BITTERSWEET HOTEL. Journal d’un défaiseur

Etaïnn Zwer


La voix d'Elvis pistonne, cajoleuse, « Heart Break Hotel ». M. Wang est fou, de l’espèce des jusqu’au-boutistes. Pour exiger la réplique exacte de l’hôtel de Memphis, avec téléphones à galette et napperons, il faut être asiatique. Leur amour pour le King est une énigme. Et une corvée.

« - BITTERSW_ Natürlich Sir_ Les raisons ?_ C’est pressé ? Bien, j’envoie quelqu’un_ Vous réglez par_ Nous_ Au plais_ »

Encore un. Je consulte la vieillerie à mon poignet, la montre à aiguilles de mon arrière n+3 grand-mère. Les objets du passé s’arrachent, la société Drouot 5.0 a bâti son empire sur du mobilier Ve République. Oh je donnerais cher pour marcher sous une arche en pierres, marquée par le temps... 7 minutes. Tous les livreurs du district sont en course. Je croise Black Joe à la réception – il n’est pas noir mais c’est le robot-boy de l’hôtel... Les clichés ont la peau dure, malgré les années-lumière. « Bon sang, on est en 2032, t’as qu’à te dédoubler. »

Je pourrais... La Vespa chronoboard fait un bruit de Cadillac. L’air est indéfinissable dans la Cité-écrans – paysage de fenêtres multipliant le réel, ou ce qu’il en reste. Je choisis l’option « Californie » dans mon biocasque, projetant une highway bordée de palmiers, couleurs bonbon acidulé. Je glisse dans la lumière, seul, siffle une chanson des Rubbie Girls. Comme dans ce n° de l’« International Geographic ». Joie.

Darling Street x Obama Road, je reconnais les rues de l’ancienne New York ; ma mère adorait les cartes postales, ses « baisers du vieux monde », trésor un peu âcre. Elle attend, allée B-612 – Ginger. Un halo fluorescent mime l’éclat d’un réverbère dans une nuit artificielle. Je devine son Weather.TurnTM dans son sac en cristaux liquides. Le détecteur d’humeur affiche rose opalin, pouls 120 / BPM ; elle l’aime. Je hais ce métier.

« - Mademoiselle_ Jonas Grohl m’a chargé d’un message pour vous_

- Oh, il a eu un empêchement ? »

Sa peau scintille, miroitements de serpent ; son beau visage se dévoile. Elle scanne le fil-carte dans sa main (un oiseau arrêté) :

« BITTERSWEET HOTEL

- Spécialiste en ruptures -

Vous souhaitez mettre un terme à une relation, brève ou longue ?

Vous redoutez les pleurs, les cris ? Le cœur vous manque à l’idée de briser le sien ?

BITTERSWEET HOTEL s’en charge pour vous.

Choisissez la date, l’heure et le lieu ; l’un de nos messagers délivre votre annonce 24/24 : 7/7.

BITTERSWEET HOTEL, aimez sans contrariétés. »

« - Votre histoire a été belle. Mais il ne souhaite plus vous revoir. Je suis désolé. »

Elle me regarde, des yeux d’éclipse. Je guette sa réaction, mon palm vire au violet. Elle serre les poings. Je voudrais l’embrasser, mais le code l’interdit. Parfois j’y déroge, j’affronte les coups, les claques. Sinon comment faire ? Tous ces silences, la gêne, ces couples incapables de se défaire, des amoureux faussaires. Les mots manquent toujours, toutes les technologies du futur n’y changeront rien. À nous le vilain travail du bourreau. Bourreau des cœurs, voilà, ça fait sens. Pauvre monde.

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