Assume ta solitude (journal de Georges B. chap.4)

Giorgio Buitoni

Nous ne voulons pas agir sur le monde, nous voulons que le monde nous oublie. Nous ne voulons pas la vérité, nous voulons de la distraction et des hamburgers, des pétards et des ballons, de la danse et des paillettes, du rose sur nos écrans.

C'est en substance ce que je raconte à Mona.

Une brune roulée dans une jupe rouge baiser comme une tranche de jambon dans du film alimentaire. Et pendant ce temps, mon téléphone vibre dans ma poche, et vibre encore.

Penchée à mon oreille, les nichons comprimés contre mon biceps, Mona demande :

- Pas le moral ?

Pas depuis longtemps, je réponds, et je sens monter en moi une effroyable lassitude, comme une grosse vague toute noire prête à s'écraser sur la ville. Je sais que demain ma mère va me cuisiner à propos de mon visage cabossé, oui, demain j'aurais de nouveau quatorze ans et il me faudra remercier pour mon éducation. Junior reprends du service pour le réveillon. Aux yeux de nos parents nous sommes d'éternels adolescents indisciplinés, avides de conseils périmés, et sans sexualité.

J'ai soif.

En corrélant vos passages chez Mac Do à vos achats en ligne de DVD pornos, et votre inscription au club de fitness du coin, les gars du FBI savent si vous trompez madame, ou si vous prévoyez de faire sauter une galerie marchande. Ils peuvent prévoir votre divorce presque un an à l'avance. Dieu sait ce qu'ils pourraient déduire en épluchant mes relevés de carte bleue, c'est effrayant.

Des lignes et des lignes de notes de bar.

Et des plats cuisinés.

Et aussi le pull en laine d'Écosse pour mon frère.

Et le coffret pour le bain de chez Séphora pour ma mère - Celui avec la crème relaxante parfumée à la violette et les petite boules multicolores qui rendent l'eau de votre bain aussi toxique qu'un plongeon dans la Seine.

Et de l'alcool.

Que déduire de tout ça Messieurs?

Le docteur Pipot, mon psy, avait raison, on ne guérit pas d'une addiction, on la remplace par une autre. Je le revois encore m'annonçant cette grande vérité, fendant l'air de ses longues mains velues, avant d'ajouter :

- Essayez le sport, par exemple.

Pauvre Pipot.

- Depuis que j'ai changé de boulot, je vais beaucoup mieux, me souffle Mona dans le creux de l'oreille. Son cœur bat dans le gras de mon bras à travers son corsage ; je remarque un papillon tatoué sur le haut de son sein gauche.

Mona me confie qu'elle occupe un emploi de manager dans une boutique de prêt-à-porter du centre ville. Une franchise d'une marque bien connue. Elle dit que le plus dur dans son boulot c'est de résister à la tentation de voler sa propre marchandise. En tant que responsable, elle doit montrer l'exemple.

Mon téléphone vibre : je laisse pisser.

"Statistiquement, près d'un tiers des vols sont commis par les employés. Dans les stocks ou directement dans la caisse, confesse la voix pointue de Mona.

Elle marque une pause et recule son visage et sa poitrine pour observer ma réaction. Son regard louche par intermittence sur ma lèvre éclatée, le morceau de chair boursouflée recousu au fil de pêche au coin de ma bouche.

- Tu veux un verre ? je glisse.

Elle lève un verre de whisky-coca à hauteur de ses yeux noirs et troubles, un peu trop maquillés, et se penche de nouveau vers moi :

- J'ai pour consigne de fouiller un employé choisi au hasard tous les soirs, avant qu'il ne quitte la boutique. Mais c'est un peu humiliant, tu vois, cette suspicion, alors j'ai eu l'idée d'un tirage au sort avec des badges smileys.

Mona aspire une rasade de liquide marron dans sa paille, passe une mèche de cheveux noirs derrière son oreille, et poursuit :

- C'est simple, à la fin de la journée, chaque employé pioche un badge dans un pot opaque, celui qui tire le smiley rouge doit vider son sac et ses poches, puis je palpe sous ses vêtements. Tu me crois ou pas, mais depuis le nombre d'articles disparus à diminué de quinze pour cent.

Elle s'écarte de nouveau, fière comme si elle venait de me révéler le nom du véritable assassin de Kennedy. Je me retiens de lui avouer que c'est exactement le genre de procédé qui me fait gerber. Inutile de la contrarier. Mon objectif est de lécher son petit papillon dans les plus brefs délais.

C'est mon baratin contre ton baratin, Mona, je te propose de l'amour comme dans « arnaque ». Une nouvelle vibration dans ma poche : je n'y prête pas attention.

La boite est plongée dans un bain de lumière rose. Mona lève des yeux ébahis vers le plafond rose bonbon comme quelqu'un qui vient de découvrir la théorie de la relativité universelle. Elle commence à danser entre deux tabourets. Les rares mecs autour matent son cul dérouler ses charmes sur le rythme foireux de la musique composée par je ne sais qui, tandis qu'elle s'égare dans une folle transe musicale pleine de déhanchés provocants et de jeux de cheveux frénétiques dont seules les femmes ont le secret. Sous l'effet des spots, sa peau et sa jupe se confondent désormais en une combinaison fuchsia uniforme. Je pense un instant à ces japonais qui se recouvrent d'une cagoule et d'un collant satiné intégral - rembourré à l'entrejambe- et qui se tripotent les un les autres en se demandant de quel sexe est celui qui leur titille les couilles avec les orteils. Le Zen Taï, ils appellent ça.

« C'est David Guetta, j'adoooorrre !»

Je crois que Mona est plus jeune que je ne le pensais. Tout en continuant de jouer des maracas avec son derrière, elle me tend son verre vide et rapproche sa bouche de mon oreille :

-Un autre whisky coca, s'te plait.

Je commande et règle un Get 27 et le whisky de Mona, au même moment un terminal, quelque part, dans une pièce sombre et climatisée, ajoute une ligne supplémentaire à mon relevé Visa : L'hippopotame bar-discothèque, débit : 20 euros.

Mona m'arrache le verre des mains et sourit. Nous trinquons, puis elle m'invite à danser, moi et ma lèvre saucissonnée façon roastbeef. J'hésite. Souvent, on dit que je danse comme un pervers, le bassin en avant.

Mon téléphone vibre de nouveau dans la poche de mon pantalon. Je profite de la distraction de Mona pour jeter un œil.

Encore un message.

Toujours Amélie.

Amélie demande si je souhaite récupérer le t-shirt que j'ai laissé chez elle et avec lequel je dormais. Elle dit qu'elle a sonné au quatrième étage mais que je n'étais pas chez moi. Il est deux heures du matin.

A vingt heure, Amélie voulait savoir si je souhaitais conserver mon slip kaki.

Ce matin : « Ton exemplaire de "l'attrape cœur", je le jette ? »

Amélie. Amélie.

Elle est le choix que me pousse à faire mes parents et mon éducation. La suite logique de ma vie de petit blanc gaspilleur nourri aux édulcorants. Je le sais. Elle le sait. Je ne deviendrais jamais une Rock star, ni un mannequin célèbre, ni un prix Goncourt, peut-être devrais-je me contenter du lot de consolation. Accepter de n'être personne. Mon destin.

Mais, moi, je me moque de la disparition des baleines bleues ou du trou dans la couche d'ozone. Je veux, des frites et du viagra, des plaisirs forts, simples, et sans contraintes. Mona n'est la suite logique de rien, ni le destin de personne, mais elle m'offre de l'amour comme dans « distraction », du sexe protégé et sans lendemain qui, il faut bien l'avouer, est ce qui s'accorde le mieux avec ma nature profonde ; celle d'un petit animal effrayé, incapable de se reproduire. Amélie réclame de l'amour comme dans « sentiment ». Elle veut me pousser à la même erreur que mes parents.

Et pourtant, je crois bien qu'elle me manque.

Mona, emballée dans sa combinaison de lumière rose, fronce les sourcils quand elle me voit manipuler mon téléphone. Elle craint visiblement qu'une mauvaise nouvelle lui enlève son pigeon.

Deux options s'offrent à moi : rappeler Amélie, récupérer mes affaires, et coucher avec elle ; ou bien tenter de ramener Mona chez moi, et coucher avec elle.

Solution de replis : je rentre à mon appartement, je m'allonge, et je laisse la solitude me ronger le bide avec ses petites dents de rats jusqu'à ce que le réveil sonne.

Dans un bon blockbuster Hollywoodien, un type entrerait affolé dans la boite et hurlerait : « les aliens nous attaquent, ils ont atterri devant la boite y'a pas cinq minutes ! » Seulement voila, personne n'entre, personne ne crie. J'ai envie de casser la gueule aux Beatles, de brûler un million de pots de Yaourt en plastique devant le siège social de Danone, de priver de courant toute la ville pour regarder les étoiles comme à la préhistoire. De disparaitre.

Je me souviens avec bonheur du plaisir désuet d'une matinée de lecture bien au chaud dans mon lit en savourant un disque des Pink Floyd. D'une bonne baise avec une inconnue, ou d'une ballade automnale en forêt, un joint entre les lèvres. Ou s'en sont allés ces moments où j'arrivais à me supporter ?

Je devrais peut-être téléphoner à Momo et tout reprendre à zéro ; je veux dire, la vraie vie. Mettre du poison dans la tranquillité. Un peu de came.

Et si le FBI m'interroge, je plaiderais la rechute. Pardon Maman, je serais sans doute un peu chargé pour le réveillon.


  • Ca devient un peu lassant cette grande qualité dans tes textes, monsieur Georges. A quand le texte bidon, qui tombe à plat ? :)
    Bravo !
    Mes passages préférés : les petites dents de rat, la ligne de débit quelque part, le papillon de la trop jeune mona...

    · Il y a presque 11 ans ·
    La libertad   schiele

    poulpita

    • Il suffit d'écouter sa petite musique intérieure, et ça va tout seul petite pieuvre. Merci à toi.

      · Il y a presque 11 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

  • J'ai fait le yoyo entre Djian (période Sotos) et Beigbeder... pour pas dire que j'aime beaucoup , un peu banal, je vais te dire que Sotos m'a donne le gout de lire à l'âge où lire est une obligation scolaire et/ou parentale... bravo et merci pour avoir ranimé ces petites fourmis dans le ventre!

    · Il y a presque 11 ans ·
    B wgreek

    Marion Danan

    • Le plus étrange étant que je n'ai jamais lu Djian. Mais je suis ravi qu'une aussi belle plume me flatte. Content d'avoir ravivé d'agréables souvenirs, en tout cas.

      · Il y a presque 11 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

  • Tellement bien écrit ! Comme toujours.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Gif hopper

    Marion B

  • j'adore ton docteur Pipot ! Il me rappelle quelque un... à moins qu'il ne s'agisse de l'autre... ou peut-être son cousin... je sais plus trop....

    Quoi qu'il en soit, toujours aussi exquis le ton de ce journal... merci !

    · Il y a presque 11 ans ·
    332791 101838326611661 1951249170 o

    wic

  • j'adore ton docteur Pipot ! Il me rappelle quelque un... à moins qu'il ne s'agisse de l'autre... ou peut-être son cousin... je sais plus trop....

    Quoi qu'il en soit, toujours aussi exquis le ton de ce journal... merci !

    · Il y a presque 11 ans ·
    332791 101838326611661 1951249170 o

    wic

    • Merci l'ami pour ta fidélité, tes encouragements sont toujours un plaisir.

      · Il y a presque 11 ans ·
      Poule 2

      Giorgio Buitoni

  • Désolé pour la mise en forme et la typo merdique mais Firefox me fait des caprices ce matin. Bonne lecture.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

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