Au début des Tunnels
petisaintleu
Je suis allé une fois à New-York, une de mes pires expériences. J'avais gagné un concours avec la chaîne de magasins qui m'exploitait à l'envi, celui où vous mettez toutes vos tripes pour finir premier, avant que je ne sois victime d'une chausse-trape quelques mois plus tard, qui me jeta dans les oubliettes de Pôle Emploi.
J'avais pris quinze jours pour me rendre aux Philippines et pour entretenir mon jardin secret, me mettre au service des plus humbles, sans oublier d'insulter au passage – je n'eus pas le courage de leur coller mon point sur la gueule – ces cohortes de pédophiles qui profitent de la misère. Mon vol atterrit à vingt heures et celui pour la Grosse Pomme décollait le lendemain à sept heures.
Quand j'y débarquai, tout était réuni pour me mettre d'une humeur exécrable. Les somnifères ne me firent aucun effet. Les douze heures de décalage horaire me faisaient tituber de fatigue. À la douane, déjà bien énervé du papier qu'il faut remplir dans l'avion, où on vous demande si vous êtes communiste ou un ancien membre du parti nazi, je subis le regard suspicieux du fonctionnaire, le doigt sur la gâchette, quand je m'essayai à faire dans le cynisme. Il paraît que l'humour est la différence culturelle la plus difficile à combler. Enfin, cerise glacée sur le faux-fruit, le choc thermique. Nous étions en février et je passai en une journée de la saison sèche et ses trente degrés Celsius à quatorze degrés Fahrenheit, beaucoup moins si on y ajoute le refroidissement éolien d'un blizzard qui débarquait directement du Pôle Nord.
La Diseuse de bonne aventure se trouve au Metropolitan Museum of Art que je ne visitai pas, trop crevé, happé trois jours durant par le lit king size et hypnotisé par la crétinerie des centaines de chaînes de téléachat qui vous promettent de perdre cinquante livres en un mois, après vous avoir délesté d'une centaine de dollars.
Pour l'instant, nous étions au milieu d'une assemblée curieuse, qui suivait les prédictions que Yanna promulguait à un jeune homme. Le visage de la Bohémienne, buriné par les rides, figure presque japonaise de théâtre Nô, les lèvres mauvaises et le regard vif, contrastait avec l'étoffe extravagante qui la drapait. Tandis que la vieille retenait l'attention du niais de ses balivernes, trois actrices de ce jeu de main le dépouillaient de ses attributs, bourse comprise.
Elle se figea. Sa posture me fit penser à ces races de chien d'arrêt, qui se tétanisent au milieu d'une plaine, tendus et immobiles face au gibier. Elle bougea la tête avec lenteur. Un effet d'ombre me donna la sensation qu'elle la tournait d'au moins soixante degrés. Peut-être n'avais-je pas tort quand je surpris son rictus. Je me reportai vers notre accompagnateur qui hocha légèrement son menton pour signifier sa présence à la vieille.
Elle reprit aussitôt sa position initiale pour terminer le travail de chapardage des poches. Une fois l'affaire terminée, elle congédia l'innocent aux mains pleines d'un avenir tracé par les sillons qui, au dire de la Romanichelle, présageaient la bonne fortune.
Sa voix tranchait étonnamment avec sa laideur. Je me demandai s'il n'y avait pas là un numéro de ventriloque, tant le son clair, doux et cristallin qui s'échappait de cette gorge me semblait improbable. « Ainsi vous voilà, et en très bonne compagnie. Soyez les bienvenus. »
Je laissai à Vidocq le soin d'entamer la conversation. Il la connaissait de longue date et il était plus légitime, de par sa longue expérience des esprits tortueux, d'en percer les arcanes.
Je m'étonnai qu'il lui fasse la bise, non pas que je doute qu'il puisse tenir le rôle de Judas. C'est son côté incongru qui m'interpella. Je décrochai un instant, subjugué par les beautés qui l'accompagnaient. Elles auraient pu, sans complexe, tenir le rôle de la belle Juive, tant prisée dans les lupanars fréquentés par la hot société.
« Alors, qui de toi ou de nous s'attend à être informé ?
— Un proverbe gitan dit : « Ce n'est pas la destination mais la route qui compte. » Va savoir si vous ne vous êtes pas fourvoyés dans une impasse ou sur un chemin qui ne vous mènera que vers un précipice ?
— Tu manies toujours avec brio la charade l'Indienne. Je préférerais que tu sois moins équivoque pour me pondre si nous sommes la poule ou son œuf.
— Ne monte pas sur tes ergots mon joli coq. C'est ton ami –dit-elle, en me pointant du doigt – qui a ouvert la boîte de Pandore.
— Et la caisse n'a pas de fond ?
— Bien sûr que si. Même si l'histoire de l'humanité n'est qu'une poussière au regard de celle de l'univers, il y a suffisamment de générations qui se sont succédé depuis la nuit des temps pour lever bien des armées. Elles attendent depuis des lustres de pouvoir enfin entamer leur travail de vengeance. »
Les nubiles au regard de braise avaient disparu, sans que personne ne s'en aperçoive. Puis, des râles se firent entendre. Une légion d'asthmatiques s'était levée et se dirigeait vers nous. Nous étions au coin d'une rue et nulle envie de tendre le cou pour me prendre une faucille perdue ne m'incita à en connaître plus. Nous devions fuir. Oui, mais où ? J'eus l'intuition que rien ne servirait à rejoindre mon appartement. Et là, je n'avais aucun repère. Je savais que nous devions être vers 1630, sans aucune idée, par ma méconnaissance de Georges de La Tour, de notre position. « Henri, prends ma main et vous autre accrochez-vous » hurlai-je.
J'ai de la chance, je ne suis pas une femme et j'ai une excellente mémoire. Je me souvins parfaitement de mon insomnie lors de mon vol transatlantique. Après avoir regardé la moitié d'un film, zappé sur la sélection de radios qui diffusaient de la soupe et joué à trois jeux vidéo, je me reportai sur mon guide touristique. Quand je suis concentré, je peux assimiler une somme incroyable de détails. Je dois frôler l'hypermnésie. J'eus alors quatre heures pour me mettre en tête chaque rue, chaque avenue et tous les monuments et les musées que je pensais visiter.
J'eus l'idée soudaine de nous transporter dans la ville qui ne dort jamais. Ce n'était pas que je fusse certain qu'ils ne puissent pas nous y poursuivre. Je comptais sur l'immensité de la métropole et sur la densité humaine pour qu'ils ne puissent pas agir à leur guise.
Le Metropolitan est situé à peu près à la moitié de Central Park pris dans sa longueur, sur la 5e Avenue, côté est. Après que nous soyons subitement apparus à un groupe de Japonais qui poussèrent des cris d'orfraie, nous ne demandâmes pas notre reste. Nous débouchâmes donc sur le Museum mile en moins de deux minutes pour prendre en direction du nord. À peine avions-nous franchi le musée que nous prîmes à gauche la 84e sur la gauche pour pénétrer dans Central Park. Les joggeurs que nous dépassâmes le long du réservoir Jacqueline Kennedy durent jalouser nos performances physiques.
Au bout d'environ huit cents mètres, nous débouchâmes, à bout de souffle, moins frais qu'un Belmondo du temps de L'As des as, sur Central Park West. Encore un kilomètre deux cents à le longer, après avoir bifurqué sur sa droite, nous parurent interminables. Seul Arthur, râlant par principe, tenait le rythme, à fond, bloc après bloc, une pipe au coin des lèvres.
Nous y étions presque. Nous prîmes à gauche, sur la 110e. Enfin, au troisième croisement, nous arrivâmes sur Amsterdam Avenue, comme par hasard. Il ne nous resta plus qu'à la remonter sur trois mètres pour arriver à la destination que je m'étais fixée.
L'université Columbia fut fondée en 1754. Elle couvre plus de cent trente mille mètres carrés. La plupart des bâtiments furent construits sur un style néo-gothique, classique ou Renaissance.
Derrière ces beautés architecturales de façade se cache un monde secret. Les Tunnels, comme leur nom l'indiquent, est un système de souterrains qui desservent la plupart des bâtiments du campus. Les plus anciens datent d'avant leur construction, de l'époque de l'hôpital psychiatrique de Morningside.
La plupart sont connus de tous ceux qui fréquentent l'université. Ils ont des fonctions purement techniques, pour desservir les pavillons en vapeur, en électricité et en systèmes de télécommunication. Certains possèdent même des traces de voies ferrées, utilisées alors pour le transport du charbon.
Souterrain est presque synonyme de fantasme, qui germe d'autant plus facilement dans les cerveaux d'étudiants, souvent prompts à basculer dans le sensationnel. Ainsi, on y découvre « la chambre des signatures », où les prédécesseurs qui la visitèrent y laissèrent leur nom et des citations.
Bien évidemment, des bruits courent sur des passages secrets, passant sous l'Hudson River, en direction d'on ne sait où, pour des usages plus ou moins farfelus, selon les quantités de bière ingérées ou de drogues absorbées et de leur pouvoir de vous emmener plus ou moins dans les retranchements de l'imagination estudiantine.
Quand nous y arrivâmes, le musée de l'université, tout à la gloire de héros de base ball, de basket ou de football américain était sur le point de fermer. Le caissier me regarda d'un air suspect quand je déposai, surexcité, une carte postale du monde d'en dessous. Pour paraître moins louche, je fis plaisir à Arthur, en lui offrant une boule-de-neige dans laquelle poireautait une statue de la liberté.
Superbe et les transitions passé, présent sont très bien faites, bravo !!!
· Il y a environ 10 ans ·marielesmots
Ah!!! les passages secrets...j'aime et j'imagine! kiss
· Il y a environ 10 ans ·vividecateri
Sacré voyage !!!!
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
ce n'est que le début.
· Il y a environ 10 ans ·petisaintleu
Le début du tunnel ? LOL
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
ah ah
· Il y a environ 10 ans ·petisaintleu
Nous emmèneras-tu sous la Manche avec Sancho ?
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery
non, aux enfers, avec Dante.
· Il y a environ 10 ans ·petisaintleu
Je préfère Virgile, mais chacun ses goûts...
· Il y a environ 10 ans ·veroniquethery