Bribes autobio : le parking

Léo Noël

BRIBES AUTOBIO : LE PARKING

Des caméras et des chiens ? Est-ce que c’est sérieux, ça ?

Vincent m’assure qu’il n’a pas beaucoup rigolé la dernière fois. Il me regarde avec un air grave, comme à chaque fois qu’il veut nous faire oublier, à Frantz et à moi, qu’il est le plus jeune de la bande. Je demande alors si on y retourne. Frantz n’a pas eu peur des chiens. C’est vrai, quoi, on le connait par cœur, ce parking, on sait les couloirs, on sait les portes, on sait les rampes. On va pas se laisser bouffer non plus. Frantz me met dans les bras une bouteille d’eau et deux rouleaux de papier toilette. Vincent rechigne, il veut faire l’adulte. Nous, on assume : on est des enfants.

C’est un parking en hauteur, sur quatre étages, et le bouton de l’ascenseur pour l’accès au dernier est renversé sur le côté. Nous, on préfère la rampe des voitures, on monte par là jusqu’au premier, puis, ensuite on va jusqu’au toit par l’ascenseur. C’est un gros bloc de béton gris, rendu gluant par les trainées noirâtres, résultantes de l’alchimie entre la pluie et le pétrole des voitures. Je déteste l’odeur de l’essence. Vincent adore, alors que sa famille l’oblige à manger bio. La montée est ardue, et m’essouffle d’autant plus que je me refuse à trop inspirer, et laisser les poisons olfactifs me pénétrer les narines. Pouark ! Des fois, je crache, et comme ça me dégoute de cracher, j’ai envie de vomir. Mais bon, c’est notre aventure, de monter par la rampe, je préfère ça plutôt que de prendre l’escalier.

Frantz fait le malin sous la caméra, il me la montre du doigt. Vincent regarde tout autour de nous et propose un peu de sa condescendance arrogante à Frantz, qui lui répond, en toute classe, d’aller manger sa merde. C’est son expression, à Frantz, qu’il ponctue d’un grand rire sonore. Souvent, j’ai honte.

L’ascenseur, c’est le moment le plus palpitant. Il est miniature et déglingué, on se bat pour appuyer sur le bouton renversé. Les portes se ferment. Ici, on ne peut plus rien faire. Si les portes veulent s’ouvrir lentement sur le vigile et son chien, nous serons cuits. Il y a ce nœud qui se forme au niveau du colon, et en même temps, la sensation de l’ascension, lente mais assurée, à moitié dans le noir. J’aime bien l’association des mots « obscure ascension », je me donne l’impression de m’élever en dehors des ténèbres, comme si je revenais des enfers.

En haut, le ciel copie le béton, il est gris. On voudrait un vent de fraîcheur. Rien. Les bâtiments de pierres noires tout autour sont plus hauts. Ils surveillent la non-vie de ce toit. Ils vérifient si tout reste bien mort.

Mais nous sommes des étoiles. Penchés sur le rebord, accrochés aux rambardes de sécurité, nous regardons passer les ridicules pauvres hères, en bas. Nous aimons voir rentrer ces petits animaux dans leurs voitures, tirer leurs cabas de courses. Nous les voyons, enfoncés dans la grisaille, persuadés que nos hauteurs sont gages de notre supériorité.

Le plus drôle, c’est quand nous venons apporter la couleur. Les voitures s’arrêtent au feu tricolore, et c’est le moment. On roule quelques feuilles de papier toilette dans nos mains, qu’on arrose abondamment, puis l’attaque est lancée. Les projectiles prennent l’envol de leur courte liberté, et viennent s’étaler sur les pare-brises. On rit, on se cache. On entend des gens qui crient, on les voit, parfois, lever le poing, sorti de la voiture, puis le feu passe vert, et il se fait engueuler, alors on rit encore.

Le vigile n’existe plus, les chiens sont morts de rire.

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