Aux petits oignons

jack

Attablé devant la table de la salle à manger, Arthur se tenait droit comme un i. Vêtu d’une robe de chambre en pilou, les pieds engoncés dans des pantoufles de laine, il se laissait bercer par la mélancolie d’un Piano Concerto de Chopin. Malgré ce confort apparent, un mal-être profond dont l’origine lui échappait l’assaillait.

Sa femme, orgueil de ses jeunes années, arrivait dans la salle, les mains encombrées d’un plat aux effluves prometteurs. Une fois le plat déposé sur la table, ses doigts délicats saupoudrèrent la pièce de viande de volutes safranées. Ce rituel opéré, elle servit son conjoint généreusement. Perdant de sa réserve, Arthur se pencha avec avidité sur le gigot de 7 heures caramélisé d’avoir autant mijoté. Les lamelles d’agneau fondaient au contact de sa salive, se mêlant avec délice à la sauce aux champignons noirs. Ceux-ci croquaient sous la dent, ajoutant un fond sonore à l’allégresse de son palais. Les gros morceaux qu’il embouchait avidement se délitaient en une multitude de filaments, dont le grignotement furieux lui procurait un plaisir animal.

Agnès s’était surpassée ce soir, elle qui ne cuisinait plus depuis l’accident. Arthur se reprit à espérer : lui pardonnait-elle ce jour fatal ? N’osant poursuivre le cheminement de ses pensées plus avant, il se replongea avec délectation dans la dégustation de ce mets exquis.

Agnès qui n’avait encore pas touché à son assiette prit la parole :

– Tu sembles apprécier le repas, mon époux.

Il se contenta d’un hochement de tête.

Elle poursuivit :

– Je vois que tu manges pour deux, comme si ton fils se nourrissait à travers toi.

Son fils… l’accident de voiture, sa responsabilité, les reproches constants de sa femme. Cela n’aura-t-il jamais de cesse?

– Savoure ce plat, Arthur, c’est le dernier que je te prépare. Son regard était froid comme le marbre de la tombe de leur fils.

Arthur porta la main à sa gorge, un remugle âcre lui enflamma le palais… les champignons ! La vengeance d’une mère endeuillée faisait son œuvre…

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