Plaisir d'offrir

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Dans les années soixante-dix, la bureaucratie européenne n'avait pas encore envahi les cours de récréation pour imposer ses normes draconiennes. Elles n'étaient pas systématiquement bitumées et encore moins truffées de protections rembourrées, dignes des hôpitaux psychiatriques.

La cour de l'école Jean Macé était donc encore un bourbier la moitié de l'année. Les matchs de foot se transformaient alors en une joyeuse pagaille, sans doute de celle qui donna un jour l'idée de la normaliser pour créer le rugby.

Je n'avais pas le droit d'y jouer. La moindre trace de poussière en rentrant et c'était la correction assurée.

Mais à tout malheur, bonheur est bon. Je ne voyais pas l'intérêt d'échanger les images Panini « Une saison de foot » car Batiston ou Platini étaient aussi étrangers à mes yeux que pour mes camarades le Massif Armoricain, systématiquement confondu avec des sommets d'Outre-Atlantique, ou que Robespierre, perdu dans les oubliettes de l'histoire au même titre que Louis XI.

A la fin de l'année, nous étions allés voir Bernard et Bianca avec ma classe. Un carnet et deux pochettes d'autocollants nous avaient été distribués. J'avais vite compris que le désintérêt de mes copains allait pouvoir tourner en ma faveur. J'en avais donc récupéré une quantité astronomique qui allait faire de moi le chouchou de ces dames.

A l'époque, les garçons venaient d'Alpha du Centaure et les filles de la galaxie d'Andromède. Nous étions encore très loin des débats qui agitent les bancs de l'Assemblée sur l'égalité des sexes et il était encore tout naturel qu'ils soient séparés durant les récréations ; aux garçons les jeux virils et les billes ; aux filles les poupées et les bijoux fantaisie.

Fort de mon trésor, je développais une ruse de sioux pour accéder au ghetto des donzelles en longeant le préau qui serait un jour le lieu de célébration de mon hyménée avec Valérie Grassart. Ulysse n'eut pas été mieux accueilli au retour de son odyssée. A neuf ans, j'avais acquis assez de discernement pour comprendre que je possédais le Saint Graal. Je restais toutefois conditionné à des émotions bien enfantines. Je n'oubliais pas que Nathalie avait refusé de me prêter son stylo huit couleurs et que Véronique m'avait injustement accusé de regarder sur sa copie lors de l'interrogation sur les divisions. A l'opposé, je gardais un souvenir ému du baiser sur la joue de Florence et de Virginie qui avait eu la gentillesse de m'aider alors que je recherchais désespérément mon bonnet.

Pendant un mois, je me transformais en un despote éclairé par ma subjectivité. Je hiérarchisais mes images par ordre croissant de rareté ce qui ne fit qu'accroître la zizanie au sein du beau sexe. J'observais avec un amusement certain les stratégies se mettre en place, les rancœurs et les couettes tirées. Ca me rappelait l'extrait de l'Assommoir et du combat dramatique entre Gervaise et Virginie que j'avais vu à la Séquence du Spectateur.

Une fois mon magot épuisé, tout rentra dans l'ordre. Je regagnais ma place qui consistait à ne pas salir mes souliers et à discuter avec les très rares non footeux de Goldorak ou des serpents géants qui hantaient les forêts tropicales, combattus par Tarzan.

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