PRIMUM MOBILE

Gabriel Desarth

PRIMUM MOBILE

Secret d’alcôve, rêves boudoirs ; j’ai sous ma dentelle  de longues  heures mutines. Tout a commencé par hasard je crois. Sans le vouloir, sans le prévoir. Il pleuvait sur la capitale. Quelques fois la terre toute entière semble bien vide comme s’il ne restait plus  que soi, quand les autres vous paraissent vivre à des années lumières. C’est drôle comme alors c’est toute sa vie qui se découd point par point, sans bruit, en attendant l’orage. Des bouts de soi, invisibles tombent sur le sol, légers. Je ne suis plus vraiment d’ici.  Pierre recluse sous une aile délicate et impromptue ; au début pour sourire. Pour survivre. Loin de cette île, reniée pour un soir. Candy lips, smocky eyes, comme Eve s’éveille, glisser sous sa doublure, coller à sa peau l’étoffe soyeuse d’un mensonge feutré. Il m’a demandé mon nom, j’ai répondu Alessandra. Primum Mobile. Le temps de l’autre, celui  du jeu, des apparences. Que l’orage passe un peu. Vivre autre chose quand la nuit gronde. Devenir quelqu’un d’autre. S’oublier un peu, laisser dormir sa vie et soigner ses plaies dans l’ombre, dans le silence du contrechamp.

Je traverse les rues, invisible. De passage, tout me passe à coté, comme si je n’existais pas vraiment. L’histoire de ma vie se résume à peu de choses, des bouquins, mon appartement rangé, sans désordre. Une vie bien ordonnée, au désuet parfum de naphtaline. Je ne sors pas, ou à peine pour aller travailler, la nuit, dans une banque. 

1

Mon réseau social se compte parmi les 18 chaines de ma télécommande. De mon fauteuil, face à l’écran,  je vis des vies qui ne sont pas les miennes.

         Un soir il a demandé à me voir. Il voulait me rejoindre chez moi. J’allais devoir faire face à mon horrible vérité. Lui dévoiler que je ne ressemblais en rien à son phantasme. Certaine nuit, certains hommes, quittent pour quelques heures leur vie tranquille, pour goûter au soufre d’un feu plus ardent. Ils attendent le sublime et le mystère, la soie et le cuir. Le velours immoral d’une caresse audacieuse. Je n’ai pas osé dire non. Par folie. Par inconscience. Moi que les hommes ignorent dans la rue, qui ne suscite aucun désir, je devrais devenir cette autre.

J’ai commencé à me servir un bon vin rouge. Dans un grand verre à vin. Allumé des bougies, puis laissé la musique envelopper mon théâtre. Comme le taffetas  embobine le satin. Lorsque des bouts de soi s’échappent, au moment même ou sa propre vie se déchire de l’intérieur, il apparait comme un tour de sorcellerie, une autre vie. Mes yeux deviennent d’autres yeux, ma bouche se redessine, plus rouge, lumineuse, tentatrice. Mon regard s’habille de faux cils, d’un noir glamour. Sur mes jambes résille passe la grâce de cette féminité que je ne soupçonnais pas. L’une est l’autre. Singulier lyrique ; intimité de haut en bas, ni trop long ni trop court.

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Ne paraître plus que face cachée, de voiles pudiques, intimidée. La laisse cède à l’autre, l’index d’un jeu anonyme ; féminin singulier. Ce nu qui se faufile ; ces courbes qui se proposent. Le corps a pour otage la morale, mais  la musique,  le vin, les bougies, ou peut- être la folie, rompent ces mailles d’acier. Dans ce miroir ce soir c’est une autre  qui me tient en haleine, comme la légende sous la houle. La folie est-elle un acte désespéré de survie ?

J’ai peur ; je l’entends monter les escaliers. Je me sens ridicule ; sur le bord d’un précipice, sous emprise d’une inconscience déraisonnée. Je bois. Que dire ? Que faire ?               J’ai lentement ouvert la porte pour le laisser entrer. Il m’a regardé. « Wouah mais t’es carrément superbe ! »                                       Il s’appelait Giovanni ; brun, ténébreux, sportif, encore mieux que sur les photos. Une autre histoire s’écrivait. Je n’étais plus moi ; je n’étais plus là.  Ses mains sur mes jambes, caressantes, se baladent ; sensualité, sa bouche se couche dans mon cou sous des chaleurs qu'il chuchote. Ces mots que je ne connaissais pas. Ses gestes improbables, je les goutais avant qu'on ne me les retire. Ivre de vin, ivre de lui. Avant que la verité et la morale reprennent leur droit. Les sens imposent leur propre loi.

3

Alors voilà ce que cachent les femmes sous leur longues robes de velours ; sous le fard fumé de leur regards arrogants. Ces braises, ce piège brodé dans le silence de leurs filets agiles. Quelqu’un d’autre est né ; cette autre. Ce double de moi. Féline, brûlante et intrépide. Il fallait que je sache, que je perce le mystère d’Alessandra. Très vite j’ai osé sortir. La nuit, les clubs, la musique ; je me devais de mettre à l’épreuve celle qui semblait embraser tous les feux. Les hommes me regardaient, me souriaient, m’invitaient, me courtisaient, comme si je devais être leur dernière conquête. Quelle ivresse, quel vertige, de sentir la puissance du désir. La toute puissance absolue. Il y a eu Nathan, Luke, Michael et quelques autres. Je vivais une toute autre histoire. Une histoire terrible. Entre folie et fantaisie.  Parfois la journée, dans le bus, quand je n’étais pas Alessandra, je regardais les plus beaux hommes en me disant qu'elle, les séduirait en un seul regard.  Beauté dévorante, indocile, presque animale. Alessandra n’était pas une femme. Juste un songe, une sensualité,  un je double, singulier féminin.

Giovanni quittait sa femme. Il me couvrait de cadeaux, d’attentions délicates. De tous les hommes c’est celui qui m’aimait le plus. Je devenais son exquise favorite. Son insensé obsession. Il me surnommait ‘Lace’.

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Je le rejoignais dans ses voyages. Jeune requin de la politique locale, Giovanni savait ce qu'il voulait et obtenait tout ce qu’il voulait sans état d’âme. Il me cachait à peine, m’emmenait dans de superbes hôtels, de luxueuses voitures, me plongeait dans un monde trépidant. Peu à peu Alessandra prenait toute la place. Elle demandait plus et plus encore. Il fallait mériter cette existence.

Divin barnum aux essences de scandale, nuits glorieuses sous leurs tulles éphémères. J’étais belle ; femme inflammable. Une autre. Celle qui ne connaissait ni défaite ni chagrin. On ne vit qu'une fois peut-être, mais on peut jouer plusieurs gammes, se cacher derrière le voile d’une illusion rassurante, insensible aux peines de ce qui peut tuer.  On peut mourir d’un chagrin violent, sans que personne ne le voie. On peut mourir vivant. Au-dedans, ce désastre insurmontable, roide. Chercher une sortie de secours, un souffle d’air. Laisser dormir sa vie sous un épais chagrin et glisser sous la doublure comme le dernier recours. Il est des actes de folie poussés par l’instinct de survie. J’étais devenu cette autre, pour l’oublier lui ; meurtrier qui me lâchât en me trahissant, en m’humiliant, dévastant mon corps, et mon estime. Brisant tout mon être de part en part. Dans mon miroir, loin d’Alessandra, je vois le rescapé d’un effroyable naufrage.

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Comme un bruit de pas lointain, comme un boomerang, Werner revenait à moi. La simple vue de ses mots déchirait toute ma chair. Les trahisons, les humiliations ne comptaient plus, puisque je vivais toujours après le naufrage. On efface le maquillage, pas la verité. Je revenais à moi.

J’allais devoir quitter Giovanni et surtout Alessandra. Une dernière scène pour  celle qui me tendit la main et me sauva de la noyade. Dernier acte ; scène d adieu. Dernier trait d’Eye Liner, dernière danse de jambes galbées sous leur résille. Comme le tonnerre déchire le ciel j’annonçais la fin de l’histoire à Giovanni. Si les femmes ont la beauté suprême, la grâce ensorcelante et le poison addictif, les hommes eux possèdent le pouvoir. Là où les femmes usent d’un charme appelé aussi ambivalence, les hommes eux utilisent le « Non je ne veux pas ». Le refus catégorique. Les hommes commandent sans appel. Comme un boomerang, le jeu retournait à l’envoyeur. Alessandra lui appartenait ; son corps, ce secret à peine dissimulé sous le fard. Giovanni avait tout laissé de sa vie, pour elle, cette féline improbable. Il prévoyait même de l’emmener dans un établissement Suisse pour faire d’elle la femme parfaite qu'il pourrait exposer sans équivoque. Giovanni me rappelait à l’ordre ; le pouvoir il connait. Il gouverne, il dirige et personne n’entrave aucune de ses ambitions. Sa colère brisait tout dans l’appartement, jusqu’au miroir qu'il me jeta au visage avant de partir.

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Je fermais la porte à double tour. Je partirai avec Werner, loin. Apres tout Giovanni ne connaissait rien  de ma véritable identité. Demain je fuirai. Je redeviendrai moi, Adrian.

Dans le fond du salon, au milieu des bris de verre, et des lambeaux d’un décor abîmé, quelque chose bougeait, sur le fauteuil. Tapie dans l’ombre, je la devinais ; elle venait récupérer son règne. Déployer son aile comme le tyran empoigne la foule.  Femme inflammable aux portes de l’enfer.

-         « Comme toutes les femmes, on ne me jette pas. On ne m’efface pas. Tu peux retirer le faux de tes cils, les ombres sur tes paupières, gommer le rouge de tes lèvres, je résiste à l’homme. Tu me garderas ou pas,  mais je me battrai ».

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