Au théâtre, ce soir.

Jérémy Gallet

1986 : un duel comique au sommet.

Pierrot entra sous une lumière granuleuse. Son pas traînant fit grincer la scène. Dans la pénombre où l'on guettait, quelques orphelins de juin s'étaient serré les coudes pour avoir moins froid. Leur offrirait-on enfin ce rire dont ils étaient sevrés depuis des mois ?

Ce soir-là, Pierrot les tança : "Vous m'embarrassez. On a été obligés d'élargir les rangées pour accueillir les fans de Coluche. Je sais que la majorité aurait suivi le parcours fléché vers le Zénith, si notre humoriste, charitablement franciscain, n'avait pas décidé d'attaquer un camion à coups de tête. »

La bravade improvisée ne rencontra que la ventilation du théâtre Grévin. C'est alors qu'une voix d'outre-tombe, reconnaissable entre toutes par sa gouailleuse singularité, fit valser les feux de la rampe.

- Bravo, ma poule !

Desproges recula. Son visage était celui de l'homme qui a vu.

Le halo du projecteur le saisit dans une trajectoire qui, chavirée, semblait à elle-même sa propre fin. L'humoriste partait.

Parce qu'il était revenu.

Quand les plafonds se rallumèrent, on siffla plus qu'on ne s'interrogea : quel scandale ! Un type qui s'en va et ne salue même pas ! De l'autre côté du rideau, l'on avait assailli l'artiste : sa femme la première, qui le pressa de répondre : « Tu l'as vu ? ». Notre homme se rassembla, comme les indices d'une vieille intrigue dont le dénouement approche. "Oui, près d'un pilier. Mais, naturellement, personne ne l'a repéré. Il n'y a que moi qui peux le voir !" - Tu dis ça depuis le 19 juin, Pierre. Va consulter ! - Le dernier psy que j'ai rencontré m'a fait dessiner mon père et ma mère ! » Hélène se tut.

Le lendemain, les journalistes attribuèrent au spectacle des lauriers couverts d'épines. De la voix, il ne fut pas question, ni des gens qui l'auraient entendue.

Toute la journée, Desproges demeura enfermé dans son bureau. Il avait ordonné qu'on ne le dérangeât pas. En fin d'après-midi, il annonca à sa femme qu'il avait écrit un nouveau sketch et qu'il le jouerait sur scène.

« Je peux le lire ?

- Non. Je préfère que tu le découvres dans la salle, en même temps que les autres. Ne viens pas avant. »

Puis il se leva sans un mot, enfila une gabardine et sortit.

Le soir de la deuxième, Hélène s'installa au premier rang. Comme le rideau tardait à s'ouvrir, elle se précipita dans les coulisses. On ne le trouvait pas. Personne ne l'avait vu de la soirée. Le régisseur entra soudain dans la cantine où l'on s'était regroupé. « Mort ! C'est... impensable... la gendarmerie... »

Il peinait à trouver ses mots et son souffle, les trouvait d'autant moins qu'on s'était jeté sur lui.

« Non... oui !... sais pas... un camion. Le conducteur... a pris la fuite.».

Alors, détournant le regard parce qu'elle ne pouvait plus voir le monde, Hélène laissa ses yeux errer sur une table coincée entre deux meubles et avisa une feuille blanche pliée en deux.

Au feutre noir, d'une écriture ronde : « A Pierre, deuxième soirée. Meilleurs sentiments. Colucci ».

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