Ca fait dix ans

Adelphine

Je regarde cette douleur, cette respiration, mon souffle qui s'allonge sur les secondes, les minutes. Je regarde mon ventre qui se gonfle et se vide, ma cage thoracique qui se s'emplit d'un air qui me rend plus ou moins invalide. C'est une douleur qui respire, qui remplit chacun de mes vides. C'est presque comme une bouffée de cigarette, sa bouffée de fumée qui m'obstrue de son goudron. Mon cœur est bien là, ses cavités sont pourtant bien remplies de sang. Mais c'est comme si ça faisait dix ans qu'il n'avait pas coulé. Cela fait dix ans que j'ai essayé. Cela fait bien dix ans que j'en suis là, que je suis restée sur les ruines d'une infinie histoire qui racontait ma vie. Cela fait dix ans que je suis amorphe. C'est comme si l'on m'avait fait l'ablation des émotions communes à tous. Je rêve de sang et je rêve d'agonie.

J'ai longtemps pensé, que pour moi la solution était de me livrer. Mais être le livre fermé d'un groupe ouvert reste à moi la meilleure option. C'est comme être le pilier qui tient une structure, qui tient le silence des autres. C'est plus facile de tenir toute cette surface agitée que de parler, car je ne connais pas leur langue.  J'ai fermé les yeux sur mes oreillers, et j'ai pensé à l'Absence qui m'a longtemps - et encore aujourd'hui - été pour moi la Présence d'une force que j'ai au bout du compte personnifiée, à travers les gens, à travers des sentiments. Je  me suis construite mon âme sœur, totalement inexistante au fond. Alors je peux être comme ceux qui rêvent de vie, qui rêvent de plénitude.

Pendant  dix ans, j'ai cru que la chance était une obtention qui devait se mériter humblement. J'ai filtré les erreurs de mes jours, et j'ai veillé sur ceux des autres, pour au final rester sous des ponts. Alors tout était comme inaccessible, comme une passerelle sur laquelle les gens ne cessent de traverser sans regarder ce qu'ils auraient pu être : des incompris.

Je me suis rappelée que pendant ces dix ans, je jouais trop bien.

Mon corps, mes organes souffraient pour le soulagement du Boxer. J'ai souffert sous ses mains rêches, mourant de rire avec les spectateurs d'un corps caché sous des habits. J'étais mon propre costumier. Mon propre scénariste. Mais je maîtrisais seulement une des deux mises en scène. Je me souviens que le Boxer aimait ça, que le Boxer aimait cogner et aimait la couleur de l'hémoglobine bleuâtre aux surfaces des peaux dont il était le géniteur. Je n'avais pas le contrôle des diables qui le menaient à ses actions prédatrices.

 J'ai alors aimé l'hémoglobine et j'ai alors eu peur de la perte de contrôle.

Protagoniste. J'ai accepté cette douleur qui s'est accrochée à moi comme un parfum à la peau. J'ai fini par devenir une coquille, moitié vide, fissurée et même rafistolée. J'ai masqué, la Douleur vivante de mon souffle, de mes soupirs, de sa propre tonicité, de sa détermination à me détruire et à faire partie de moi. J'ai senti ses longues pauses de silence, exempt de ce qu'elle détruisait. Mais je ne pouvais en conclure qu'elle avait tout faussé du prototype que j'étais devenue. Certes, j'étais comme un truc abîmée, mais je ne pouvais pas nier sa construction en mon intérieur, dans ma cavité.

Et ce que la future véritable âme sœur ne saura jamais, c'est que le manque ne fait pas parti de ma vie existentielle, surement un des sacrifices de ceux qui existent en ciel. Car je ne resterai jamais trop près, pour ne pas avoir à m'accrocher. Tout est comme un flot qui s'écoule, un flot de larmes que je n'ai pas, un flot de sang qui prouve que la douleur respire en mon immense cavité sur pattes. J'ai cet excès de rigidité, une force qui tient debout presque sur toutes les routes. Le Futur ne saura pas que mes cicatrices me ramènent dans des ruines, ni l'existence des débris qui m'ont écorché.

Et quand je rentrerai, je ne serai pas seule. Il y n'y aura plus l'Absence, ni plus cette Présence trop parfaitement faite. Il y n'y aura pas de montagnes inachevées, ni de projections futures angoissantes. Il y aura ce qu'il ne sait pas. Mon langage à moi, une barrière de protection contre l'addiction obsessionnelle qui détruit l'amour.

Je fixerai cette minute, où il me regardera sans me connaitre. Je lui dirai que j'ai très bien vécu et que ça fait 10 ans. Je lui dirai que j'ai seulement passé 10 ans à l'attendre.

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