Couche-Couche

Rosanne Mathot

A La Nouvelle-Orléans, un couple improbable court d'un confessionnal à une boutique de vaudou, pour sauver la vie d'un alligator friand de pop-corn. Fiction imaginée avec Baudouin Van Humbeeck.

Big Bunny et White Jake étaient dans le cake ce jour-là. Un cake mou et poisseux, comme l'hiver humide qui étirait ses rayons en fruits confits à travers les vitraux de la cathédrale Saint-Louis.

L'office était particulièrement éprouvant pour la violette vendeuse du majestueux K&B local, le mythique, l'incontournable et violemment violet drugstore de la Nouvelle-Orléans.

White Jake, quant à lui, souffrait terriblement sur son prie-Dieu. Une crise de goutte l'empêchait de se tenir comme il l'aurait souhaité et c'est avec tristesse qu'il se demandait comment diable il allait bien pouvoir conduire son mini-bus à touristes et à pop-corn, comme le requérait de façon tyrannique le contrat conclu avec la municipalité.

Sous son manteau de laine violette délavée, Big Bunny tenait fermement au chaud sa thermos de thé glacé qu'elle préparait seulement en cas de cataclysmes émotionnels.

À plusieurs reprises, le curé avait dardé ses deux prunelles de charbon sicilien sur l'improbable couple assis à la troisième rangée à droite de la statue de la Sainte Vierge. Cette femme à la fois blanche et violette et cet homme noir à la peau blanche avaient forcément de lourds péchés à confesser. Les globes oculaires du Noir albinos étaient presque invisibles. Le vieux jazzman plissait les yeux presque en permanence. Troublé par ce regard inexistant, le prêtre s'était, plus d'une fois, pris la soutane dans les coquilles d'huitre et les confettis qui jonchaient le choeur de l'église. Il maudissait, in petto, les saltimbanques du Mardi Gras qui avaient traîné leur luxure jusque dans les travées du saint lieu.


***

Le Père Barrafranca ne chercha même pas à dissimuler un soupir de soulagement au moment de prononcer - enfin - le "Ite Missa Est." Big Bunny traina alors, aussi lentement que d'habitude, ses presque 300 livres, jusqu'à la sortie de l'église. White Jake tâtonna à la recherche de sa canne violette et prit la suite de son amie. Sa grande main refermée faisait disparaitre entièrement la tête de mort en argent qui ornait le pommeau de son élégante béquille. Big Bunny avait gagné la sortie avec une allure de tank menaçant et était déjà assise à l'ombre, sur l'une des marches du porche devant lequel s'activaient les vendeurs de poupées vaudou.

- Thé glacé ? C'est la recette de ma tante Molly.

- Dis donc ma cocotte, t'aurais pas pris du bide, ces jours-ci ? Un défilé constant de liqueurs fortes et de fumées de cigare dans son gosier avait donné à White Jake une voix qui pouvait faire passer celle de Louis Armstrong pour celle d'un castrat suraigu.

- C'est comme ça qu'on parle aux dames, Jake ? Tu crois que j'chuis comme la strip-teaseuse du Blue Parrot qui t'fait gonfler la canne ?

- Wow, ça c'est envoyé, dawling. Pourquoi donc qu'tès si remontée? C'est Katrina qui t'cause des tracas ?

- La vérité, Jacky, c'est que j'en peux pu...

- Tu vas enfin en faire un sac de dame, de ton buddy à sang froid ?

- Ah ça, jamais ! Plutôt faire un régime !

- Et pourquoi qu't'irais pas à Washington le foutre directement dans le dressing de la First Lady, tant que t'y es ? ricana le Noir à la peau d'ivoire. Avec l'embonpoint qui tient, ton petit pote à écailles, il pourrait l'habiller des orteils à la tête, cette pimbêche !

- Si c'est pas une pitié d'entendre des trucs pareils… soupira la matrone aux yeux gonflés d'inquiétude. « Non, Jake, c'est juste E-POU-VAN-TA-BLEUH, c'qui nous arrive!!!

- Qu'est-ce qu'il a, ton petit chéri ? Y veut retourner dans le bayou ?

- Arrête de plaisanter, mon vieux ! Dis, tu veux pas venir avec moi, des fois, histoire d'voir s'il est encore dans son bain, mon Katrina? supplia l'éléphantesque vendeuse du B&K, dans une voix lourde de chagrin.

- C'est un putain d'alligator ! Où qu'tu veux qui soit ? Dans le Mississippi ?! Évidemment qu'il est dans vot' baignoire en train de faire sa sieste, ou dieu seul sait quoi encore ! Vous êtes le couple le plus stable de tout le "French Quarter", dawling !

- Oh ! S'écria subitement Big Bunny en effectuant sur elle-même un majestueux quart de tour. Surtout ne regarde pas à not' droite, mon Jake. Y a ma voisine d'en-dessous, Rosy-la-garce, Rosy-Décibel, Rosy-la-jamais-contente qui se trémousse dans la file d'attente du confessionnal du père Barrafranca . Faut pas qu'elle me voye !

- Si tu veux pas qu'elle te remarque, faudra ptêt t'habiller dans une aut' couleur, ma jolie !

- Si c'est pas malheureux d'entendre ça ! Tu veux que je me retrouve au chômage, à la rue, comme une va-nu-pieds ? Tu sais bien que je peux pas quitter mon uniforme. Obligé ! Contrat et tout et tout. En plus, si tu savais le genre de garce que c'est, c'te Rosy-la-diabolique, t'en ferais dans ton froc de négro décoloré.

Sur ces paroles inutilement assassines, Bunny laissa dévaler la dernière goutte de thé glacé dans sa gorge généreuse pour la recracher aussi sec à la figure de son confident albinos qui penchait piteusement la tête. On aurait dit un Jack Russel privé de promenade pour cause d'incontinence diurne.

- Oh, c'est pas la peine d'en faire toute une histoire, mon Jake ! Toi-même, tu me disais l'autre jour que les touristes, y v'naient même pu dans ton mini-bus à pop-corn ! Vrai ou pas ?

- Faut se mettre à leur place aussi : j'chuis aussi blanc que le pop-corn et aussi crépu que Ray Charles. Ça perturbe les honnêtes gens.

***

A quelques mètres de là, Rosy-la-garce empoignait de toutes ses forces le grillage du confessionnal. Le Père Barrafranca en avait des sueurs froides et comptait bien demander à sa hiérarchie une prime de risque pour chaque mercredi matin où la démente s'aventurait dans sa cathédrale. Cette femme-là était totalement braque, démesurément folle, intensément inquiétante. La journée de travail du curé sentait le souffre, l'ammoniaque, le pet satanique. Le Père Barrafranca se trémoussa sur son petit banc d'acajou, ses intestins s'enroulaient sur eux-mêmes dans un effroi croissant et désagréablement douloureux. Bientôt il devrait capituler devant l'injonction impérieuse de ses tripes : oui, malgré le sourire bienveillant du Petit Jésus qu'il pouvait apercevoir dans l'ombre de la nef, le curé avait la trouille. Littéralement.

- La Big Bunny, e'me rend dingue avec sa bête infernale ! Maintenant, elle élève même des rats vivants qu'elle lui donne à manger à son alligator ! Des rats VIOLETS ! (glapissait, hystérique, Rosy-la-désespérée.)

- Ouvrez-leur votre coeur de chrétienne, ma fille.

- Ta gueule, le curé !

- Comment? COM-MENT ? Comment osez-vous ?!

- Pardonne-moi, le curé, comme Dieu nous pardonne notre pain quotidien. C'est que j'chuis à bout, moi, faut me comprendre aussi ! J'ai les nerfs aussi à vifs qu'une écrevisse écartelée dans un gombo ! Je vais finir par tous les tuer, moi ! J'vais les étriper, les assassiner, les crucifier, les laminer, les écrabouiller !

- Les écritures disent « Tu ne tueras point ». Reprenez-vous, Rosy, vous êtes dans la maison du Seigneur !

- Ben justement, je vais les saigner, je vais les…

C'en fut trop pour le Père Barrafranca, qui laissa échapper dans un gémissement gluant tout le contenu de ses intestins sur le banc d'acajou du confessionnal. La femme qui lui livrait ses tourments, fardée comme une courtisane écoeurante, avait eu raison de sa maîtrise gastrique : c'est en courant qu'il s'échappa du confessionnal, convoyant de ses deux mains le contenu nauséabond de sa soutane.


***

Pendant ce temps-là, White Jake menait à la baguette son acolyte violette vers son mini-bus cabossé. Les amortisseurs fatigués de l'engin couinèrent lorsque Big Bunny s'installa à la place du mort. Le sommet de la pyramide de pop-corn se déplaça brièvement côté passager. Pour sûr que le récipient allait se vider et que les touristes lui feraient des misères et des remontrances, le lendemain matin.

White Jake plissa les yeux un peu plus encore que de coutume et murmura une courte incantation vaudou, avant d'introduire la clé dans le contact.

- Prends ton temps mon chou, lui glissa Big Bunny dans le cou. Promène-moi comme une princesse. J'veux q'tout Elysian Fields Avenue nous voye passer.

- Les Fields ? C'est pas un peu un détour pour aller Dauphine Street ?

- Tu voudrais pas qu'une honnête travailleuse comme moi elle meure de faim, non ?! On va aller au "Poussin Sauvage", y acheter du gombo aux écrevisses et du vin californien. Mon estomac est maigre de douleur.

White Jake passa la seconde et fila donc en direction dudit « Poussin Sauvage», un établissement aux mœurs certes douteuses, mais inégalable en terme de satisfaction stomacale.


***

Derrière le comptoir du "Poussin Sauvage", Pierre-Alfred, le tenancier, faisait, comme toujours, main basse sur sa cour.  Comme toujours, le sol était jonché de saoûlards, de blessés collatéraux, de morts pas franchement décédés et de vivants plus guère fringants. De nature impassible, Pierre-Alfred ne réagit pas davantage en voyant débouler la carrosserie débraillée du mini-bus à pop-corn sur le trottoir d'en face.

En revanche, dès qu'il aperçut la bucheronne stature de Big Bunny qui descendit du véhicule, ce fut une toute autre affaire : fallait s'activer, la grosse dame en uniforme violet n'était pas connue pour sa patience. Et de fait, Bunny était à peine entrée dans le bouge, que Pierre-Alfred plongea avec une détermination fébrile sa louche géante dans un chaudron vaporeux qui embaumait à deux blocs à la ronde.

La silhouette mauve évita soigneusement de poser les yeux sur les saucisses d'alligator, fit un signe de croix et pédala des gambettes vers le mini-bus, aussitôt servie. Elle était chargée de deux portions de ragoût aux écrevisses, de deux bouteilles de pif californien et d'une portion de "Couche-Couche" pour Katrina. (L'alligator était littéralement accro à ces galettes de farine frite. A tel point que Bunny avait déjà songé à l'envoyer en rehab'). 

Une larme glissa sur sa grosse joue. Son ombre faisait de l'ombre aux ombres des ombres. Faut dire qu'elle en avait des inquiétudes et que son esprit était noir de tracas. Elle claqua la portière à la suite de son fessier massif et regarda son acolyte.

- Dauphine Street, Ma'am ? lui demanda White Jake avec une déférence malicieuse.

- Pour sûr. Le gombo n'attend pas. Et ce que j'ai à te demander non plus.

Jake démarra alors à bâtons (rouges) rompus. Il sentait qu'ils n'avaient pas une seconde à perdre.


***

Au deuxième étage d'une honnête maison de Dauphine Street, Katrina glougloutait et gambergeait dans la salle de bains. Navigant à vue sous les 30 cm de mousse généreuse, isolé de la brutalité du monde extérieur, l'alligator mâle de 3m50 se livrait  à ses ablutions quotidiennes dans la baignoire de Big Bunny.

De temps à autre, le reptile aux prénom tempétueusement féminin s'offrait une friandise : un rat docile, artificiellement maintenu dans un coma aussi factice que l'étonnante couleur violette de sa fourrure. "Décidément, se disait Katrina, fallait l'admettre : Big Bunny était une maîtresse fantastique ! 


Au son joyeux d'un klaxon familier, Katrina hissa subitement son museau mousseux vers la fenêtre et aperçut Big Bunny et cet hurluberlu de Jake s'extirper de leur van rouillé. A la suite de White Jake, la vigoureuse matrone escalada l'escalier comme s'il s'était agi d'une falaise himalayenne : avec détermination et témérité. Elle était terriblement tracassée : le Bureau de l'Hygiène avait porté plainte contre elle et Katrina, suite à une lettre sournoise qui lui avait été envoyée par Rosy-la-garce-de-l'étage-d'en-dessous.

- Un jour, si c'est pas les condés, c'est la voisine qui va m'forcer ma porte et attaquer mon Katrina, ahana-t-elle à l'attention de son compère, en grimpant les 3 étages qui les séparaient de l'alligator. Va savoir c'que cte mégère va lui faire, à mon bébé ! Elle s'rait capable d'lui casser une patte ou pire encore !

Dans la baignoire, ledit baby attendait avec impatience les pâles mains de White Jake qu'il savait particulièrement attentionnées. Dès que le couple entra dans la petite salle de bains, la frétillante Katrina se contorsionna hors de sa baignoire et vint distribuer de vigoureux coups de langue sur les gants de Jake et sur les joues rebondies de Big Bunny. Celle-ci n'avait jamais eu le coeur si gros.


Elle lui murmura, avec une voix de Sainte, une voix de Marie : « Couche-Couche-toi-là, Katrina !». Cette injonction - Katrina le savait, en observant le visage enduit de salive reptilienne, - signifiait aimablement que c'en était assez des câlins et que c'était l'heure de son dessert préféré. 

Jetant un oeil vers l'albinos, Big Bunny supplia :

- Faut que tu nous sauves, Jake !

Le regard de Big Bunny était un cri.

****

La dernière chose que le trio fugitif aperçut de la Nouvelle- Orléans, fut la boutique de souvenirs de l'aéroport. Des poupées vaudou de toutes tailles y étaient alignées dans la vitrine. Des étiquettes mentionnant leur prix s'agitaient mollement dans la touffeur brassée par les ventilateurs. La moiteur subtropicale décolorait les étiquettes. Plus les poupées étaient chères, plus les étiquettes étaient fanées.

- Celle-là, Jake ! C'est celle-là qu'il nous faut, hurla Big Bunny d'une voix de baryton surexcité.

Bunny tendait avec ferveur le doigt vers la plus décolorée des étiquettes. Jake tendit la main vers son portefeuille. Le vendeur tendit le bras vers la statuette.

Dans l'avion, Big Bunny serrait fermement dans une main les aiguilles à très gros calibre qui accompagnaient sa récente acquisition. De l'autre, elle tenait la main gantée de White Jake, presque avec amour.

Ils allaient quitter La Nouvelle-Orléans, cette Sodome et Gomorrhe des temps modernes, cette suintante valve de décompression des Zétazunis. Dans la soute, Katrina dodelinait paisiblement de la tête au-dessus d'un bol de pop-corn.


Big Bunny avait demandé à la poupée-sorcière ultra-chère deux tous petits services : la mort lente et atrocement douloureuse de Rosy-la-garce. Et le succès des démarches qu'elle avait entrepris pour que Katrina pose en double page centrale, pour Playboy. C'était pas la mer à boire, mais ce serait quand même la cerise sur le gombo.



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