Brûler après lecture

Les biographies, y a que ça de vrai ! La vie des gens est si passionnante. Autant elle aime se retrouver en eux, autant elle aime s'écrire, se décrire, pour leur rendre la pareille. Parachuté sur terre sans trop savoir pourquoi, l'humain lutte en permanence pour sa survie. Elle est curieuse de savoir comment les autres trouvent leur bonheur… ou pas.

En ce qui la concerne, elle s'estime heureuse du chemin parcouru malgré les heurts et les peurs, les aquaplanings et les chutes de pierres (Paul ou Jean c'est pareil). Certaines ont été lourdes parfois, et d'autres dures à dégager mais dans l'ensemble, à soixante ans passés, elle trouve qu'elle s'en tire bien.

Depuis quelques mois (années ?), elle ouvre les yeux. Tout autour d'elle, de plus en plus de colocatarriens s'excitent. L'effondrement, c'est pour bientôt, disent-ils. Elle écoute les conférences gesticulées, entend les nouveaux prophètes, trie le bon grain de l'ivraie avec ce qu'elle espère être du discernement. On voit tout et son contraire sur internet et les réseaux sociaux. À force, elle pense avoir compris certaines choses sur les avertissements, climatiques, écologiques et politiques. Hors discours, l'impression qui lui reste, c'est cette humanité exploitée, esclavagisée, déplumée, utilisée, réduite à une simple masse, corvéable à merci, par le pouvoir et le capital en place. Et ce depuis la nuit des temps. Chacun s'imagine avoir un quelconque choix (libre arbitre disent-ils), alors qu'il est tout simplement manipulé, instrumentalisé, dirigé, contrôlé, à la seconde où il a mis un pied à l'école enfantine, voire à la crèche. Parfois elle est surprise de voir à quel point cette masse se prend au sérieux. S'imagine unique, indispensable, importante. C'est vrai bien sûr, en soi, chaque vie est précieuse, mais dans l'absolu, elle ne vaut strictement rien. Surtout pas pour ceux qui la spolient.

Forte de ses apprentissages, qu'ils viennent de philosophes, de survivalistes, de politiciens honnêtes (ça existe ?), elle a voulu prévenir à son tour, mais personne ne l'écoute. Elle aurait aimé partager ses convictions spirituelles, prôner l'amour, la réunification, elle passe pour une vieille folle, une donneuse d'alerte, une fouteuse de bordel. Elle a appris ce matin que le gouvernement, par procédure accélérée prévoyait de faire passer sa loi sur le secret des affaires.

Personne n'a envie de savoir que son monde va s'écrouler. Que faire quand on aura heurté le mur ? Quand l'argent ne vaudra plus rien. Quand on ne pourra plus appuyer sur un bouton pour s'éclairer, se chauffer, communiquer. Elle a essayé d'accomplir sa part de boulot, elle ne prend plus l'avion, ne roule plus en voiture (elle laisse ça à ceux qui travaillent), ne se maquille plus (sauvons les baleines), elle trie ses déchets et ne mange plus de viande. Elle essaie de prendre conscience de tout ce qui fonctionne à l'électricité et qui pourrait s'arrêter du jour au lendemain. Très prochainement il coûtera plus cher (en pétrole) d'aller extraire ledit pétrole… et les solutions de remplacement ne sont pas encore acquises. On va juste au-devant de guerres, de famines et de maladies. C'est relativement pénible à imaginer. Elle se souvient ; quand elle était jeune on disait que c'était pour le 21e siècle (la fin de leur monde). Ceux de sa génération (années cinquante) étaient tout heureux de n'avoir pas connu les horreurs des guerres… et le 21e siècle est là, c'est maintenant, pas demain, ni dans quarante ans, le temps a passé, inexorable.

Maintenant qu'elle sait tout ça, qu'elle a compris que la vague de fond sera pour elle, pour les siens… Maintenant qu'elle a dépassé le stade du déni, sorti la tête du sable, digéré la grosse déprime… Maintenant qu'elle a affronté l'idée de sa mort prématurée, réalisant qu'un nombre substantiel d'individus y passera, par la force des choses, et qu'elle en fera partie… que va-t-elle faire du reste de sa vie ?

Elle sait.

Pour dérisoire que ça paraisse, elle continuera à écrire, à raconter sa vie, à ouvrir des portes, à donner un peu d'espoir, d'humour et d'amour…

Elle continuera à fabriquer ces petites gélules de curcuma qui font tant de bien aux arthritiques, et aussi à aider tous ceux qui le lui demanderont dans son entourage proche.

Son mari, lui, continuera à peindre ses tableaux magnifiques, véritables pansements de beauté et d'amour à apposer sur les laideurs du monde.

Et ensuite ?

Au tout dernier moment, au bout du bout ?

Elle pense qu'ils n'attendront pas forcément les premières hordes d'affamés pour tirer leur révérence. D'ailleurs, sans ses médicaments, son mari… Surtout, ils ont été si heureux, ont si bien vécu, été rassasiés des biens de ce monde, comme on dit par chez eux… qu'ils peuvent se permettre de ne pas insister.

Reste à faire en sorte que ce ne soit pas trop douloureux. Elle n'a aucun goût pour la souffrance gratuite. Elle a réussi à retrouver ce livre, publié il y a très longtemps, mais rapidement retiré des rayons vu ses effets dévastateurs : « Suicide, mode d'emploi ».

Elle les imagine, son amoureux et elle, à plus de trois mille mètres, dans les neiges éternelles. Ils se partageront une bouteille d'alcool fort puis s'endormiront, serrés l'un contre l'autre…