Hallospleen

Manu

                                        Hallospleen

Cette année, les températures hivernales ont eu raison des déguisements les plus recherchés : ils se résument pour la plupart à un masque ou à une combinaison bon marché enfilée par dessus un manteau épais.

Des petits groupes d'enfants, vont et viennent sur la place que je traverse. Ils portent de petits sacs plastiques plein des bonbons et de chocolats dans lesquels les enfants piochent de temps à autre, même si leur récolte n'est pas encore terminée.

Je presse le pas pour me réchauffer, d'autant que je suis encore loin du bar crasseux, à la périphérie de la ville, où se tient une soirée spéciale Halloween. Début des hostilités à 18h. Le thème – « vampires assoiffés » – laisse présager les habituels maquillages bâclés et autres gouttes de sang de ceux qui, comme moi, n'auront pas eu le temps de faire mieux. Je me renfrogne. En plus, j'ai horreur du bloody mary.

J'arrive au niveau d'une grande place, réputée pour ses kebabs et ses punks à chien. Peut-être n'est-ce qu'une impression mais je trouve un air abattu aux gens que je croise, déguisés ou non. Cette soirée est pourtant motif à toutes sortes de réjouissances : pics glycémiques pour les petits et beuveries pour ceux qui le sont moins. Ici, tout est motif à boire, et les fêtards locaux ont vite compris le véritable enjeu de cette fête anglo-saxonne, surtout ceux qui, le lendemain, se rendront sur les tombes de membres de leur famille qu'ils n'ont parfois jamais connu. On décompresse avant la pression, c'est ça, Halloween.

Le soleil rase les immeubles qui projettent leurs ombres sur la place. Dans le ciel orangé, un halo gris est apparu. Je me dis que ce halo provient peut-être d'un feu de poubelle que je ne peux voir d'où je suis. Mais je remarque qu'à l’intérieur du halo, un pigeon tournoie d'une drôle de façon. Il effectue des courtes chutes libres, comme s'il était soudain foudroyé, puis se ressaisit et reprend tout à coup son vol. Il répète cet enchaînement plusieurs fois. Il semble finalement avoir retrouvé ses esprits. Pendant ce temps, le halo gris ne se disperse pas. Ce n'est pas étonnant car, depuis ce matin, il n'y a pas un souffle de vent, l'air est glacé et figé.

Je poursuis mon chemin mais, lorsque je jette un dernier coup d’œil derrière moi pour vérifier que le pigeon va mieux, je le vois entamer une nouvelle chute et s'écraser sur le bitume. Stupéfait, je me dirige vers le site du crash. Des enfants l'ont vu tombé et atteignent l'endroit avant moi. Je suis encore loin mais je remarque que la grappe qu'ils forment s'agite soudainement. L'un d'eux vient de tomber par terre. Ils ont l'air terrifié. Je cours vers eux, ainsi que d'autres passants alertés par leurs cris.

Quand j'arrive sur place, tous sont en pleurs, sauf un, immobile, qui mange les bonbons de son sac les uns après les autres. J'écarte les enfants et je découvre celui qui est tombé. Il gît dans une marre de sang, un stylo à bille enfoncé dans la gorge.

Mes mains se mettent à trembler. Je m'empare de mon téléphone pour appeler des secours mais, constatant que quelqu'un est en train de le faire, je m'approche de l'enfant. Il est blafard. Du sang s'échappe de sa bouche. Son manteau laisse entrevoir un sweat-shirt imbibé. Je n'ose retirer le crayon mais je le place en position latérale de sécurité, de peur qu'il ne s'étouffe avec son sang. Son cas semble désespéré. Peut-être est-il déjà mort.

Je me retourne vers une petite fille qui semble un peu moins choquée que les autres.

– Qu'est-ce qui s'est passé ? lui dis-je d'une voix que j'aimerais douce mais qui trahit ma propre peur.

Elle ne me répond pas, fixant son copain qui gît par terre.

D'autres gens affluent, un vieil homme qui se dit médecin s'occupe du garçon. Je saisis la fillette par les épaules et lui demande, d'une voix plus ferme :

– Qui a fait ça ? Dis-moi qui a fait ça ? Il est parti ? C'est qui ?

Elle avale sa salive et s’essuie le nez avec la manche de son blouson.

– C'est lui, dit-elle en désignant du doigt le garçon ensanglanté... C'est lui qui s'est fait ça... Il s'est mis le crayon tout seul sans rien nous dire...

Je repense à l'oiseau qui vient de s'écraser tandis qu'elle pleure dans mes bras. D'autres passants affluent, les serveuses du restaurant proche ont délaissé leur service. De toutes façons, les terrasses sont vides désormais.

Le halo plane toujours au dessus de nos têtes. Je sens qu'il m'inonde de son énergie malsaine. J'éprouve peu à peu une sensation diffuse de vide. La vue de l'enfant m'a choqué mais là, c'est une tristesse profonde qui m'immobilise et me tétanise. Les gens autour de moi semblent éprouver la même chose. Certains se sont mis à pleurer. Dans un effort insurmontable, je tourne la tête et je remarque que le garçon qui se gavait de bonbons à mon arrivée se les enfonce à présent dans la bouche sans les mâcher. De toutes ses forces, il les pousse au fond de sa gorge. Il est en train de s'étouffer. Ses yeux se ferment et il tombe par terre. Dans son agonie, il cherche encore à enfoncer sa main dans sa bouche.

La petite fille s'est enfuie dans une ruelle adjacente. Complètement ahuri, je fixe à nouveau le halo au dessus de moi. Là, je vois qu'au troisième étage de l'immeuble qui nous surplombe, un homme est passé par dessus la rambarde de son balcon. Il saute la tête la première et vient s'écraser dans un bruit mat à quelques mètres de nous. Des gens hurlent et pleurent. Les autres ont un regard vide. Le même regard que celui du petit garçon qui vient de s'étouffer. Ma sidération est totale, mon cerveau a cessé de fonctionner. Je comprends seulement que si je reste là, je vais mourir.


Je m'enfuis aussi vite que je le peux. Je n'ai plus qu'une idée en tête : quitter la ville. J'ai encore du mal à croire ce que je viens de voir. Je cours comme un fou à travers les rues, les larmes aux yeux. Je repense aux enfants que j'ai abandonnés et surtout au petit qui s'est étouffé devant moi. J'aurais pu le sauver peut-être, mais sans aucun contrôle sur moi-même, j'ai fui.

Trop essoufflé pour continuer, je fais une pause au milieu d'une rue étroite qui mène à la plus grande station de bus du coin. Dans la bande de ciel visible, je vois un nouveau halo se former et s'infiltrer lentement dans la ruelle. Mes artères sont prêtes à éclater. J'aimerais courir plus vite mais je suffoque et je ne peux que trottiner comme un joggeur du dimanche, avec une nonchalance grotesque au regard du danger qui me poursuit. J'atteins le bout de la rue quand une jeune femme s'écrase sur le trottoir d'à côté. J'aperçois des os brisés sortir de ses cuisse et de son avant-bras. Tout son corps est agité de soubresauts. Elle doit souffrir terriblement mais son regard est vide, comme l'était celui du petit garçon au moment où il s'étouffait avec ses bonbons.

Je dois foncer jusqu'à un bus, n'importe lequel, et m'en aller le plus loin possible. Devant l'arrêt le mieux desservi, les gens ont l'air calme même si une jolie brune, téléphone portable collé sur la tempe, demande des explications à son interlocuteur, rigolant parfois. Elle raccroche et quitte l'arrêt de bus. Elle va vers le centre-ville.

Je me précipite vers elle et la saisis par le bras.

– N'y va pas.

– N'y vas pas où ?

– Dans le centre. Je rigole pas.

– Mais qu'est-ce qu'il se passe à la fin ? Il y a une blague géante d'organisée ? C'est quoi cette histoire de suicidés ? Je vais bien, ne t'en fais pas. Et tu n'es pas du tout mon genre.

Elle éclate de rire et se libère de mon emprise puis reprend la direction du centre. Elle est sur le point de disparaître de ma vue. Je me concentre, cherchant la chose la plus susceptible de la retenir. Alors, je lui lance, désespéré :

– C'est une attaque terroriste !

Tous les regards se dirigent sur moi mais, au moins, la jeune fille s'est arrêtée. Elle revient lentement vers l'arrêt avec un air inquiet.

Le bus arrive et tous ceux qui y montent ont composé le numéro d'un proche qui pourrait leur en dire plus au sujet du centre-ville.

Le bus démarre. Je suis debout, sur la plate forme réservée aux handicapés. Ceux qui sont assis me regardent, méfiants, tout en se concentrant sur leur téléphone. La jeune femme, assez proche de moi me demande :

– Alors, c'est quoi ?

– Je sais pas mais il y a des gens qui meurent.

Une rumeur monte dans le bus. Je regarde par la fenêtre et j'aperçois un homme pendu au balcon d'un immeuble. « Arrêtez-vous ! » demandent les passagers au chauffeur. Veulent-ils porter secours au pendu ou bien le prendre en photo ? Le chauffeur n'y fait rien et continue sa route. À la surprise générale, il passe en trombe devant un arrêt qu'il devait desservir. Ceux qui voulaient descendre se dirigent vers sa cabine pour avoir des explications mais ils sont obligés de se cramponner aux rampes car le bus accélère soudainement. Les passagers se mettent à crier. À l'avant, la personne qui faisait la conversation au chauffeur cherche à pénétrer dans sa cabine pour le stopper. Le bus fonce contre un mur.

Un bruit violent me déchire les oreilles et je me contemple, volant vers l'avant. Je ressens une épouvantable pression : écrasant ceux qui sont devant moi, écrasés par ceux de derrière. Ma tête heurte violemment une rampe métallique et je sombre.

Je me réveille dans une marre de sang qui ne semble pas être le mien. J'entends des gémissements. Le corps inerte d'une femme m'empêche de me relever, il me faut plusieurs minutes avant de pouvoir me dégager. Quand j'y parviens enfin, je contemple le bus. Les rampes sont en travers du passages, les sièges sont déracinés, il y a du verre partout.

Les survivants sont sortis par les fenêtres cassées. Je vois la fille de tout à l'heure ramper par terre, près de la porte entrouverte. Je crois d'abord qu'elle cherche à se relever mais je comprends, horrifié, qu'elle cherche un morceau de verre assez grand. Je me précipite sur elle mais c'est trop tard. D'un mouvement net et assuré, comme si elle l'avait fait toute sa vie, elle s'entaille la carotide, puis la gorge toute entière. Son sang gicle sur les parois défoncés du bus.

À nouveau, ce sentiment de tristesse implacable s'empare de moi et je sors par une vitre en morceaux, en me coupant au passage les mains et les jambes.

Autour de moi, il y a du sang partout. Toute la partie avant du bus est pliée comme un accordéon. Les survivants hurlent. D'autres imitent la jeune fille et ramassent les bouts de verre. Je m'enfuis en boitant.

Sur ma route, je croise d'autres cadavres. Le pire sont les enfants pendus, déguisés en sorcière ou en spiderman. Ils ont utilisé leur pulls pour s'accrocher aux endroits un peu surélevés, parfois les poignées des portes des immeubles. Des corps déglingués jonchent les trottoirs. Au pied d'un des plus grands immeubles de la ville, je tombe sur une jambe disloquée. Seulement une jambe. Dans le ciel, les halos foncés se sont multipliés.

La ville tout entière renvoie des hurlements. Ce sont ceux des gens qui découvrent leurs morts car, dans ma fuite effrénée, j'ai pu remarqué que ceux qui étaient frappés par les terribles halos restaient silencieux quand ils se supprimaient. Tandis que je boite à travers les rues, je réalise que je n'y échapperai peut-être pas. Une question terrible me vient à l'esprit. Vaut-il mieux que je dispose d'un outil efficace si cet effroyable halo s'abat soudain de moi ? Ou bien la possession d'un tel outil facilitera-t-elle le passage à l'acte ?

Je me traine en direction de la zone industrielle, toute proche et dans laquelle les étendues bétonnées interdisent, a priori, la mort facilitée.

Après de longues minutes à suffoquer et à saigner, j'atteins le parking d'une grande surface. À bout de forces, je m'allonge sur le béton glacé et regarde le ciel. L'orange a fait place au rose foncé. La nuit est sur le point de tomber. Mais il y a encore assez de lumière pour que je distingue l'un de ces halos descendre doucement sur le parking. Et alors, c'est comme si toutes les peines du monde s'introduisaient en moi. C'est un viol d'une brutalité et d'une horreur qui me broie. Tandis que je me laisse aller au désespoir, je me vois m'introduire les doigts dans la bouche et pousser ma langue au fond de ma gorge avec une force que je ne soupçonnais pas chez moi.

J'aurais du prendre un bout de verre.

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