Elle décide de reprendre une douche. Tout va à nouveau bien, elle est un peu en retard, elle va aller à son bureau, sa journée est chargée, elle va très bien, elle est un peu fatiguée seulement, elle retournera consulter un autre médecin, sait-on jamais ?...
Mais où est encore passé Shaïma, elle aurait du fermer la fenêtre. Elle sort se retrouve dans sa rue. La matinée de printemps est douce.
A côté de sa porte est stationnée une ambulance. Deux hommes sortent portant un brancard recouvert d'un drap en coton bleu ciel.  Anne Sophie voit avec surprise... Shaïma qui suit derrière.
- "Messieurs, bonjour, que se passe-t-il ?"
- "Oh, c'est bien triste, nous venons de trouver votre voisine, celle qui habitait au rez de chaussé juste à côté de vous, vous savez Sophie, la fille de votre ancien propriétaire, le fabricant de chaussures qui a fait faillite, il s'est suicidé l'année dernière, sa fille ne s'en est jamais remise, pauvre gamine, elle n'avait que lui, elle était fragile. Elle est morte ce matin d'un ulcère non soigné à l'estomac. C'est triste : elle avait votre âge...
                                                               
                      Les chats sentent à travers les cloisons...


     
 

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