Bêle balade
petisaintleu
Je ne savais pas si notre nouvelle destination était tout aussi chaleureuse. Quoi qu'il en soit, la brume qui nous enveloppait dénotait une ambiance moins tropicale. Un bêlement déchira l'atmosphère, suivi de cinq, de dix puis d'une multitude qui rendait l'environnement insupportable. Une voix, une litanie se détacha. J'en reconnus tout de suite l'origine, le cent trente et unième psaume du cantique des montées : « Éternel, je n'ai ni un cœur arrogant, ni des regards hautains ; je ne m'engage pas dans des questions trop grandes et trop merveilleuses pour moi. »
Cette nouvelle étape, je la connaissais, puisque c'était moi qui avais pointé du doigt l'île Chatham. Depuis mon enfance, je rêvais de la Nouvelle-Zélande, de ses paysages grandioses et de la simplicité de ses habitants. Au large, très au large de l'île du Sud, huit-cents kilomètres plus à l'est, Chatham représentait à mes yeux une des dernières frontières. Je n'en connaissais à vrai dire que peu des choses, hormis sa densité d'ovins qui en fait une sorte de Woodstock à quatre pattes.
J'avoue que le soin que je portais d'habitude à la connaissance d'un nouveau territoire, sa géologie, sa géographie ou ses coutumes, je l'avais ici occulté. Je fantasmais tellement ce coin perdu, que je m'abstins d'en connaître plus. N'est-il pas plus excitant de déflorer, pour sauter dans l'inconnu de cette terre ?
Je possédais toutefois quelques repères. Contrairement à ce que beaucoup pensent, l'hémisphère sud ne rime pas, loin de là, avec Vahinés et cocotiers. L'Antarctique n'est pas loin, balayant sa froideur dans un rayon de trois-mille kilomètres. Prenons ne serait-ce que l'exemple de Melbourne. En l'espace d'une heure, vous pouvez passer de l'été indien aux frimas subpolaires. Chatham se trouve bien moins lotie que les pêcheurs d'Islande ou que la capitale du Victoria. Elle se cramponne aux premières loges pour en subir tous les outrages.
Revenons à nos moutons. L'effet ressenti dans nos mollets confirmait une côte, entourée d'agneaux, dont certains d'entre eux finiraient en côtelette, trop immatures pour se faire tondre. Parvenus à proximité des paroles bibliques, une ombre se détacha de la nébulosité. À Jérusalem, j'aurais tout de suite pensé à un extrémiste se lamentant le long du mur. Un chapeau à larges rebords, une barbe de patriarche et une longue veste noire qui pouvait le confondre avec un colon fondamentaliste. Et pourquoi pas ? Une étude menée sur le judaïsme me conduisit dans des contrées étonnantes, des faux « nouveaux convertis » qui prirent la direction du Brésil depuis l'Espagne et le Portugal aux six-mille membres de la communauté Baghdadi en Inde. Une autre hypothèse s'avérait plus prosaïque. Il devait être difficile d'y changer de garde-robe et je ne pensais pas que les chaînes d'habillement acceptent d'honorer une commande d'un lieu que personne ne pouvait situer sur une mappemonde.
Ce qui était étonnant, c'est que notre homme, pipe en écume de mer aux lèvres, ne parut pas perturbé de nous voir surgir. Sans doute, bien qu'aux antipodes de l'Irlande, avait-il l'habitude de croiser des banshees sur la lande. Bien que mon traducteur mental fonctionnât toujours à merveille, je perçus un fort accent germanique quand il nous adressa la parole. Il en fut de même pour Henri. Je commençais à connaître le bonhomme et son rictus quand il se trouvait contrarié. Je devais penser à le lui signaler. Avec cette succession d'épisodes inattendus, ça pouvait se transformer en TOC. Quant à Arthur, il souriait, tranquille comme Baptiste. J'imaginais qu'il avait connu la fraternisation avec l'ennemi teuton. Pour les troubles, il s'en sortit haut la main, la droite, la seule qui lui restait. Aucun dérèglement somatique, aucun signe de paranoïa, pas un cauchemar ne venaient troubler son après-guerre.
Dans un marmonnement, il se présenta comme se prénommant Jörg. Il nous indiqua que, d'ici une heure, la nuit tombait. J'étais certain qu'aucun prédateur ne nous menaçait. Le dernier spécimen du loup de Tasmanie s'éteint en 1936 et les deux îles sont éloignées de deux-mille-huit-cents kilomètres.
L'habitation, à Whoolshed, dans un hameau de neuf maisons, à l'ouest, close d'une palissade, ne présentait qu'un étage et aucun signe ostentatoire. Quand nous y pénétrâmes, l'ambiance apparut à la limite du monacal. Sur le buffet, point de photo du petit dernier, en tenue de diplômé d'une université prestigieuse, posée avec maniaquerie sur un napperon. Un candélabre à sept branches sur lequel se reposait la Vierge. Elle devait avoir chaud aux fesses, lorsque l'heure de la prière avait sonné, et que les bougies brillaient de tous les feux de l'enfer.
Il nous invita à nous asseoir. Il nous proposa de partager son repas et il nous convia à passer la nuit dans l'étable. Je ne demandais pas mieux que d'y crécher, moi qui en rêvais depuis la période des scouts que je ne fus jamais. Des pas de souris se firent entendre. Madame pointa le bout de son nez, affublée d'un look à la Caroline Ingalls. En d'autres circonstances, je leur aurais bien proposé de m'accompagner de se faire des nouvelles connaissances chez les Amish. Nous n'en eûmes pas l'occasion. À peine installés, on nous servit un plat roboratif avec, en entrée, une lecture de l'Ancien Testament suivi d'un copieux sermon sur le salut éternel. En dessert, la maîtresse nous offrit un ragoût, de mouton, accompagné d'un fromage de brebis. Entre mes dents, je chantonnais Rocamadour de Gérard Blanchard.
Il fallait tout de même qu'il m'explique d'où ils venaient. Après une prière digestive, il se mit à table. À l'origine, il y avait – ah non, il remettait le couvert ! – les Maoris, – je soupirais d'aise – arrivés vers l'an mil. Ce n'est qu'en 1791 que les Britanniques abordèrent l'île, suivis d'une nouvelle fournée de Maoris, espérant sans doute fuir le colonisateur. Ce fut vite réglé. En l'espace de quelques décennies, ils furent décimés en partie, non pas, ô miracle, par le fusil, mais par la grippe.
Eux, ils arrivèrent en 1842, des luthériens allemands, accompagnés de leur épouse, sans doute dans l'espoir d'y construire un nouvel Eden. Depuis cent-cinquante ans, n'avaient-ils pas la légère impression de prêcher dans le désert ? À moins qu'ils se satisfassent de prendre la Bible au pied de la lettre et de ramener dans le troupeau des brebis égarées.
Il eut un retour en grâce et nous demanda de nous agenouiller pour entamer un pot-pourri, dans un créneau variant du Notre Père à des demandes d'intercessions pour chasser la posthite enzootique qui sévissait parmi ses ouailles.
Toutes ces bondieuseries, ce n'était pas le credo de mes lascars. Comment croire au Très Saint quand, en guise de sacrement, ils connurent le mystère de la chair qui leur éclatait à la gueule ? En guise de révélation, ils ne trouvèrent que l'assurance que le paradis n'était pas de notre monde et ils doutaient qu'il soit au ciel.
C'est Arthur qui entama les hostilités. Heureusement, il tournait à l'eau claire, le schnaps étant prohibé en cette contrée céleste. À bout, il bouillait et balbutia d'innocentes insanités au regard de ce qu'il prononçait dans les tranchées. Notre hôte ne l'entendit pas de cette oreille. Chez les quakers, les baptistes et autres sectaires chrétiens, on est assez chatouilleux. Il est plus facile d'appliquer la loi du talion en prétextant son caractère séculaire que de suivre les paroles du Christ.
Notre gars du Nord se prit une claque sur la joue gauche. Œil pour œil, dent pour dent, il ne demanda pas son reste et, plutôt que de tendre l'autre, il s'offrit de rendre, sans autre forme de procès, la monnaie du prosélyte qui, à nos yeux, se métamorphosait en bourrin. C'est Henri qui sonna la fin de la récréation en assommant le Germain d'un coup de chaise.
Depuis deux mille ans, Ahasvérus, le Juif errant, écume les routes, portant sur ses épaules tout le poids de la crucifixion. Nous, nous n'en étions qu'au début du chemin. Combien de fuites en avant pour échapper à une présence dont nous comprenions l'origine hollandaise, sales bataves.
Cette vie de fugitifs me pesait. Je décidai de ramener ma troupe à la capitale pour reprendre souffle. Nous verrions bien.
Après une nuit tranquille, Henri se réveilla, gonflé à bloc.
« Connais-tu cette citation de Bonaparte : la meilleure défense, c'est l'attaque ?
— Bien sûr
— Par rapport à mes frères d'arme, mortels disparus au combat, tu m'affirmes que nous survivrons à nos péripéties ?
— J'en suis la preuve vivante.
— Alors, j'ai une idée en tête. As-tu déjà entendu parler de Vidocq ?
— Ce forçat évadé du bagne qui deviendra le chef de la police de sûreté.
— Oui, je l'ai connu dans l'armée révolutionnaire. Nous nous sommes battus ensemble à Valmy et à Jemmapes. J'ai une confiance absolue en lui. Allons le voir, il saura nous conseiller. »
Que de charmes frais et exotiques en cette île reculée !
· Il y a plus de 9 ans ·fionavanessa
Bien écrit, dépaysant et très drôle ! Les jeux de mots m'ont bien fait rire, surtout la côte entourée d'agneaux !!!! Bravo !!!
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
J'adore le choix de tes titres, monsieur est toujours très inspiré:) magnifique volet, très très bien écrit , riche en références et non dénué d'humour, un registre qui te sied, ! !!!
· Il y a presque 10 ans ·marielesmots