Au train où vont les nouvelles

mademoiselle-comete

    Malheurs et calamités. Vous permettez que je vous appelle ainsi ? Les medias n’ont pas dévoilé votre identité, mais d’après ce qu’ils rapportent, vous êtes un pauvre type, irresponsable et dangereux. Vous avez sans doute vos raisons. Loin de moi l’idée de vous jeter la pierre. Ce matin-là, vous vous êtes peut-être réveillé de mauvaise humeur. Votre bébé brayait, le temps était mauvais, votre copine vous reprochait de ne pas travailler depuis longtemps et il fallait encore vous taper les courses de Noël au centre commercial. Vous auriez donné n’importe quoi pour changer le cours de choses. Vous avez pris les clés de la voiture et vous êtes sorti en claquant la porte. Pour vous changer les idées, vous avez décidé d’aller boire quelques bières avant d'acheter des couches et un cadeau pour vous excuser. En sortant du bar, vous avez pris la bretelle d’autoroute en même temps que la pile en béton, vous payant le luxe de faire dérailler le RER, paralysant une bonne partie du réseau ferré la veille du Réveillon. Vous êtes un beau salaud.

    En arrivant à la gare vers 17 heures, je n’avais pas la moindre idée des répercussions de votre existence sur la mienne. La foule et les minutes s’agglutinaient face aux panneaux muets et aux quais déserts. J’ai trouvé une place assise au buffet, posé ma valise et ouvert un livre que je n’arrivais pas à continuer de lire. Régulièrement, autour de moi, quelqu’un se levait pour aller aux nouvelles puis revenait en annonçant un retard supplémentaire. Les nouveaux venus, pleins d’allant, étaient vite déçus par ceux qui étaient là depuis longtemps.

- Ne vous y fiez pas. Ils annoncent d’abord 20 mn de retard, mais vous allez voir, plus le temps passe, plus ça empire. Il n’y a qu’une seule voie libre pour les deux sens, alors vous pensez!
- Il paraît que les trains ne roulent pas de nuit.
- Et comment fait-on pour les correspondances ?
- J’ai entendu des employés dire que c’est de la folie de faire circuler des trains dans de telles conditions. Il n’y a pas de signalisation et pas d’électricité sur 4 km.
-  C’est inadmissible de mettre autant de temps à réparer !

    A 21 heures, un jingle a retentit, diffusant le même message à intervalles réguliers: « Il n’y a qu’une seule voie pour les deux sens. Veuillez nous excuser de la gêne occasionnée, mais nous faisons tout notre possible pour rétablir un retour à la normale».

Une troisième voix au fond de moi, de plus en plus pressante, me disait de prendre la tangente. Je me suis levée précipitamment, entraînant ma valise à roulette. Après  toutes ces années, il fallait bien que je dise enfin à ma mère que je ne voulais pas venir à Noël.

- Mais qu’est-ce que tu vas faire toute seule à Paris? M’a-t-elle dit au téléphone.
- Ne t’inquiètes pas, je vais baiser pendant trois jours.
- Oh ! Quelle horreur !
- Ne t’inquiètes pas, je ne suis pas seule, lui ai-je dit en réalité.
- Oh quelle horreur ! s'est-elle quand même exclamée. Et d’où il vient cette fois ?
- Il est Irlandais.
- Oh quelle horreur ! s’est-elle répétée encore une fois avant d’ajouter : Comment l’as-tu rencontré ?
- Dans un bar évidemment, où veux-tu rencontrer un alcoolique, ai-je failli lui répondre.
- J’avais apporté des escargots, tanpis on les mangera sans toi! a-t-elle dit avant de raccrocher.

    Dans une troisième vie, ma mère aurait tout plaqué pour Victor, sa belle moustache, et son irrésistible accent étranger. Sauf nous évidemment, car elle nous aimait tellement qu’elle n’aurait jamais pu nous quitter. Nous étions la lumière de sa vie, son étoile du berger, sa guirlande scintillante, les poupées qu’elle n’avait jamais eues au pied de son sapin de Noël. Même si elle avait tellement souffert pour nous mettre au monde. « Ce n’est pas grave, on oublie vite », nous rappelait-elle sans cesse, comme si nous devions éternellement nous faire pardonner ses vergetures et le mal que nous lui avions causé. Nous étions la prunelle de ses yeux, ce qui justifiait toutes les larmes qu’elle versait à cause de notre père, au nom du bonheur de ses enfants. C’était bien ça le problème : se conformer au prévisible dont il n’y avait rien à attendre, et ne surtout jamais dévier.

    J’ai pensé à vous. Votre désespoir à sortir de votre infernal train-train ne justifiait pas votre aspiration à entraîner toute la banlieue sud dans votre catastrophe intime. Par chance, votre tentative a échoué. Tout le monde s’en est sorti indemne, même vous. Pour un type qui roulait sans permis et sans assurance, on peut dire que vous êtes un sacré veinard. J’ai trinqué à votre santé. En sortant de cellule, vous pourriez même gagner au loto. Bonheur et prospérité !

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