Bâtiment "1"

nyckie-alause

L'origine du bâtiment s'était diluée dans des modifications successives qui n'avaient jamais abouti. Ou du moins, n'avaient pas apporté d'amélioration, ni à l'esthétique ni au confort des habitants. Imagine une de ces cabanes que seuls, des peuples en errance s'acharnent à construire dans les contrées qu'ils sont amenés à traverser. Des sortes d'empilements de matériaux hétéroclites glanés sur place ou même tirés derrière soi dans leurs fuites à petits pas.

La seule réelle différence avec les habitats de ces bidonvilles est ici, l'immobilité.  La situation géographique, l'orientation cardinale, la disposition de la voie unique d'accès et l'imprécision de la voie de sortie résultent certainement d'une longue réflexion d'un groupe d'influence actif à l'hôtel de Ville. 

J'ai entendu dire lors d'une réunion de copropriétaires que l'autorisation de construction de notre immeuble a été donnée par l'ancien maire (personne prononce jamais son nom, comme si une malédiction y était attachée). A la dernière réunion nous n'étions plus que douze, ce qui est très peu pour prendre des décisions définitives. Le bâtiment compte soixante-douze appartements « vue sur mer ». A l'ordre du jour la question de la lumière : Je ne parle pas des lampadaires qui sont éteints depuis plusieurs années, les équipes municipales se sont succédées, responsable de la voirie, de la sécurité, de la régie d'électricité, de l'écologie et que sais-je a affirmé que les réparations sont imminentes dans le style « comptez sur nous, je vous envoie une équipe en début de mois » vous passerez au prochain budget, les travaux ont été votés, etc. Une éolienne sera bientôt érigée sur la grève et vous serez autonomes ! C'est après qu'une entreprise soit venue installer cet immense mât qui devrait supporter le système de pales qu'une nuit, la foudre est tombée. Les hommes ont chargé l'outillage sur les plateformes des deux énormes camions et ils sont partis au petit matin en abandonnant leurs cabanes de chantier. Ils sont partis et ne reviendront pas. 

Tous ceux qui sont partis en disant à bientôt ne sont pas revenus. 

Parfois je crois entendre des conversations dans l'appartement des Dupin, ou courir les enfants dans les escaliers, ou claquer des portes à cause du courant d'air « Emilienne, ferme cette fenêtre bon sang ! » comme un écho, une réminiscence. Emilienne avait mon âge. Nous avions les même vélos et nous nous amusions à nous les échanger. Quelquefois nous avions perdu le compte de ces échanges et n'étions plus sûres de rien. Un soir sa famille est partie et j'ai eu les deux vélos à ma seule disposions et jamais de ses nouvelles. Jamais. Peut-être que mes parents on su quelque chose mais ils l'ont toujours nié. Moi, j'attends son retour, je suis persuadée qu'un jour elle se souviendra de moi. J'entends des bruits sourds comme des meubles que l'on traîne. Je sors sur le palier, il fait encore jour, j'appuie sur la poignée de l'appartement des Dupin, la porte s'ouvre… Je regarde par l'entrebâillement les ombres mouvantes des nuages, les reflets des derniers rayons de soleil sur les vagues mousseuses de la marée montante. J'épie. Emilienne tu es là? Les huisseries on perdu leur étanchéité et l'air qui vient du large siffle une modulation étrange, un chant triste comme le manque.

Dans mon sac à dos je mets la lampe de poche et je descends sans attendre plus longtemps au garage à vélos. Je vais tenter de rejoindre la ville.

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