Autoportraits bis, et ter

Fionavanessabis

Texte en deux parties, juillet 2016 et juillet 2019. Après l'autoportrait au plus serré, nouveaux rendez-vous devant le miroir acéré, un, puis trois ans après.

Autoportrait bis, juillet 2016

Je me retrouve devant ce miroir. C'est mon ami. Il me dit tout, y compris ce que je ne veux pas entendre. C'est surtout ça qui en fait un ami d'ailleurs.


Tout cet hiver, tout ce printemps, on m'a donné ce lourd manteau à porter ; interpréter Sofia dans Ce Fou de Platonov. C'est une femme russe, mariée, qui rencontre un maître d'école, Platonov, marié lui aussi, qui aime la bouteille, et les femmes. Toutes les femmes. Elle quitte son mari pour partir avec lui vers une nouvelle vie ; lui ne se supporte pas, alors il est odieux avec elle comme pour qu'elle n'ait pas d'autre choix que de se détourner de lui. Comme pour tuer l'amour dans l'oeuf. Mais elle trouve une autre voie. Tragique.

Peu à peu, après des semaines d'inconfort, car le texte est fait de riens, de petites phrases anodines, j'ai travaillé à faire écho aux mots de Tchekhov. Un pas en avant, deux pas en arrière. Car plus j'approchais, plus je touchais à la douleur. Celle qui enlève le goût à tout. Je me suis empêtrée dans mes propres contradictions, pour comprendre Sofia et Platonov, je me suis connectée à ma propre désespérance pour sonder la leur. Peu à peu, j'ai fait corps. Je leur ai fait de la place. Et quand il a fallu y aller, quand il y a eu du pain sur les planches, j'ai respiré un grand coup. J'ai laissé ma propre misère sortir. Elle a eu les mots de Tchekhov, les poumons et les larmes de Fiona pour sourdre par tous les pores. La colère de l'amour rembarré, laissé aux chiens dans le caniveau. J'ai laissé Sofia prendre vie. C'était moi qui tremblais, moi qui pleurais, moi qui criais et serrais les poings devant les monstruosités que disait Platonov. C'était moi qui me trouvais dans la peau de Sofia, alors même que j'acceptais de lui prêter main-forte. Je l'ai sentie, son silence, son désarroi, qu'aucun cri, qu'aucune larme n'assouvit. Je me suis tournée face au public, ces gens de ma province dont certains me croisent dans la rue, et j'ai desserré les poings, j'ai pleuré, je les ai laissés me regarder droit dans les yeux dans mon habit de tristesse et de révolte. Alors, je n'étais ni Sofia, ni Fiona, ni Anton, j'étais eux et ils étaient moi. J'étais celle qui pleure pour eux toutes leurs souffrances cachées, j'étais celle qui met sa plus belle robe, son habit de lumière pour pleurer à leur place, pleurer les larmes qu'ils taisent, dire non, je ne veux pas, dire pourquoi, pourquoi ça m'arrive à moi, lutter de toutes mes fibres, et des pieds jusqu'à la tête résister, car l'amour ne mérite pas ça, ne mérite pas la trahison, l'abandon, ne le vois-tu pas, Platonov, mon amour ?


On dit des comédiens qu'ils sont fanfarons, impudiques. Je le comprends. Il faut du courage pour creuser là où le bât blesse. Et il y a beaucoup de moments où ça fait peur. C'est pour ça les fanfaronnades. Peur de ce qui se trouve au fond de soi. Peur de l'inconnu. Accepter que ce qui sort de vous n'est peut-être pas ce que vous souhaitez montrer. Mais le montrer sans fard. Vous dites ainsi à ceux qui vous regardent, je suis comme ça, au fond. Et il y a des chances pour qu'ils s'y reconnaissent un peu, et s'émeuvent. Là, c'est la faute de Tchekhov ; ce médecin en connaissait un rayon à la souffrance. Son génie est dans le fil subtil qui lie une poignée de mots presque ordinaires entre eux. C'est pour ça qu'on ne peut pas brusquer les choses. Mettre ses mots à la bouche jusqu'à ce qu'ils deviennent les vôtres, s'emparent de votre souffle et fusent. Je ne me suis jamais sentie si seule que dans ce travail. J'y étais dans mes petits souliers. A la recherche de la sincérité. L'impression constante que ça passe ou ça casse. Anton Tchekhov, funambule des mots.


Maintenant, c'est déjà loin. Depuis, j'ai repris le cours de ma vie. Le lourd manteau de Sofia est au placard. Mais c'est devenu une soeur. Le manteau de ma soeur chagrine qui est rentrée chez elle. Mais m'a laissé son manteau. Parce que nous sommes soeurs.


Je suis comédienne. Ça tient un peu du toréro qui affronte la bête. On ne sait à l'avance qui sera terrassé. Pour moi, qui dans la vie de tous les jours ai tous les attributs de la grande timide, la victoire, c'était déjà jouer, le plus juste possible certes, mais oser me planter là devant le public et me mettre à nu de l'intérieur. C'était ça le Minotaure à affronter.


Maintenant que les portes du théâtre sont closes, je ne fais pas de bruit. Pas de vagues. Je sais que je ne suis plus cette grande timide. J'ai appris que se montrer telle qu'on est ne vous apporte la plupart du temps que des manifestations de sympathie, des sourires, des amis. Peut-être que pour vous, c'est une évidence. Pas pour moi. Quand j'étais adolescente, je regardais le trottoir et mes pieds. Parce que j'étais trop sensible aux regards des autres et aussi parce que j'avais un père assis en face de moi à table qui me serinait à tout bout de champ, qu'est-ce qu'elle a à me regarder comme ça, celle-là ? Oui, sans le vouloir, j'étais déjà le miroir. Je lui renvoyais sa souffrance comme un boomerang rien qu'à le regarder. Et j'ai cru longtemps ne pas avoir voix au chapitre. Je n'ai pas osé respirer autrement qu'en apnée. Il m'a fallu quarante-deux années pour pouvoir dire, je suis née. J'ai osé respirer. Derrière un nez rouge, il est vrai. Derrière un masque de commedia aussi. Oui, il me faut un masque quand la souffrance est trop grande. Savez-vous à quel point un simple regard peut vous dévaster ? Cette année, le masque est tombé. Il n'y avait que moi, eux et moi. J'aurais pu en pisser de trouille sur scène. C'est Sofia qui a tremblé, pleuré, c'est Sofia qui s'est battue dans l'arène. Mais c'est aussi moi. Car j'ai respiré et parlé, j'ai levé les yeux alors que tout autour de moi on m'exhortait à baisser la tête.


Page blanche. La poussière est retombée.

Page blanche car j'ai le coeur qui saigne, pas pour rire cette fois.

Et permettez-moi de vous affirmer que les comédiens sont très pudiques quand il s'agit d'eux.


Autoportrait ter, juillet 2019.


Longtemps il n'y eut que des poèmes. Seuls miroirs de poche à m'offrir leur secours.

Je suis rentrée dans le rang. J'ai troqué la zibeline de Sofia contre le trench bleu marine de la travailleuse ordinaire. J'ai buté, j'ai fait saigner mes orteils, j'ai cicatrisé à peu près. 

J'ai écouté cent musiques me chanter le flot de la vie quand je ne pouvais pas chanter, gorge serrée.

Il y était dit qu'un coeur brisé, c'est un coeur qui s'ouvre. Je n'ai plus aucun doute à ce sujet.

Mes mots se taisaient, alors j'ai pris mes vieux crayons et suis allée au cours de dessin.

Bonheur.

C'est comme pour le théâtre. Ressortir du rang. Respirer. Transcrire ce que mes yeux voient. Ce n'est pas si loin d'écrire.

J'ai réfléchi. Et ce n'est pas fini.

J'ai réécrit. Et ce n'est pas fini.

J'ai déserté la communauté d'auteurs pour garder les choses pour moi. Le temps qu'elles mûrissent. Et ce n'est pas fini.

Je reprends bientôt la route pour quelques jours seulement. Je reprends les cours de masque. C'est si important pour moi. Cela a à voir avec la recherche de la sincérité je suppose. Oui parce que la sincérité est tout sauf donnée, c'est ce que je crois.

Nous les comédiens appelons l'exercice du masque en choeur, "la machine à laver". Parce que la scène du choeur est ronde comme un hublot mais aussi parce que ce travail, cet entraînement ne vous épargne pas, vous essore jusqu'au trognon. Vous changez de place constamment et devez vous repérer dans une configuration de personnes qui n'est jamais la même. Comme la fonction essorage de la machine, tout tourne tout le temps et rien ne revient à sa place complètement. Vous ne pouvez plus vous cacher de quiconque. Ce qui est paradoxal pour une personne revêtue d'un masque. Mais c'est ainsi que cela se passe. L'univers très codifié du masque vous révèle à vous-même, où sont vos hésitations d'acteur, où sont vos forces. 

Moi, je me trouvais triste et sérieuse, trop sérieuse. A jouer, je choisissais le drame plutôt que la comédie.

La première fois que j'ai revêtu ce masque, je n'ai pas compris ce qui m'arrivait. Mes camarades que je connaissais de longue date et qui étaient mes partenaires de scène se mettaient à pouffer. Riaient aux éclats, riaient aux larmes. J'ai découvert une force comique en moi que je ne connaissais pas.

J'avais toujours adoré le travail du clown, le vrai, avec un nez rouge, mais mon clown était timide, comme moi, sans mots, que quelques onomatopées. Et là, sans le vouloir, jour après jour, je déclenchais des rires sur la scène. Pourtant aucune situation tellement drôle, juste une chaise, une trajectoire à suivre, un masque. Mais derrière le masque, mon regard, mes gestes, mes hésitations, mon désarroi réel et pas feint devant le nombre de codes de théâtre à appliquer dans le jeu du masque. Et une curieuse sensation que je naissais. Que j'osais respirer enfin et sortir du masque, invisible celui-là, que la société m'avait greffé au visage. Alors après deux ans sans masque, mes camarades m'attendent avec joie car ils pensent sans doute qu'ils vont beaucoup rire à nouveau. Pas rire de moi, mais de mes mésaventures, c'est ça le clown, quelqu'un de malheureux à qui il arrive des choses dont les codes le dépassent complètement.

Je n'y vais pas du tout dans l'espoir de les faire rire. Je vous dirai comment cela s'est passé. Il y a eu même un court moment où je sentais venir la colère, car être celui de qui on rit chaque fois n'est pas si confortable. Ce n'est même pas drôle. J'y vais pour l'effet "machine à laver". J'ai l'impression d'avoir avancé depuis, et je veux me confronter à nouveau. Est-ce vraiment ma nature profonde qui provoque ces rires ou n'était-ce qu'une étape ? 





  • Superbe, ces textes me font avoir encore plus de respect pour les acteurs et comédiens. C'est intéressant d'assister au "derrière" de la scène. Merci

    · Il y a plus de 3 ans ·
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    aisling

  • C'est un long travail que celui de se dépasser de prendre sur soi... le principal est d'avancer... j' aime sensibilité et ta belle écriture Fiona,

    · Il y a presque 5 ans ·
    W

    marielesmots

    • Parfois, emprunter le masque et les oripeaux de quelqu'un d'autre aide à se libérer, curieusement. Merci Marie toujours présente.

      · Il y a presque 5 ans ·
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      Fionavanessabis

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