Armand et Archibulle

Elsa Saint Hilaire

Armand et Archibulle

   Il régnait en ce samedi matin un petit air de redoux. Les rues de la cité faisaient peau neuve et des cicatrices de l’hiver, il ne restait que quelques scories s’écoulant à flots comptés au creux des caniveaux.

   Aux abords du marché, il avait monté son étal dès les premières lueurs de l’aube en compagnie d’Archibulle, un clown de rue, roi incontesté du calembour et du ballon de baudruche. Armand et Archibulle ne se quittaient plus depuis une dizaine d’années. Les deux « A », comme les chalands se plaisaient à les nommer, parcouraient les contrées et sillonnaient la vie avec une seule et même devise : la rue est notre vitrine et les sourires, notre passion.

   Armand faisait dans la dentelle. Entendez par là, qu’il vouait sa vie aux dessous féminins. Des cartons empilés le long du trottoir surgissaient au gré de son inspiration, des corsets enrubannés, des guêpières affriolantes ou des justaucorps de satin. Il avait le coup d’œil. Un simple regard, ni trop ni trop peu appuyé, lui apprenait plus qu’un mètre ruban sur les mensurations d’une femme et qu’une psychanalyse sur ses goûts les plus intimes. Il avait l’art de revêtir la nudité et de mettre à nu les fantasmes.

   Archibulle avait celui tout naturel de faire rire les enfants et de dérider les plus grincheux. Tout en égrainant les devinettes et les jeux de mots à l’humour potache, il confectionnait de merveilleux animaux éphémères, s’empressait de les distribuer aux minots qui lui collaient aux basques. La poésie était au bout de ses doigts et la bonne humeur restait solidement encordée à son inépuisable faconde.
Côte à côte, dans des registres différents, ils conservaient tant d’énergie et dégageaient tant de chaleur humaine qu’ils auraient pu être les incarnations vivantes d’un nouveau théorème.

   Un groupe de badauds s’était assemblé autour des deux compères. À l’écart, une fillette les observait, blottie dans l’encoignure d’une porte cochère. Trop peu couverte d’un manteau de drap fin, elle frottait ses mains et soufflait dessus par intermittence.

   Armand jugea le moment propice, gonfla la poitrine et entonna en direction de son auditoire:


   - Avancez, Mesdames et messieurs… avancez… voyons, n’ayez pas peur ! Tiens, toi la mignonne… oui, oui… toi, avec la queue de cheval et les yeux gris-bleu comme des calots de verre, approche… allez viens, je ne vais pas te faire de mal… Tout le monde ici connaît Armand, le chéri de ces dames. Celui grâce auquel vous devenez toutes des déesses. C’est ta sœur la jolie brunette qui te tient par la main ? Non, ta maman ! Alors là Madame, félicitations… non seulement votre fille est belle à croquer, une vraie pomme d’amour, mais j’aurais parié tout mon fonds de commerce que vous étiez sa grande sœur ! Pas vous mon cher Archibulle ?

   Le clown fit une gracieuse révérence puis gonfla un ballon rose qui par l’enchantement d’une rapide torsion prit la forme d’un cœur qu’il offrit à la femme. Quelques secondes plus tard un adorable chien orange et jaune venait se blottir dans les bras de la petite. Les applaudissements fusèrent de toute part.

   Archibulle, sentant les spectateurs disposés à se détendre, en profita pour caser l’une de ses devinettes favorites :

   - Savez-vous comment on appelle deux hommes qui s’aiment ?

   Des sourires gênés fleurirent dans l’assistance pendant qu’un gamin tentait de lever un doigt que son père lui ordonnait de baisser.

   - des agriculteurs, jeune homme ! s’esclaffa Archibulle à l’attention du garçonnet… Allons Monsieur à quoi donc aviez-vous donc pensé ? ajouta-t-il, en lançant un sourire complice au paternel estomaqué.

   De nouveaux éclats de rire éclatèrent et accompagnèrent la naissance d’un gros escargot vert aux cornes immenses.

   Entretemps Armand avait fait ses relevés. Le numéro de duettiste était bien rôdé. Une large guêpière aux tons claquants ondula sous le nez d’une élégante matrone à la crinière flamboyante.

   - Chère Madame, puis-je vous affirmer que cette merveille vous irait à ravir. Un vrai Derain… ou plutôt un sublime Vlaminck comme écrin à un corps si gracile ! Même Atia, pure et chaste mère d’Auguste aurait renoncé au culte d’Apollon pour porter pareil attribut. Ainsi parée vous vous sentirez encore plus féminine et tellement attirante… et je le dis sans aucune flagornerie ni puérile tentative de séduction. Juste l’avis d’un homme au-dessus de tout soupçon. Tenez et touchez cette étoffe aussi fine que de l’armeline…

   Le mélange osé des références, la flatterie si peu déguisée et l’utilisation de mots choisis produisirent leur effet. Armand ne s’était pas trompé. Le visage empourpré, la cliente plaqua le corset contre sa forte poitrine et interrogea du regard les femmes et surtout les hommes qui l’entouraient. Quand un murmure d’approbation s’éleva autour d’elle et qu’elle crut lire un pétillement dans la prunelle des mâles, l’affaire était dans le sac et physiquement dans celui de la dame. De fait, elle paraissait avoir brutalement rajeuni.

   Au fil du temps, les ballons continuèrent à enfanter des dizaines de créatures croquignolesques et les dessous à faire vibrer des rêves enfouis. Et, lorsqu’au grand dam de l’assistance, l’heure fictive du marché sonna le glas, les deux amoureux de la vie avaient donné tant de bonheur et de joie que personne ne sentit la légère caresse des flocons qui virevoltaient derechef dans le ciel. Nos deux compères pouvaient quitter les lieux l’âme et le cœur en paix.

   Cependant, il restait une dernière chose à faire. Archibulle souffla dans quelques ballons multicolores qui s’agencèrent par magie en un soleil éblouissant puis fixa avec un long brin de raphia, l’astre de baudruche sur une palette. Dès que les deux amis disparurent à l’angle de la rue, sans se retourner sur leurs pas, une fragile silhouette quitta l’ombre d’une porte cochère et libéra le soleil qu’elle emporta avec elle.

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