Bizarre la fille
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Elle ressemble à un film qu’on ne comprend pas -mais qu’on aime bien. Toujours l’impression d’avoir raté cinq minutes, un événement presque invisible, un truc qui expliquerait tout. Toujours l’impression que dans quelques instants elle sera ailleurs, si ce n’est déjà le cas. Tu lui parles, elle te regarde, avec des pommettes en warning qui te rendent fou. Ce rose, là, d’un coup, sous ces noisettes qui se prennent pour des yeux, tu y crois.
Elle te parle, elle te répond, et là c’est une autre affaire: son regard n’est plus sur toi, les noisettes se fixent sur autre chose: un objet, une lampe, un mur, tout mais pas toi. Elle parle à la lampe, au mur, etc. Un peu comme une aveugle, les yeux fixes droit devant. Tu regardes la lampe, le mur, etc, et t’aurais bien envie de tous les exploser pour récupérer la lueur des noisettes fuyantes.
La folie commence ainsi, parfois.
Tu t’imagines lampe. Tête abat-jour, cœur ampoule; plus que l’interrupteur, elle est l’électricité. Faut dire qu’elle regarde cette lampe en s’adressant à toi, dessinant à la noisette un triangle amoureux bancal.
Tu la zieutes, de profil en train de te parler. Tu vois bien que la bouche colore quelques mots qu’évidemment tu n’entends pas trop, parasité par des palpitations loufoques. Ses paroles se ponctuent par une moue marrante, les commissures de sa bouche s’arquent sans arrêt pour mettre entre parenthèses ce fruit pour l’instant défendu. Une cerise. Avec les noisettes du dessus tu commences à divaguer, à te croire devant un Arcimboldo vivant. Et ses cheveux châtaignes… STOOOP!
Fin de ses paroles. Son regard glisse de la lampe bête vers toi. Un de tes sourires niais que tu ne contrôles pas fait office de réponse, la cerise s’entrouvre sur des quenottes ivoirines. En toi un truc fait crac (le cerveau ou le cœur, ta carcasse, qu’importe). 3
La fille est partie, en même temps qu'un coup de pied dans le ventre de la lampe rivale. Tu refuses d'être le seul à disjoncter. Que tout craque après tout!
Tu souffles un peu, balances quelques bouquins par terre. C'est de la douceur refoulée. Ca défoule. Tu te crois à l'abri. La porte de la librairie s'ouvre, tu es prêt à rugir sur le pauvre chaland. Tu manques de t'étouffer: c'est elle qui revient. Elle a oublié un livre, qui désormais git au sol, ses pages ébouriffées. Elle plante ses noisettes pleines de points d'interrogation dans ta face déconfite. Elle regarde la lampe anéantie, le massacre insignifiant dont elle est responsable. Vous avez un problème monsieur? Ton coeur sur le point de se rendre se coince dans ta gorge. Tu balbuties non non. Tu ramasses le livre, le lui donne. Elle sourit et repart. Tu es un pauvre con.
Te voilà en vadrouille, le cœur en bandoulière et tous les sens exsangues. Sur ton visage flotte, flemmard, un air d'animal empaillé -figé dans son abrutissement. Dans ta cervelle trottine un galopin intrépide connu sur le bout des doigts, son numéro de téléphone. Beaucoup de 6 qui caracolent, endiablés. Tu dégaines ton portable, prêt à tout dézinguer, pris par la frénésie du fou sans camisole. Les flammes de la démence peuvent bien lécher ton âme, tu n'as plus rien à perdre, surtout pas la fierté.
Tu n'as évidemment pas reçu son livre depuis tout à l'heure. Tu l'appelles quand même. Que les choses soient claires. Tu veux la voir.
Aucune surprise ne veloute sa voix.
Elle dit oui.
Pour un peu tu la croirais facile.
Ici et maintenant. Tu te (re)tiens face à elle en luttant comme un forcené pour ne pas lui offrir le spectacle -affligeant et niais- de ta bouche béante qui gobe ses paroles. La bouche n'est parfois qu'une oreille déguisée.
Mâchoires serrées, coeur comprimé.
Peu de mots. A peine audibles. Elle les croque avant de les adoucir de ses lèvres infernales. Elle articule des images que tu toucherais presque. Elle parle de livres.
Tu te retournes dix fois pour voir ce qu'elle regarde dans ton dos. Elle a peut-être un problème. A moins que ce ne soit toi le problème.
Enivré plus qu'enhardi tu oses. Le tu a pris ses aises, comme un pacha oisif quelque peu arrogant.
Pourquoi tu regardes toujours ailleurs quand tu me parles?
Plus un mot. Bien joué. Ce sont les yeux qui parlent désormais. Tu n'avais jamais vu de noisettes énervées, te voilà servi. Elle plante son regard étendard dans le terrain conquis de tes yeux abrutis. Soupire comme elle rendrait l'âme. Se lève de table. Part.
Bizarre la fille.
Heureusement tu l'as suivie.
Tu as compris.
Elle t'a initié à la timidité.
La version intégrale est lisible également, celle-ci est tronquée!
· Il y a environ 14 ans ·cle
J4AIME BELLE ECRITURE
· Il y a environ 14 ans ·la-louve
"La bouche n'est parfois qu'une oreille déguisée"...Tellement vrai ! J'adore !!
· Il y a environ 14 ans ·Marie Leroy
Très beau !
· Il y a environ 14 ans ·Clara S
Merci! Vous pouvez lire la version intégrale, celle-ci est incomplète!
· Il y a environ 14 ans ·cle
Génial ! Coup de coeur :)
· Il y a environ 14 ans ·lilii