Assistance...
poulpita
Deux cent cinquante kilomètres. Il devait me rester assez pour faire deux cent cinquante. Après, c'était la dèche. Voiture abandonnée. Mes pieds, mes larmes, mon mascara dégoulinant.
La bande d'arrêt d'urgence, le rail central, tout défilait trop vite dans la nuit. Je doublais quelques voitures, qui se rangeaient prudemment. Ma connerie et mon désespoir en gyrophare, peut-être.
C'était la fin, il en fallait une. Finie la vie proprette, finies les fins de mois tranquilles, finies les tournées de rhum brun. Adieu la femme parfaite. J'étais une conne. J'avais laissé trainer. Mon banquier et mon employeur me suivaient à la trace. A l'un je devais de l'argent, à l'autre du temps. J'avais préféré me casser sur la Côte. Assécher ma réserve. Trois sous mis de côté péniblement. Quelques milliers d'euros, qui puaient la sueur, le bas de laine, l'espoir rance d'une retraite. J'avais tout flambé en quinze jours. Je ne dis pas comment, l'important c'est l'ivresse et le rire.
Le tableau de bord. Chiffres rouges et bleus. Indicateurs. Radiateur trop chaud, véhicule trop rapide, vidange prochaine. Je les fixais. Je leur ôtais leur pouvoir prescripteur. Adieu le sens des limites. Allez-vous-faire-foutre ! J'étais dans une caisse, en mouvement, la nuit. Et j'avais un problème existentiel insoluble.
J'avais cramé mon fric. Il me fallait faire amende honorable. Retirer cette tenue d'été, de lin léger, un brin provocante. Remballer ma sauvagerie. Enfiler un tailleur propre. Faire le tour des bureaux, le dos droit, l'allure de cette fille un peu au-dessus de tous, le regard souriant-juste-assez, ne pas s'excuser, ne pas expliquer, distribuer espoir et confiance, l'opium du peuple. Ongles coupés court, peau nette, parfum de violette. Leur faire comprendre qu'ils m'avaient retrouvée. La tueuse parfaite, la cost killer, madame moins vingt pour cent.
Sauf que. Ça n'était plus possible. Plus maintenant. Leur bordel ne m'intéressait plus. Leurs réunions feutrées à agenda fixe ne me tentaient plus. Si je devais y retourner, ma chaise à roulette et dossier ergonomique volerait dans la double porte vitrée de l'entrée.
Deux cent cinquante kilomètres de répit. Deux cent vingt-trois, en fait. Et après, on verrait. C'était bien ce petit moment. Dans deux cent vingt kilomètres, je tombais. En panne, en plein vol, du nid. D'ici là, c'était neutre. Tranquille. Ma main droite sur ma cuisse bronzée je sens un instant la bouche d'Alfred à cet endroit précisément. Douce. Un baiser chaste. Alfred. Envolé. Qu'importe. Il était délicieux. Qu'importe.
Le bruit du moteur, comme une partition vide, bruit de fond. Je ferme les yeux une seconde. Lance un vœu. Que la chute soit à la hauteur. Fais voler le misérable. S'il te plaît. Un vrai moment de bonheur. S'il te plaît.
Le compteur affiche deux cent trois kilomètres de réserve. Les panneaux bleus me disent que le péage, c'est pour bientôt. Je lève le pied droit. Mon carrosse décélère. Freinera, freinera pas. Freine un peu. La barrière arrive vite. Je pile. Arrêt presque parfait. Je dépasse le comptoir déshumanisé. A un mètre près, j'étais bien. Frein à main. Personne derrière. J'ai le temps. Et puis même. Je m'en fous. J'ai envie d'air frais et de gaz oil coulé sur le goudron. Je détache ma ceinture de la main gauche. Petit mouvement d'épaules. J'ai presque envie de danser. La radio grésille depuis des kilomètres déjà, je m'en rends compte à peine. J'ouvre ma porte qui claque contre la cabane de fer. J'arrive juste à sortir une jambe. La porte est bloquée. Putain. Petit déhanchement pour finir d'extraire une jambe. Sur ma gauche, le ticket sort. Comme une langue tirée. Je tends ma main, je l'attrape entre mon index et mon majeur, étirée comme une danseuse. Mon corps pris en étau contre la carrosserie.
Une sonnerie. Biiiip. « Assistance Vinci Autoroute, vous avez demandé une assistance ? Que puis-je faire pour vous ? ».
Sa voix. Il vient de fumer. Le grésillement du micro ne peut couvrir la rocaille qui dégringole dans sa voix. Je cherche des yeux le haut-parleur. Je le repère. Une grille de points. J'aperçois à côté un bouton rouge. Façon emergency. Coincé contre ma porte. Assistance, écrit en rouge au dessus. En ouvrant ma porte, j'ai pressé ce champignon. Par mégarde ?
- Je, je crois que c'est une erreur.
- Tout va bien, mademoiselle ?
- Non.
C'est sorti tout seul. Je ne savais pas s'il parlait de mon réservoir d'essence ou de la vie en général.
- Que puis-je faire pour vous ? insiste-t-il.
Je réfléchis une seconde. Sur la file d'à côté, une voiture démarre. Je souris.
- Vous me prendriez dans vos bras ? Je manque de douceur, là.
Un silence, un soupir, le bruit d'un micro que l'on coupe.
Je reste debout encore un instant. Coincée entre dedans et dehors. Un pied sur l'asphalte, l'autre sur le tapis dur et raide de la voiture. Le corps en zigzag. A ma droite j'entends des pas. Gilet jaune. Il arrive tranquillement. Il a allumé une cigarette. Trop grand, vouté, une mèche blonde sur un regard innocent.
Mon cœur bondit.
Mon destin rebondit.
J'adore ce texte : rapide, plein de suspense, des allers et retours sur ce qu'elle quitte et ce qu'elle cherche, cette nuit qui semble la happer pour l'engloutir et puis, contre toute attente, cette lueur d'espoir ! Belle écriture !
· Il y a plus de 7 ans ·Sy Lou
Magnifique !
· Il y a plus de 7 ans ·Coralie Mercier
J'adore ton ecriture superbe texte pour moi c'est un cdc. et j'en redemande :))
· Il y a plus de 7 ans ·torpeur
Merci !
· Il y a plus de 7 ans ·poulpita
vous voyez tout arrive, même pour les cas les plus désespérés !
· Il y a plus de 7 ans ·Super texte !
Louve
super
· Il y a plus de 7 ans ·arthur-roubignolle
Merci - pour le commentaire, la visite...
· Il y a plus de 7 ans ·poulpita
J'adore !!! Ma journée rebondit. Le genre d'histoire qui ne m'arriverait jamais... étant donné que je passe toujours sur la voie réservée au télépéage. Lol.
· Il y a plus de 7 ans ·Louise Adèle
♡
· Il y a plus de 7 ans ·poulpita
Quand vous vous lâchez ça fait des étincelles. On en redemande.
· Il y a plus de 7 ans ·enzogrimaldi7
Il faudra patienter :)
· Il y a plus de 7 ans ·Merci de ta visite.
poulpita