Basalte

petisaintleu

Moi aussi, j'existe. Je ne palpite pas, j'irradie et expire mon radon. Maman m'enfanta de son manteau de menstrues magmatiques. Tout feu, tout flamme, je la léchai de ma langue en fusion pour me cristalliser en m'unissant à l'air ou à l'eau.

J'étais seul, mais déjà à l'œuvre, bien avant que l'instinct qui détermine la survie et la spiritualité qui donnent un sens, à défaut d'une justification, n'apparaissent. Un million de millénaires de solitude passés à l'ombre des éruptions volcaniques. Au grès des éructations, je construisis des colonnes, des orgues, des tables et des marches de géants.

Je suis basique, ce qui ne m'a pas empêché de connaître certaines variations. La simplicité n'est pas source de monotonie. Ce sont les imbéciles qui le pensent. La bêtise n'est pas exempte de fatuité. Immobile, je n'ai pas échappé à la pression tectonique. La chimie minérale s'est également jouée de moi. Je me suis dispensé du luxe de l'organique. Avant la complexité des acides aminés, les atomes oscillaient déjà et me déclinèrent, faute de carbone, en néphélinite, en tholéiitique ou en quartzique. Je peux vous paraître bien hermétique. Il suffit pourtant d'ouvrir les yeux. Voir n'est pas regarder. Si vous preniez le temps de ralentir votre frénésie oculaire, si vous élargissiez votre champ de vision, les esprits de la création se révéleraient.

Je ne suis pas effrayé. Comment le pourrais-je, moi qui ne saurais fuir qu'à la vitesse érosive du vent, du gel et de la pluie ? Ils ne sont que des sensations qui perturbent mes fluctuations parcellaires. Chez les peuples chamaniques, il en va différemment. Des alliances tacites ont été tissées pour démontrer leur bonne foi et s'attacher leur miséricorde. Sur mes flancs, ils ont taillé des signes, mais les inscriptions se raréfient désormais. L'immense majorité a opté pour le reniement des âges premiers, se croyant les plus malins. Le silence est souvent le plus assourdissant des cris. Ils n'ont pas entendu les pleurs des terres rares éventrées, n'ont pas vu le lessivement des sols mis à nu par leur étêtement qui décapitait les racines qui retenaient les limons nourriciers.

S'ils persévèrent, je retournerais à mon dénuement. Quand il prendra à ma mère l'envie de recracher ses glaires infernales, je continuerai mon travail d'architecte. J'élèverai des cathédrales baroques et irréfléchies, à l'unique gloire du néant immortel.

Depuis dix ans, Françoise souffrait d'ostéogenèse imparfaite, communément appelée la maladie des os de verre. Elle se cloîtrait dans un univers ouaté. Une surdité liée à une otospongiose la faisait vivre dans un environnement aseptisé et atone. Elle végétait par procuration, voyageant son ancienne vie par le téraoctet de son disque dur externe. Elle ne le savait pas, mais celui-ci contenait du néodyme, du terbium et du ruthénium.

Valide, elle s'était énormément impliquée dans une association caritative œuvrant pour les enfants indiens. Elle y était allée deux fois, les tripes remuées par cette scandaleuse misère. Elle s'était offusquée, vilipendant notre société de consommation qui ne voit pas plus loin que le bout de son hédonisme. Jamais elle ne poussa sa compassion bien-pensante jusque dans l'état de l'Odisha. Comment aurait-elle réagi en découvrant des gamins de cinq ans, trimant douze heures par jour, sept jours par semaine ? Aurait-elle alors jeté de rage son téléphone portable, sa tablette ou son téléviseur ?

Elle n'avait cependant pas un cœur de pierre ; elle regardait mais ne voyait pas. Son affliction aurait pu lui faire comprendre que l'essentiel se trouve généralement à nos pieds. Bien sûr, on pourrait arguer qu'elle avait la tête ailleurs et elle aurait pu en profiter pour se délester de tout le poids d'une légèreté qui ne la concernait plus. Prendre de la hauteur pour respirer à pleins poumons l'humilité. Se laisser polir par les éléments, transmuter son corps de silice en un bijou, précieux et transparent comme le diamant.

Signaler ce texte