ARIA

Gabriel Desarth

 Mon amour ;

d’une aube si lointaine de la vôtre, d’un monde prisonnier de sa violence, d’une faille dans le cœur de l’humanité, je vous envoie ces quelques mots. Les derniers. Je vais, je marche, entre les feux, inanités, haines atones. Sans vous. Le monde est monde, parsemé de ses particules insanes. Ici le monde ne ressemble pas au monde. Ici, si loin de vous,  je me souviens de tout, je me souviens de vous. Nos corps blottis l’un contre l’autre avant que l’on me prenne à vous. Vos yeux adamantins, un soir d’ été après minuit où nous dansions cette Pavane. Le cœur se débat dans une tourmente de douleur, et dans tout mon être, cette puissance me soulève. Peine, j’ai tant de peine. Nous ne sommes que nous. Orgueil et colère se déversent dans une rage dévastatrice. Le monde est monde. Je veux que s’achève l’orage, que passe cette saison aux pluies diluviennes. Et si blessé j’ai tiré, quels autres choix ignobles me donnait-on ? Le désespoir rend lâche quand il se gorge de peurs ; et j’ai connu la peur. Je l’ai sentie m’étrangler. Un gouffre sous mes pieds. Les clairons ont sonné. Le monde est monde, mais puisqu’il y a vous, puisqu’il y a moi, puisque le hasard a fait que nos cœurs s’ébattent en mesure, ce n’est peut-être pas que le hasard. Les clairons ont sonné, la fin des hostilités ; pour quelques heures, pour toujours. Alors demain dans le train, j’y mettrais davantage qu’un retour. Je voudrais que nos mains se resserrent, oublier ces démons qui ont

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bouleversé nos destins. Et si quelques errances, si de malencontreuses dérives nous ont égaré, mon amour, ce puissant souverain, suffira à les emporter au loin.

Le monde n’est pas ce que je vois. Il est d’un autre souffle au creux de ces dunes. Il est ce qui nous lie. Il est ce qui nous dresse, dans ses mouvements lents, indolents, comme l’écho inconsolable de ce destin sans autre fois. Il est un autre plus clair à ces ombres sales qu’on lui prétend. Vous, que je ne reverrai pas.

Je me souviens de tout, du reste, et même de demain puisque je n’en ai pas. Dieu est absent. Je vous aimais. Je vous aime. Et demain sur le quai, des trains passeront devant vos yeux. Je voudrais tant vous y retrouver. 

Mon amour, je suis un soldat défait de toutes ses armes, je suis une vie qui cherche votre souffle au jour nouveau  d’un recommencement. Le monde est monde et l’amour y défend sa place alors demain sur le quai, vous m’attendrez.

Mon amour, je vous écris de ce monde où le sable enterre nos corps, où l’humanité vend ses affres à tous les vents. Ici le prix du sang se paie en sang. Je vous écris d’une vie qui ne me sert plus qu’à tuer. Je ne comprends plus rien, des fous nous ont mis des armes dans les mains et nous voilà devenus soldats pour nourrir leur haine. Piètres fadaises auxquelles je demeure étranger. Je  vous écris puisqu’il ne me reste plus que ça.

Je vous écris de nulle part, puisque je ne reviendrai pas d’ici.

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Demain sur le quai, vous serez là. Mon amour, vous qui brillez de si loin, vous dont le manque est plus ardent que la peur. J’ai tellement peur de mourir. Une vie est déjà si courte. Je n’y comprends rien. Je sais bien que le monde n’est que le monde, mais moi je voulais vivre, je voulais vous aimer.

Je vous écris d’une vie qui ne se compte plus qu’en mots.

Mon amour, il ne me reste plus beaucoup de temps, j’entends les bombes au loin, et je vais bientôt rejoindre les rangs. Ces mots sont mes derniers et je voudrais qu’ils vous tutoient. Que le monde est cruel de voler nos vies pour ses maux. Les hommes ont dit que… Les armées se sont dressées, les armes se sont levées vers ce ciel qui nous regarde. J’entends les cris, les cœurs de ces pantins qu’on jette à la mort… Et moi qui ne suis qu’amour pour vous, moi qui porte encore le parfum de ma mère sur mon cou, je voudrais ne jamais voir le jour se lever. Mon amour, comment vous dire tout…? Quand le désert s’éveille sur nos vies condamnées, sur cet amour que je vous envoie et qu’aucun tyran ne peut me prendre. Puisque de ma vie, il ne me reste rien que cette lettre, à l’être adoré. L’Etre adoré, le souvenir de vous.

Mon amour, si demain sur le quai, si demain l’homme à trahi l’homme, si Dieu n’aura été que sa marionnette macabre n’oubliez pas ; les mots ne mentent pas. Si je pars puisque leur loi me l’ordonne c’est à vous que je pense. Là où je vais je ne reviendrai pas, les clairons restent muets. Là où je vais je vous

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attendrai, sur l’exède mon corps allongé. Et si Dieu existe encore c’est pour ceux qui gardent l’espoir de se revoir.

D’yeux diamantins en horizons funestes, ces champs n’ont rien de vous. J’ai tout perdu.

Voilà mon amour, le monde nous assassine, c’est la justice des nations. Le prix du sang. Ils l’ont écrit, au nom de Dieu. Je ne comprends pas. La rage l’emporte, la guerre des puissants nous arrache. Le monde ne bat plus que de moitié, puisque la vie ne compte pas. Peine, j’écris toute ma peine et mon amour en un seul corps, épithalame que je vous adresse.

Et je m’en vais, impavide, marcher au pas, devant l’effroi, le vide et sa terreur, l’autre coté du monde. Dernière prière, dernière oblation ; je me souviens de vous. J’aimais la pluie sur vos cheveux quand vous disiez n’aimer que moi. Je danse encore, bercé par ces mélodies que vous ne chantiez  que pour moi. Je me souviens de tout. Entendez vous ce chant qui vient à vous ?

Et je m’enfonce, le cœur à vous, serré, l’âme engourdie. Je marche dans la poussière qui m’éloigne de vous, le pas est lourd ; j’ai tant de peine. Impedimenta.    

Mon amour, le monde est monde et nous ne  sommes que nous, mais je vous aime…

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