Le rêve de Klauss

Gilbert Marques

LE RÊVE DE KLAUSS

Le regard vague, Klauss suivait avidement des yeux le train dont la voie jouxtait le pré où paissait le troupeau. Dans son immuable défilement, le temps bruissait soudainement. Un éclair argenté traversait le décor, laissant derrière lui une brume vibrante. Sitôt aperçu, sitôt disparu. Restait dans les oreilles un sifflement aigu qui agaçait les vaches dont la tête se levait mollement alors que le mirage était déjà loin.

Klauss n’avait encore jamais pris le train. Il venait juste d’avoir vingt ans et n’était jamais allé au-delà des frontières de son village situé à quelques kilomètres de la ferme. Son vieux vélo pourvoyait amplement à ses nécessités de voyage.

Ce train-là pourtant lui mettait des fourmis dans les pieds même s’il ne songeait pas sérieusement à partir vers d’autres horizons. Garder ses bêtes confortablement allongé au pied du tilleul centenaire suffisait à son bonheur. Il lui plaisait néanmoins d’imaginer les voyageurs abandonnés à la folie virtuelle d’un temps perdu qu’ils tentaient vainement de rattraper. Klauss s’était souvent abîmé les yeux jusqu’à pleurer pour deviner leur silhouette mais le train allait trop vite. Impossible de discerner le moindre détail. Il apercevait seulement et presque toujours trop tard, une fulguration grisâtre se déplaçant d’un bout à l’autre de l’horizon. Une flèche traversait son champ de vision et le laissait frustré. Après son passage, quelque chose manquait. Il n’arrivait pas à définir qui ces gens pouvaient être au gré de leur destin chaotique. Klauss se demandait d’où ils venaient, où ils allaient et pourquoi ils éprouvaient l’impérieux besoin de quitter leur maison

pour se lancer dans l’inconnu. Lui ne ressentait nul besoin de fuite. Il se posait seulement des questions sans réponse.

Klauss, jeune homme simple, pensait peu. Il travaillait la terre en répétant des gestes qu’il avait toujours vus faire. Son avenir suivait les rails d’une voie tracée depuis des temps immémoriaux. Il se contentait donc de vivre sans autre souci que ce train dont l’apparition quotidienne nourrissait ses rêves lorsque le soir venu, il se couchait bien au chaud sous l’édredon. Il s’évadait alors des quatre murs de sa chambre pour aller à la rencontre de l’engin démoniaque mais son imagination tournait court.

- Planté au bord du pré, sur le ballast, je fais de grands signes à la machine afin qu’elle s’arrête et me prenne. Un hurlement de sirène troue le silence. Le train freine dans un crissement de ferraille torturée puis stoppe près de moi. Et après, que se passe-t-il ?

Klauss ne parvenait pas à donner une suite à son histoire. Depuis des mois, des années peut-être, son rêve se suspendait à cet instant alors que la masse grise, fine comme une fusée, s’allongeait près de lui dans un silence soudain insoutenable. Des voyageurs auraient dû descendre, s’interroger sur le motif de cette halte imprévue mais il ne se produisait jamais rien de tel. Cette absence d’événement, même banal, déroutait Klauss. Il aurait aimé rencontrer le chauffeur, monter près de lui dans la cabine de pilotage pour se perdre dans la lumière tamisée des cadrans mystérieux. Voyager lui importait peu, il en avait la certitude, mais il aurait voulu découvrir la machine, percer ses secrets de fonctionnement. Là

cessait sa curiosité presque enfantine.

Klauss, faute d’avoir jamais quitté son environnement, touchait par sa naïveté. Il ignorait tout du monde et ne s’y intéressait guère. Seul le mystère qui auréolait ce train se transformait peu à peu en obsession au point qu’il en négligeait son travail. Insidieusement, elle prit possession de son esprit tant et si bien que n’y tenant plus, Klauss se résolut à agir pour donner une fin à son rêve.

Un soir d’été, alors que le crin-crin des grillons exaspérait l’atmosphère, il abandonna la chaleur moite de ses draps et s’en fut vers le bord du pré. Il s’assit sur le ballast et attendit sans impatience. Il perçut bientôt une rumeur sourde annonciatrice de l’arrivée du bolide. Quelques secondes s’écoulèrent. Le grondement s’amplifia puis les phares trouèrent la nuit. Klauss se leva lentement et se planta sur la voie. Il agita ses bras haut levés comme des sémaphores. Le klaxon l’assourdit puis la violente lumière blanche qui l’éblouissait l’enlaça. Il entendit dans le lointain, le meuglement d’une vache dérangée dans son sommeil puis tout cessa dans un éclair.

Le train ne s’arrêta pas. Klauss disparut, victime d’un rêve absurde et triste héros d’un fait divers ordinaire.

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