Béton

petisaintleu

Dans la série "Ecomorphisme"

Je suis armé jusqu'aux dents. Pour pallier mes faiblesses invisibles de l'extérieur aux non-initiés, on m'a renforcé. Résistant aux compressions, je suis démuni face aux tractions et aux cisaillements. Les treillis soudés ont un autre avantage. Fragile et prompte à la rupture, ils m'aident à ne pas craquer.

Dans ma jeunesse, j'étais naturel et inerte. Le broyage de mes roches, le rajout artificiel de liants et d'adjuvants m'ont transmuté. Les bâtisseurs m'ont modelé et dressé pour me rendre impassible. Les ouragans s'abattraient que je ne verserais pas une larme. Les gouttes mourraient sur mon âme lisse. Le blizzard se déchaînerait, je perdurerais, indifférent à ses gifles glacées. Le soleil me brûlerait, je demeurerais de marbre. Les tremblements de terre essaieraient de me tordre. Je finirais debout ; déformé mais d'aplomb.

Voyez comme je semble fanfaronner. Je vous surplombe à en gratter le ciel. Vous penserez probablement que je suis dédaigneux. Prendre de la hauteur me permet de mieux dominer votre univers et d'en saisir l'immensité du désert qui s'étend devant moi. Je ne discerne que de pauvres fourmis qui s'excitent, s'ignorent ou s'invectivent. C'est la tête dans les nuages que je trouve une douce quiétude. Mon mutisme se transforme en autisme, pour vous préserver. Cependant, je n'oublie pas que je suis un géant aux pieds d'argile. Il suffirait de peu de choses. Je suis chatouilleux et si un éclair réveillait mes atomes, je tonnerais. La solidité n'est pas synonyme d'insensibilité. Toute mon existence, que l'on me promet longue, je l'occuperai à essuyer les plâtres. Dans les vaisseaux de mes piliers coulent des armatures veinées qui me tiennent bandé quoique je sois castré, la faute aux ferrailleurs qui m'ont coffré.

Aucun Dieu ne me protège. On croit que je n'ai pas de cœur.

Lorsque les policiers découvrirent Damien, son pronostic vital était engagé. À neuf ans, il ne pesait que vingt petits kilogrammes pour un mètre-zéro-cinq. À sa majorité, il recouvra un physique qui ne laissait pas deviner ses heures passées dans le cagibi, nourri de chips et de martinet. Par miracle, les carences ne s'étaient pas attaquées à sa masse cérébrale. Il avait eu le temps de peaufiner ses rêves dans l'obscurité du placard. Il devint l'architecte à qui on certifiait de remporter les plus exigeants des appels d'offres, par ses œuvres lumineuses, aériennes et étourdissantes de splendeur.

Progressivement, l'ombre reprit ses droits. Ses collaborateurs avaient de plus en plus de mal à suivre son putain de caractère. Nul ne connaissait ses antécédents et ne comprenait ses sautes d'humeur qui s'accentuaient. Cela alimentait les tensions. Il se réfugia dans la voie du silence pour clore ses crises.

Il en était même à regretter de ne pas être resté célibataire et sans enfants. Il s'imaginait gyrovague, errant au gré de ses envies, conquérant une paix intérieure. Il n'avait pas omis de souscrire une assurance-vie, mettant ainsi sa famille à l'abri du besoin, après avoir organisé sa disparition au détour d'un virage montagneux et vicieux.

Un samedi, il emmena sa fille en promenade au jardin du Luxembourg. Sentir sa menotte dans la sienne l'apaisait. Quand il regardait les gosses s'amuser avec les mythiques voiliers à coques peintes sur le bassin, il refaisait le monde, son monde. Il avait eu des parents affectueux et attentionnés, sa maman s'inquiétant qu'il salisse sa panoplie de marin ou qu'il s'écorchât ses genoux cagneux.

Ce n'est qu'au bout d'une dizaine de minutes qu'il réalisa que sa fillette l'observait d'un large sourire.

— Je t'aime mon papa chéri.

Il rangea dans la penderie de ses souvenirs ses vieilles nippes. 

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