Barque de bois
fran
Les grands déposent une fleur sur sa poitrine inerte et se penchent à demi pour poser leur regard, une dernière fois, sur son visage éteint et ses yeux déjà clos. Pour graver un à un ses traits dans leur mémoire et ne pas l’oublier une fois qu’il sera loin, peut-être au paradis. Leurs épaules s’arrondissent, abattues, chagrinées. Ils désirent voir son corps, comprendre à sa posture ce qu’il ressent tout bas, allongé sur le dos dans sa barque de bois moins confortable qu’un lit.
Encore trois devant moi et ce sera mon tour de parsemer son buste des pétales de la rose qui me pique le pouce et m’écorche l’index. Mon corps est aérien, je ne sens plus son poids. Une feuille crénelée, chutée de son érable, qui virevolte à vue et suit la bise naissante, ne sachant où aller. Je commande à mes pieds de suivre les traces de pas, gravées dans la poussière de l’église communale. Les lunettes embuées, les cils essuie-glace, mes pupilles se perdent sur la tige épineuse et mes ongles rougis. Peinturés de vernis, ils habillent mes dix doigts pas magiques pour un sou. Je n’ai pas de baguette et ils sont impuissants à redonner la vie à Papi allongé dans son bois noir de chêne.
Je me souviens de lui, quand il était debout. Il veillait tard la nuit avec sa pipe fumante fixée au coin des lèvres et j’avançais lentement, silence, pas de velours, le long du corridor qui menait à sa chambre. Je me postais en coin, sur la pointe de pieds, là où je pouvais voir et ne pas être vue. Et les yeux captivés, je l’observais tout bas. Il tournait avec soin les pages d’un vieux livre au papier jaunissant et légèrement froissé. Sa tête dodelinait, ses jambes se décroisaient, se croisaient de nouveau au paragraphe suivant.
Princesse du silence, je jouais à cache-cache, évitant avec soin les pas de porte grinçants et les lattes mal cirées qui crissaient sous les pieds. Mais ses grandes feuilles de chou, ouvertes dans la nuit, détectaient malgré tout ma présence clandestine. Alors Papi toussait, fronçait son sourcil droit et se levait d’un bond, pour enfiler fissa son costume élimé de Sherlock Homes nocturne. Il me découvrait vite, me grondait du regard, mais n’usait pas des mots qui égratignent le cœur et brouillent le regard. Ses deux mains m’agrippaient au niveau de la taille et me hissaient là-haut, sur ses épaules voutées.
Au petit trop, au galop ! Mon cheval de course parcourait la maison avec toute la fougue d’un étalon lancé sur un parcours de cross. Arrivé dans ma chambre, il s’agenouillait lentement, abaissait l’encolure et je glissais haletante sous ma couette colorée. Après je m’allongeais, mon souffle se calmait et Papi m’expliquait, de sa voix caverneuse, que cent moutons plus loin, le sommeil me prendrait. Un bébé mouton blanc gambadant dans un champ… Deux mamie-moutons grises échappées de leur pré, en fuite sur les routes bitumées par les hommes… Je ne comptais pas longtemps et quatre moutons joueurs m’enlevaient dans le monde des rêves étoilés.
Encore deux devant moi et je m’avancerai. Mes chaussures noires vernies sont grisées de poussière et ne scintillent plus comme le vingt-cinq décembre devant la cheminée. Mon serre-tête m’oppresse, emmêle mes cheveux blonds, asphyxie mon cerveau. Et ma robe de velours, col salé de larmes tièdes, a le jupon froissé par les caresses nerveuses de mes doigts agités. Je n’ai pas fière allure et ne sais vraiment pas ce que les grands en pensent. La petite dans l’allée, une rose à la main, aurait pu peaufiner sa toilette de deuil. Mon reflet débraillé dans le vitrail aux anges me donne des frissons. Alors mes yeux se baissent, fixent mes socquettes blanches, puis se ferment doucement. J’imagine Papi, peigné et parfumé, tiré à quatre épingles dans sa barque de bois amarrée à la terre pour quelques heures comptées avant le grand voyage.
Mes souvenirs dessinent, sous mes paupières closes, sa longue silhouette, en trois coups de crayon. Un pantalon de toile, un gros pull de laine et des mocassins gris. Les contours se précisent, coton beige, daim gommé. Et je pense à Mamie, tout à l’heure dans la chambre. Elle avait l’air absent mais le geste précis et posait sur le lit les habits de Papi, comme avant les vacances. Sauf que, pour cette fois, il n’y a pas de malle pour les plier dedans. Son beau pull suédois, moelleux devant-derrière et jusqu’au bout des bras, avec des motifs bleus en frise autour du cou. Même mouillé, il reste chaud. J’entends encore sa voix, avec des notes de rire coincées en fond de gorge, vanter avec aplomb la supériorité de la pure laine vierge.
Encore un devant moi et ce sera mon tour. Mes pupilles se balancent des bancs vides aux vitraux, de l’autel à la barque, de ses pieds à son crâne. L’homme debout devant moi, le premier de la file, a les tempes dégarnies et le cheveu filasse. Il a le costume noir, élimé aux deux coudes, de celui avec qui la vie a été chiche et qui un beau matin, las de combattre en vain, a jeté l’éponge sale, abaissé les épaules, renoncé à jamais. Mon dieu, que les hommes souffrent. Je ne veux pas voir ça. Mon regard se détourne, la grisaille se dissipe, la mort ne rôde plus. Je m’enfuis dans le temps à des milles d’aujourd’hui et la douceur naïve d’un dimanche printanier me dégèle le cœur.
C’était un mois de mai, à l’époque du muguet. Bras dessus, bras dessous, nous descendions la rue qui conduit au marché, un panier à la main. Pas de liste dans la poche et réjouis à l’idée de flâner sans contrainte, d’un étal au suivant, au petit bonheur la chance. Amandine ou millefeuilles ? Notre moment favori était le pâtissier. Tarte abricots-pistache ? Je ne savais jamais lequel choisir de tous ces gâteaux bigarrés qui me tendaient les bras. Papi était comme moi. Eternel indécis, il voulait un éclair et puis un Paris-brest. Egalement un fraisier, parce-que la crème au beurre, le dimanche c’est permis. Nos quatre yeux scrutaient, quatuor averti, tous ces mets à portée de papilles gustatives. La charlotte a l’air fraîche, c’est sûr elle est du jour. Mais l’opéra est gros, avantage de taille. Nous hésitions ensemble, bénissant en silence, la longue file d’attente nous séparant encore de l’instant décisif où, face au pâtissier, il faudrait faire un choix.
Les seuls gâteaux en lice qui ne gagnaient jamais ma bataille intérieure étaient les religieuses. La cause en est obscure, pourtant je m’en souviens. Parfois le songe noir de la mort à venir me saisissait au vif en les découvrant là, toutes alignées de front, telles des condamnées. Ce n’était pas l’endroit, pas le moment non plus, cependant ça venait. Tel un nuage de cendres apparu par mégarde dans un ciel bleu d’été. Je voyais tout au loin, en filigrane derrière l’étal du pâtissier, une file d’attente. Pleins d’hommes et pleins de femmes, tous à la queue leu leu, attendant sagement aux portes impressionnantes du Royaume des cieux. Et puis deux religieuses. Une chapeautée de noir, l’autre vêtue de marron. Chocolat ou café. Elles semblaient affairées ; elles faisaient leur classement. Les Papis tout devant, les enfants tout derrière. Et le chagrin germait à la vue de Papi dégustant son éclair, sans se douter du tout qu’il était le premier dans la file d’attente qui conduit droit au ciel.
C’est à moi maintenant. J’agrippe ma main tremblante à la barque de bois et mes yeux assombris se posent tout doucement sur le corps de Papi. Ses jambes sont invisibles dans le pantalon beige et son torse endormi enfoui dans le moelleux de son pull suédois. Les deux mains sur la laine, doigts blancs enchevêtrés sur les fils tricotés. On dirait qu’il médite ou bien prie le Seigneur de ne pas le laisser, maintenant que son cœur a choisi le repos.
Samedi il battait, douillettement niché sous les côtes dans sa cage, et dimanche au réveil, l’inertie l’avait pris. Ma frange chatouille mon front, mes yeux clignent fébrilement. Je me demande pourquoi son cœur s’est assoupi, sans sursaut ni mot fin. Peut-être les années sombres de sa jeunesse perdue avaient-elles eu raison de son envie de vivre ? Papi me l’avait dit. Six années de souffrance, six longs hivers de guerre. Trente-neuf quarante cinq. Voilà qui use l’âme et ronge le corps au sang quand on a vingt deux ans et une confiance naïve dans le bonheur terrestre.
Papi était fragile en ces temps déjà loin. Le médecin du village avait tâté son pouls, écouté ses poumons et jaugé sa tension. Verdict sans appel. Un homme si freluquet ne sera d’aucune aide sur le champ de bataille. Son cerveau à l’arrière sera bien plus utile que ses maigres gambettes sous les feux des canons, à la merci des Bosch. Il n’avait donc pas pris les trains gris et fumants, qui conduisaient les hommes en costume de combat là où le destin veut. On l’avait en revanche nommé numéro un d’une fabrique d’armement : il faisait des fusils, mais ne s’en servait pas.
Pan, tué, un de moins… Papi parlait rarement de cette époque morbide. Mais un matin d’octobre, à la chasse aux marrons dans les sous-bois orange, il s’était épanché plus qu’à son habitude. Nous marchions côte à côte et sa voix, grave soudain, faisait écho dans l’air. La tête au ras des herbes et les jambes enroulées sur la branche d’un pin, petit cochon pendu, je l’écoutais sans bruit. Il évoquait le manque et les réquisitions, puis la viande du Jean-Paul, le boucher du village. Le filet était rare et les morceaux coriaces, résistant sous la dent et collant au palais, occupaient les trois quarts de sa boutique vieillotte.
Papi en avait marre des casse-croûtes immangeables, qui lessivaient le foi et laissaient sur sa faim. Topinambour par-ci, rutabaga par-là et chicorée fadasse. Il voulait retrouver la viande de ses vingt ans et réglait chaque soir son alarme-réveil au milieu de la nuit, pour être bien placé dans la file d’attente des hommes dont le ticket promet un bout de bidoche. L’hiver, c’était le pire. Il y avait la neige, les doigts gelaient sur place, les orteils durcissaient. On attendait son tour devant l’échoppe close et l’ami de la veille, qui autour de la table distribuait les cartes et servait le coup de gnôle, était l’ennemi de l’aube.
Ses paroles s’enchainaient, débit lent, chuchotements. Papi tournait le dos, puis revenait vers moi et bloquait mes genoux de ses deux mains calleuses pour que je ne chute pas de ma branche de pin. Ses yeux étaient fuyants. Ils s’en allaient au loin, dans les mousses du sous-bois et la rosée humide. Je ne pouvais les capter, seule sa voix m’atteignait. Je déteste les queues, les files, l’attente, la viande. Mes lèvres ne s’ouvraient pas, mais mon silence complice lui répondait sans fin. La petite acrobate descendue de son arbre glissait ses doigts verdis par la sève automnale dans le cou de Papi.
Je me penche sur la barque. Mes doigts s’ouvrent, la rose tombe, pétales blancs épines vertes. Adieu Papi chéri. Mon cœur est aussi mou qu’un caramel salé en août sans parasol.
Exquis et doux comme l'amour pour un papie parti ! Quotidien de tendresse tissé de sucré salé!
· Il y a plus de 13 ans ·Texte intense et sensible ! C'est si dur de se quitter ! La mort dure longtemps ! Merci !
theoreme
Un texte (peut être un témoignage) de toute beauté, sucré, bien en bouche. Très belle écriture. Très belle évocation, suspendant le temps à l'éternel, parce que les saveurs, ne se perdent jamais. Bravo Fran !
· Il y a plus de 13 ans ·leo
Merci pour le partage Fran. C'est un texte magnifique !
· Il y a plus de 13 ans ·minou-stex
Bravo ! quelle belle écriture, truffée de métaphores originales et d'images... merci !
· Il y a plus de 13 ans ·Edwige Devillebichot