Buddha Baby

ahqepha

Et que toutes les Saintetés de la Terre et du Ciel puissent un jour nous laisser enfin tranquilles...

Cela a commencé il y a deux mois, comme dans une blague.

Notre deuxième bébé se portait comme un charme. Sophia ne pleurait quasiment jamais. Elle ne se réveillait pas la nuit, pratiquement depuis le jour de sa naissance. Elle semblait tout le temps contempler les choses et les humains d'un air sérieux. Tous les amis et parents qui sont venus la voir nous ont dit qu'elle était … "très zen". Quant à moi, j'ai toujours répondu que, jusqu'ici, elle portait bien son prénom : Sophia étant l'un des noms les plus anciens de la Sagesse.

A la fin de mon congé de paternité, en prenant le train RER pour me rendre à mon travail, j'ai croisé deux moines bouddhistes qui semblaient débarquer directement du Tibet. C'était – pour moi – une première à Antony; ville bourgeoise de tendance aristocrate, concurrençant Neuilly et Versailles, estampillée Franco-Suisse (comme son maire, disent les mauvaises langues). Vu que la connexion avec l'aéroport d'Orly passait par là, je me suis dit que la présence des deux moines n'était pas aussi extraordinaire que ça. J'ai pu ensuite ouvrir une petite brèche dans la foule qui semblait vouloir me bloquer le passage vers le wagon, en poussant les passagers récalcitrants par le dos et par les fesses. Les deux moines rouge-orange ont semblé me regarder avec une certaine désapprobation, et j'ai essayé de leur rendre un regard stoïque, limite désinvolte. Je me suis dit qu'ici et maintenant, c'était la vraie vie, qu'il fallait se battre pour une place de deux pieds debout dans le RER, pour ne pas être en retard, et éviter les remarques acerbes de son client, par ce temps de crise.

Après une journée passée à écrire des lignes de code sans saveur, j'aurais pu complètement oublier mes deux moines, si je ne suis pas encore tombé sur eux le soir même. Je les ai croisés – en rentrant chez moi – enroulés dans les mêmes habits légers et gaiement colorés, sauf qu'entre-temps, la température s'était rafraîchie de plusieurs degrés. J'étais – quant-à-moi – emmitouflé dans une écharpe en laine brodée par ma mère, un bonnet péruvien acheté le jour-même au marché aux puces de Saint-Ouen, et pour finir, dans la capuche à doublure en fausse fourrure de mon manteau. Malgré cela, j'avais froid ! Alors qu'eux, ils étaient là, simplement assis sur un banc du petit square en face de mon appartement, portant les mêmes tuniques, complètement plongés dans ce qui semblait être une séance de méditation profonde. Je me suis dit qu'ils avaient loué une chambre dans la résidence hôtelière du centre-ville et qu'ils faisaient une promenade digestive, à moins que ça ne cache une tendance masochiste comme me l'avait expliqué une vieille amie un jour... Et j'ai vite fait de monter dans mon appartement douillet.

Ils ont disparu le reste de la semaine. Mais le samedi matin, quand j'étais en train de promener Sophia au Parc de Sceaux, je les ai vus au loin, sur l'autre bord du grand bassin. Ils étaient remarquables dans leurs vêtements flashy (les mêmes?) par une journée d'hiver grise et marron. Ils ressemblaient à des pèlerins qui se sont trompés de vol, et qui se sont ainsi égarés au milieu d'un village hypertrophié en ville, pris lui-même dans le piège de la mégapole parisienne d'à côté.

Les événements se sont accélérés le week-end d'après. Mon bébé gigotait dans sa poussette, grognant presque. Et l'aînée peinait à pédaler sur les gré-veilles du parc, quand les deux moines ont surgi d'entre les arbres. Ils étaient tout sourire. Nour, ma fille aînée, s'est arrêtée un instant pour regarder leurs panoplies, avant de continuer laborieusement son chemin. Sophia s'est calmée d'un coup, et elle a commencé à dessiner l'esquisse du premier sourire de sa vie. Les deux moines se sont arrêtés pour donner la priorité à la poussette, et en ont profité pour la regarder bienveillamment.

Alors ils m'ont dit bonjour, avec un accent plus français que celui des autochtones, et ensuite ils ont dit bonjour au bébé, qui maintenant leur souriait carrément ! J'ai senti un peu de jalousie monter en moi. Moi – son Père – qui a essayé par tous les moyens de lui arracher la moitié d'une expression riante, sans y parvenir ! Quand nous avons enfin dépassé les deux Tibétains, il m'a semblé les entendre entamer une vive discussion.

Le lendemain, c'était le tour de ma femme d'emmener les enfants prendre un bol d'air plus frais (ou moins pollué, dois-je dire). En rentrant, Sophia avait un nouveau doudou en forme de tigre à lunettes. La mère de mes filles m'a raconté que c'est un moine bouddhiste qui le lui a offert. En fait, c'était plus bizarre que ça. Le moine a présenté deux doudous à Sophia. Elle a clairement exprimé sa préférence pour le félin intello. Et à ma grande surprise, j'ai appris qu'elle a tenu le présent entre ses petits doigts, alors que normalement elle est encore très loin de pouvoir maîtriser ses gestes !

Entre-temps, le moine s'est longuement entretenu avec ma femme et lui a posé plein de questions sur le bébé. J'en ai bien rigolé en me rappelant une scène du film "Little Buddha", où justement l'un des tests consistait à laisser le candidat Dalaï-Lama choisir parmi différents présents. Mais ma réflexion s'est arrêtée à ce stade, et je refusais de donner un autre sens à ces rencontres qui restaient à priori fortuites, avec des moines réputés pacifiques et ouverts.

Le lendemain était un lundi. Et comme toutes les semaines, j'avais du mal à émerger de la turpitude de mon week-end. Je traînais des pieds pour me réveiller, prendre ma douche, manger mon petit-déjeuner et le reste... Les employés de la SNCF semblaient souffrir des mêmes symptômes que moi et au même moment: quand je suis arrivé à la gare, il y avait plusieurs minutes d'attente et une foule monstrueuse sur les quais. Au bout de quelques tentatives infructueuses de traverser ce barrage humain, j'ai eu la surprise de voir deux Asiatiques costumés et tirés à quatre épingles se diriger vers moi et m'interpeller. En regardant de plus près, j'ai reconnu les deux pèlerins perdus depuis plusieurs jours à Antony. Ils m'ont salué et m'ont demandé si je pouvais leur accorder quelques minutes de mon temps. Au point où j'en étais, j'avais déjà abandonné tout espoir d'arriver au travail à une heure honorable, et je me préparais psychologiquement à vivre une longue et fatigante journée. Alors une telle rencontre singulière, m'a semblé une perspective charmante.

Nous nous sommes assis dans la terrasse du café qui jouxte la station du RER. Comme c'était eux qui invitaient, je me suis lâché en commandant mon double-expresso gourmand préféré. Les deux moines – eux – se sont suffis d'une tisane, ce qui m'a semblé coller parfaitement à leur vocation. En même temps, ils semblaient timides et hésitants. Alors j'ai lancé moi-même la discussion, en posant des questions sur leurs voyages et leurs vies. J'ai appris qu'ils étaient (des) hauts placés dans hiérarchie du Dalaï-Lama, et qu'ils étaient en mission "diplomatique" dans la région parisienne.

Jouant les Parisiens blasés, habitués à voir le monde entier débarquer chez eux, et donc rarement intéressés et curieux, j'ai épuisé rapidement mes questions, et j'ai fini par regarder ma montre, avant de poser l'ultime question:

- Pourquoi vous vouliez me voir?

Ils paraissaient rassembler tout leur courage avant que celui qui devait être le chef ne me réponde:

- Nous pensons que votre fille est la réincarnation de Buddha.

J'ai failli éclater de rire, mais quelque chose de triste dans leur regard m'a arrêté net.

- Mais le Dalaï-Lama est toujours en vie ? Non ?  

Le chef a regardé autour de lui, ensuite il s'est penché vers moi, m'invitant par le regard à faire de même.

- Non, il est mort. Mais l'annonce officielle n'est pas encore faite... Vous comprenez ; les Chinois n'attendent que ça! Alors...

- Je comprends. En même temps, j'en suis sincèrement navré; mes condoléances....

A suivi une minute de silence comme l'impose la bien-saillance dans une telle situation.

- Mais je crois savoir que votre Bouddha ne se réincarne qu'en des hommes ?

- En effet, c'était le cas jusqu'ici... Mais rien n'est immuable. La vie et la mort ne se répètent jamais de la même façon.

- Mais si je comprends bien, votre Bouddha, après des siècles de vie masculine, veut changer de sexe maintenant ?

- Il paraît... Enfin, nous ne sommes sûrs de rien. Il paraît qu'il y a eu des précédents peu connus. En même temps, votre fille Sophia répond à tous les signes de prédestination. Et nous n'avons pas d'autres signalements en ce moment.

Je les regardais incrédule et amusé. En une fraction de seconde, j'ai fait un premier tour de la question. Les images qui me sont venues à l'esprit n'étaient pas toutes joyeuses. A commencer par le châtiment divin qui m'attendrait après la mort, si j'accepte cette perspective. En passant par ma mère qui ne pourrait pas comprendre et me rejetterait le restant de ma vie. Et finissant par ma femme  qui préférerait mourir que de se voir séparée de sa fille... Les deux Asiatiques semblaient s'attendre à une telle divagation de ma part, et étaient apparemment prêts à me laisser tout le temps qu'il fallait, pour digérer la nouvelle.

- Vous saviez que nous sommes des musulmans?

Devant le masque silencieux qu'ils ont revêtu, j'ai enchaîné:

- Nous sommes en fait Franco-Tunisiens; une espèce appelée à disparaître les prochaines années... Vous connaissez la Tunisie?-

- Oui, nous la connaissons très bien, surtout depuis qu'elle a fait sa révolution. Nous avons suivi avec grand intérêt ce qui s'y est passé.

- Ça a donné plein d'espoir pour plein d'humains souffrant de la dictature.

- Et ça a rappelé le reste des dictateurs à plus de prudence, et a donné des leçons précieuses aux tueurs et aux détourneurs des révolutions... En tout cas, le peuple tunisien continue sa lutte pour la liberté!

A ce stade de la conversation, instinctivement, je commençais à jeter des regards furtifs autour de moi, cherchant ce qui peut être une caméra, un enregistreur, ou bien une oreille trop curieuse. Et j'ai fait un deuxième tour par les quelques théories que je connaissais sur les grands courants qui se battent sans merci pour contrôler ce monde. En commençant par les francs-maçons bien-sûr, maladivement discrets, mais que tout le monde reconnaît à leur façon de plier leurs doigts par-dessus leurs vestes. Passant par les églises, pas que catholiques, qui allument le feu et prônent l'amour. En finissant par l'internationale islamiste, qui lance des fatwas comme d'autres respirent... Mais le plus dangereux dans les théories du complot, c'est d'y croire ! Et le scénario proposé par mes deux compagnons de table, ne semblait être en accord avec aucune d'elles.

- Et donc en plus, votre Buddha change aussi de religion?

- Le Bouddha n'a jamais fait dans la facilité.

- Tout un symbole, mes frères ! Tout un symbole ! Il a apparemment décidé de déclencher la troisième guerre mondiale du même coup !

- Non, je ne crois pas que ce soit son objectif. Au contraire, je pense qu'il veut envoyer un symbole très fort à toute l'humanité. Ça sera la consécration définitive de l'unicité homme-femme, la fusion entre deux grandes religions, du moins le rapprochement entre les peuples et les humains de ces obédiences.

C'était le plus jeune qui disait ceci. D'après mes maigres connaissances en physionomie, surtout que les deux compères se ressemblaient, je l'ai classé depuis le départ comme le fou-romantique de ce couple atypique. 

- Mais est-ce que vous avez pensé une seconde à ce que vous dîtes? Au contraire, ça sera la fin du monde ! Vous pensez que tous ces fous d'Allah, de Jéhovah, du Saint-Esprit, et vos extrémistes à vous, accepteraient un tel bouleversement ?

- Non, on ne le sait pas, personne ne peut le savoir. Pour le moment, la seule vérité que nous avons est que votre fille aurait capté en grande partie l'âme de sa Sainteté.

- Stop ! Stop ! Vous savez maintenant que je ne crois pas du tout à la métempsychose... Ceci dit, je comprends que les âmes peuvent interférer, s'affecter mutuellement... Après tout, en Islam, c'est le Grand Secret Divin. Mais nous ne sommes jamais des âmes d'occasion. Nous avons tous une seule cartouche à tirer.... ça passe ou ça trépasse!

- Monsieur, je crois qu'il nous serait impossible de changer vos croyances.

- Et moi, je n'essaie pas de changer les vôtres. Excusez-moi si je me suis lancé dans des diatribes enflammées..

- Ce n'est pas grave. Ceci dit, il serait peut-être possible de trouver un terrain d'entente?

- Quelle entente ? Ma fille sera une immigrée de 2ème génération; elle parlera du franco-arabe, elle récitera par cœur au moins une sourate ou deux du coran si je ne m'en occupe pas à plein-temps... Elle ira rendre visite à ses grands-parents et ses oncles et tantes tous les étés... Je n'ai pas prévu du tout qu'elle soit une réincarnation de qui que ce soit !

- Nous pourrons nous adapter à tout ça.

- Je ne doute pas que vous pourrez le faire ! Mais moi, ma mère, et sa mère, non...

- Réfléchissez un peu à la chance qu'aura votre fille: elle sera adulée par des milliards d'êtres humains, elle sera la messagère de la paix et de la conscience. Elle ne connaîtra pas les problèmes de racisme et d'intégration que connaissent ses paires. Elle pourra rencontrer des stars et des chefs d'Etat.

- Elle pourra aussi battre le record du plus court passage de Bouddha sur Terre... en recevant une balle dans la tête, ou bien en se faisant brûler vive avec de l'acide sulfurique... Et elle sera peut-être violée par l'un de ces bâtards d’extrémistes...

- Mais non, mais nooon! Soyez sûr que nous saurons la protéger mieux que quiconque, si vous le permettez.

- Mais bordel de Dieu... Je commence à en discuter vraiment avec vous ! Mais en fait, n'oubliez pas que je suis un Arabe, et un musulman ! Vos histoires de réincarnation, je ne dois même pas les citer...

- Nous savons que c'est très difficile de couper avec ses croyances et ses idées reçues.

- Croyances et idées reçues ? Vous ne comprenez pas que c'est plus fort que ça ?

- Oui, je crois comprendre... Nous-mêmes, nous devrons combattre nos propres démons pour pouvoir en discuter ouvertement avec vous.

- Et ma famille risque de devenir maudite depuis l'origine ! Aucun Tunisien – à commencer par ma vieille grand-mère – ne croira cette histoire !

- Mais les Tunisiens sont un peuple intelligent et tolérant... Je pense que ça ne posera pas de gros soucis.

- Tolérants mon c… mon œil!! Ce n'est pas une question d'intelligence ! Comment appelez-vous ça? Le niveau de conscience ? Et ben, ils en sont encore au niveau zéro! Soit un peu mieux que les Chinois ou les Américains à mon sens !

- Mais justement, Le Bouddha a bien choisi sa réincarnation pour permettre à l'humanité entière de faire un saut de conscience.

- Ou un saut dans le gouffre ! 

- Nous sommes déjà au fond du gouffre!

- Et ben, restez-y ! Moi je dois aller au travail !

- Écoutez, Monsieur, vous savez, j'ai un peu étudié l'histoire de l'Islam... Je crois que Mahomet était un grand maître spirituel. Le plus grand de son temps et peut-être de tous les temps... Il a médité pendant une très longue partie de sa vie: il a pu s'ouvrir sur les autres dimensions de l'Univers, et communiquer avec le Créateur... Je crois que tous ceux qui s'y connaissent de près en spiritualité, ne peuvent que respecter votre prophète!

Pour une fois, je manquais d'arguments. Ce Tibétain chauve et chétif venait de dire très haut ce que d'autres pensaient très bas. J'étais absent. J'essayais d'imaginer la suite de la discussion. Je sentais une colère sourde monter en moi.

- Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins... Avec tout le respect que je vous dois, je crois que vous vous trompez sur plusieurs plans... Primo, sur mon degré de coopération. Secundo, sur les implications de votre découverte. Tertio, sur les objectifs de votre Bouddha !

- Comment ça?

- Je vais supposer que ce que vous dites est vrai... Je crois que, cette fois-ci, votre maître a fait un choix quasi-impossible pour que vous l’oubliiez, pour que vous le laissiez tranquille, pour que vous lui foutiez la paix une fois pour toutes !

- Monsieur, ne vous énervez pas s'il vous plaît.

- Si, vous ne pouvez même pas imaginer combien ça m'énerve ! Vous devez savoir une chose; je crois que si votre Bouddha était encore vivant, il aurait tout fait pour quitter vos palais et se fondre dans la foule, il se serait moqué de vous, de vos billets d'avion et frais d'hôtel pour le chercher, et il se serait éloigné de vos magouilles, vos calculs, et que ça ne l'aurait pas dérangé de rester dans une prison Chinoise... Comme tous les maîtres spirituels, il se serait cent mille fois réjoui d'aider discrètement une veuve et un orphelin, que d'aller crier sur les toits qu'il a arrêté une guerre en nourrissant une dizaine d'autres guéguerres...

- Monsieur... 

- Non, ne vous approchez plus de ma fille s'il vous plaît !... Si je vous vois une seule fois encore à Antony, j'irai voir la police laïque, j'alerterai les médias, Al-Jazeera en tête! Je serai capable de tuer pour que mon bébé puisse mener une vie normale, sans paillettes et sans chichis, pour que Sophia puisse apprendre la Fatiha même déformée, en version phonétique seulement...Allez voir vos conseillers super-intelligents de la CIA; pour la prochaine décennie, il vaudrait mieux choisir un petit Nord-Coréen comme Dalaï-lama !

- Monsieur, je ne vous permets pas !

- Boh ! Que vous le permettiez ou pas, je vous emmerde ! Et j'emmerde tous les apôtres qui font du commerce avec le sang de leurs prophètes ! Allez voir un Qatari, c'est mieux ! Il étudiera votre question avec plus de réalisme, même s'il prétend être plus musulman que Mahomet!!! 

- Vous nous comprenez mal, Monsieur !

- Je suis un Arabe, bordel ! Je comprends tout de travers !

- Nous ne voulions pas dire ceci.

- Et moi, je ne joue pas aux victimes ! Mais j'ai ma propre manière de comprendre ce monde ! Peut-être aussi que je comprends ce que vous, vous ne voulez pas accepter ou refusez de voir ! Sur ce, vos Saintetés les consultants de Sa Sainteté Suprême, je vous quitte, car je préfère encore passer pour un fainéant indiscipliné que de perdre un jour de congé annuel!

Mais j'ai ouvert les yeux. Je suis revenu au moment présent. J'ai vu devant moi deux moines tibétains. Un sourire neutre se dessinait timidement sur leurs lèvres fines. Et des yeux bridés grands ouverts qui attendaient ma réaction. Réaction qui faisait suite à une longue absence, je m'en suis aperçu en regardant furtivement ma montre. J'ai alors vu que mes divagations m'ont emmené loin, très loin, de la réalité des choses. J'ai compris qu'en face de moi, il y avait deux messieurs, qui étaient tiraillés entre la découverte qu'ils croyaient avoir faite, entre leurs croyances millénaires qu'ils hésitaient à remettre en question, entre leur rôle de diplomates discrets qui se sont mis à découvert... Et mille et une choses que je ne savais pas encore, et que je ne saurais jamais... J'ai respiré profondément, et j'ai essayé de parler posément, avec une voix que j'espérais douce et... pénétrante :

- Vous savez quoi : quand vous rencontrez le Bouddha, tuez le Bouddha!

- Peu de gens comprendraient ce que cela voudrait dire ! 

- D'où est-ce que vous tenez cette sagesse très bouddhique ?

- Je l'ai lue quelque part !

- C'est un point qui compte à votre honneur, Monsieur.

- Messieurs. Soit ! Si ce que vous dites est vrai, Votre Bouddha vous met devant un choix impossible. Moi je crois qu'il veut absolument que vous lui lâchiez la bride. Je crois qu'il veut vivre anonymement. Ou qu'il veuille plutôt vivre des expériences différentes...

- Sa Sainteté vit chaque fois des expériences différentes.

- Je n'en doute pas. Mais à chaque fois, vous avez réussi à le ramener dans vos temples bien gardés, et à lui bourrer le crâne avec les mêmes enseignements. Alors cette fois il vous met devant un choix radicalement différent... Pour simplifier, je pense qu'il ne veut qu'aucune star demeurée de Hollywood ne lui change ses couches, ou en fasse un film! Il veut laisser le Tibet aux Tibétains, et la Palestine aux Palestiniens... Et il vous met en face d'une religion aussi forte et enracinée que la vôtre.

- Mais…

- Pas de mais, pour aujourd'hui – du moins... Laissons du temps au temps... Digérons tout ce qui vient d'être dit aujourd'hui... Et surtout, laissez-moi le plaisir de payer ce petit-déjeuner très... interculturel !

Et depuis ce jour-là, le miracle du bébé zen était bel et bien fini.

Sophia se réveille dix fois la nuit, elle pisse partout, salit ses draps et nos pyjamas, régurgite ses reflux surtout quand on veut jouer avec elle, se met à crier dès que moi et sa maman on croit trouver un moment d'intimité. Je me suis même laissé pousser la barbe. Sophia prend un plaisir pervers à me griffer le visage, à m'arracher les poils et les lunettes. Elle s’ingénie à faire des cacas débordants, mous et malodorants, à nous sortir des rots bruyants et pestilentiels, à nous interdire de faire les grasses-matinées les week-ends, à avoir de la fièvre chaque fois que nous planifions une sortie, à monopoliser toute notre attention toutes les fois que nous recevons des invités. Au point que quelques fois, je suis tenté... de rappeler les deux moines tibétains.

Personne n'a remarqué ma barbe, et tout le monde pose plein de questions sur Sophia.

J'ai aussi perdu de vue la maman, et la grande sœur. Sophia nous fait chaque semaine une fausse poussée dentaire. Elle égare ses tétines par je ne sais quel moyen. Son pédiatre en titre s'affole à chaque contrôle en trouvant tour-à-tour qu'elle grandit mal ou pousse très bien. Sa nounou l'appelle Madame Sourire, alors qu'elle ne me sourit jamais...

En fait, j'en suis à un point où je ne sais plus si la rencontre avec ces deux moines était un produit pur de mon imagination, une projection de mes propres ambitions pour mes filles, ou de mes angoisses... Ou si elle était bien réelle.

Ma femme refuse de m'aider!

Pour ma barbe, j'ai dû la raser à la racine suite à un attentat islamiste, perpétré par un pauvre homonyme.

  • J'espère que c'est un rêve! Pauvre enfant!!!Si je suis honnête avec vous, je dois vous dire que la religion, toutes les religions, me font peur. Je veux bien méditer mais seulement sur le bonheur. Si il n'y avait pas de religion il n'y aurait pas de guerres, c'est une utopie mais bon... Amicalement vôtre et restons zen...

    · Il y a environ 11 ans ·
    One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

    vividecateri

    • Merci Viviane d'avoir pris le temps de lire cet essai et de laisser cet adorable commentaire. Je comprends ce que vous dîtes. Et je partage personnellement les mêmes craintes. Quant à Sophia, elle doit avoir maintenant 2 ans à peu près (âge du texte :) ). J'imagine qu'elle croque la vie à pleines dents. Et pour l'avenir, espérons que nos enfants s'en sortiront mieux du monde que nous leurs léguons...

      · Il y a environ 11 ans ·
      Muraco.nashoba

      ahqepha

    • Merci de votre réponse et de votre abonnement! J'ai confiance en la jeunesse c'est certain, mais faut que les parents soient avec eux pour leur apprendre le bonheur, l'amour et le respect des autres. Bien amicalement vôtre.

      · Il y a environ 11 ans ·
      One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

      vividecateri

  • Original ce débat entre les religions. Ce que je trouve réussie c'est qu'on hésite entre le délire et la réalité.

    · Il y a environ 11 ans ·
    Corbis 42 24047422

    Cleo Ballatore

    • Merci Cleo de votre lecture et votre commentaire :) Vous avez vu juste : ce débat est tellement difficile (très passionnel) qu'il a fallu lui trouver un cadre "délirant"... Et je n'ai pas réussi à trouver un compromis entre les personnages...

      · Il y a environ 11 ans ·
      Muraco.nashoba

      ahqepha

  • Mauvais père (sourire). Tu aurais pu sauver le MONDE! Mais ce que tu nous décrit là, c'est une tentative de kidnapping politiquement correct :)

    · Il y a environ 11 ans ·
    Singe

    Brigitte Delaperelle

    • Dans la vraie vie, j'essaie de me débarrasser de toute la famille à n'importe quel prix :-o
      Sache que je suis très content que ça t'aie plu (c'est un peu long quand-même, non ?). Merci :)

      · Il y a environ 11 ans ·
      Muraco.nashoba

      ahqepha

    • Long, non. Il y a un cheminement et le refus auquel on ne s'attend pas. Suis pas spécialiste en longueur :)

      · Il y a environ 11 ans ·
      Singe

      Brigitte Delaperelle

    • MDR !
      Moi non plus je ne suis spécialiste, c'est pourquoi je dois poser la question !

      · Il y a environ 11 ans ·
      Muraco.nashoba

      ahqepha

    • A la place de blague, j'aurais plutôt mis canular, au début.

      · Il y a environ 11 ans ·
      Singe

      Brigitte Delaperelle

Signaler ce texte