Une jeune abeille

emilka

Une fois, l'abeille avait failli mourir. C'était au tout début de sa vie, au mois d'août. Elle avait picoré de fleur en fleur, de plus en plus profondément dans le massif qu'il y au bout de l'allée principale du terrain de Mme Poiret. Ca l'avait rendu presque folle. L'or visqueux du nectar lui emperlait le dos, le pollen sur ses pattes lui faisait des gants d'irisations et de veloutements. Sa tête était un grelot roux dans lequel rebondissaient les parfums et les couleurs dont le jardin était fait.

Entre temps, la nuit était arrivée et la lumière avait cessé d'éclairer les zigzags de ses explorations. Trop occupées à goûter au bon sucre de la vie sensible, elle ne l'avait pas remarqué. Elle était née la veille, elle ne savait pas encore qu'il était dangereux de voler au hasard dans les buissons. Elle ne commencerait d'apprendre son métier de cueilleuse que le lendemain. Pour l'heure, elle s'adonnait tout entière au plaisir ensoleillé de vivre sans préoccupations parasites. C'était une rêveuse, et une étourdie. Une autre abeille, même jeune, n'aurait jamais eu l'idée de quitter la ruche sans instruction, juste pour aller humer les calices et les pétales. Les abeilles sont pragmatiques, elles vont à l'efficace et surtout au sûr. Elle n'ont pas de poésie.

Et puis elle s'était empêtrée dans une toile d'araignée en faisant du rase-motte au-dessus d'un coussin de myosotis. Elle avait senti la trame du filet qui la retenait trembler sous un poids formidable. Quelque chose de lourd avait lentement glissé le long d'un des fils de la toile. C'était le propriétaire du lieu, une araignée mâle à l'abdomen bouffi et tigré. Le monsieur aimait les abeilles, avec une affection toute particulière. Célibataire depuis quelques jours – pour ces animaux qui vivent si peu de temps, cela faisait une bonne tripotée d'années – il se sentait très seul. Sa compagne ne supportait plus de l'entendre contenter en solitaire son insatiable concupiscence, caché derrière une feuille du laurier qui abritait leur triste ménage. Les araignées hommes sont lubriques, c'est un fait avéré. Celui qui nous intéresse était placide de tempérament et préférait à la séduction des dames la jouissance immédiatement accessible de la masturbation, loisir qu'il aimait pratiquer le matin, au moment où la colonne des ouvrières fourmis se déplace de ses dortoirs sous-terrain à son lieu de travail. Depuis qu'il était seul, le bouffi ne voyait plus personne et laissait croître avec un scandaleux laisser-aller ses désirs libidineux. Les araignées aiment l'obscurité. Leurs mœurs sont modelées pour seoir à cette atmosphère trouble. Ainsi, l'esprit du bouffi avait attrapé une horrible difformité : il s'était persuadé que rien ne lui donnerait plus de plaisir que de frotter son gros ventre sur les rayures d'un corps de très jeune abeille.

Il s'était approché de notre héroïne, avait observé la toison de son dos tout sirupeux de nectar, et s'était apprêté à outrager sa victime. Un oiseau avait traversé le massif à cet instant et avait gobé le pervers. L'abeille était tombée de la toile et avait atterri dans un tas d'humus.

Depuis cette péripétie, l'abeille a mis sa poésie de côté.

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