Cathy. (La Liste/Fin)

—   Alors ? Mission accomplie ?

—   Oui. Désolé Cathy. Un vrai goujat. Je crois qu'il y a plus d'une fille qui m'aurait laissé terminer entrée, plat et dessert alone. Enfin... J'en connais au moins une.

—   Oui mais pas moi. Tu la connaissais cette fille ?

—   Non, enfin si. Je veux dire non. Mais c'est marrant, on s'était croisé dans le métro un jour.

—   Marrant en effet…

—   Je ne l'avais pas reconnu, je lui ai juste ramassé son bonnet quand je suis arrivé.

—   Lucas, Lucas. Tu sais quoi ? Si j'étais une fille, et que je voulais te rencontrer, enfin disons que tu t'intéresses à moi quoi… Ni fond de teint, coiffeur et Louboutin. En revanche, j'aurais toujours un bonnet dans mon sac… On ne sait jamais… Et pour éviter que ça se remarque trop, disons… Un foulard en été.

—   T'en as un là par exemple ?

—   Non. Mais d'abord nous avions « Rendez-vous » cher ami. Et ensuite, je te respecte trop pour forcer les choses. Mais je dois reconnaître que je me sens un peu démunie là d'un seul coup. Et que je vais peut-être aller en acheter un juste à coté.

—   C'est pas la peine je t'assure.

—   Pas certain… Bon, comme tu trainais, j'ai décidé de passer aux choses sérieuses, « Linguini à la truffe », pour toi, moi j'ai pris des « trofie au pesto de Genovese », on pourra se faire gouter tu sais ? Comme si on se connaissait depuis très longtemps. Et pour que ce soit, disons… Vraiment pas mal… Je nous ai commandé une bouteille de « Barolo ». Ça te va ?

—   Euh, oui sans doute. J'en sais rien en fait, je ne connais pas les vins italiens. Comment tu sais tout ça toi ?

—   Ben, j'ai voyagé tu sais, je t'avais déjà dit. Mais peut-être pas l'Italie… C'est vieux.

—   Ce serait un bon début que tu me racontes.

—   Tu veux savoir quoi ?

—   Ce que tu veux. Je ne sais pas, quand est ce que tu es partie, où tu es allée, ce que tu as fait.

—   OK. J'y vais.

Elle avale son verre, j'en recommande un autre, elle commence. Enfance à C…, quelques milliers d'habitants, sa caserne et son centre commercial. Papa parti avant qu'elle n'arrive, Maman remariée, ils sont commerçants, une belle affaire dans le centre de la ville, elle a 2 grands demi frères, ceux de son beau-père ; ils s'occupent bien d'elle, surtout un. Comme elle est très bonne élève, elle entrevoit une solution, elle a 14 ans et réussit à s'échapper, pour un « Très bon » Lycée. Il est à 150 km, elle sera pensionnaire, seconde puis première et terminale littéraire. Elle lit beaucoup, écoute de la musique, et fume pas mal.

—   Pas de garçons ?

—   Si plein Lucas, des tonnes, je ne pensais qu'à ça. Ben oui, quelques uns. Mais j'étais dingue tu sais ? Je les voulais, je faisais tout pour qu'ils s'intéressent à moi. Mais dès qu'ils me mettaient leurs langues dans la bouche, je me sauvais… En courant…

Pas toujours assez vite. Le week-end, il faut parfois rentrer de la pension et retrouver la maison et son frère, il a des copains, enfin un, très bon, avec qui il partage tout… Alors un lundi matin elle ne s'arrête pas à la gare de B… où l'attendent ses copains avant de partir au lycée. Elle a 500 francs en poche et le numéro de téléphone d'un vague copain à Londres. Elle n'est pas revenue au lycée, n'a pas passé son bac, ni cette année, ni les suivantes. Elle est en Espagne 2 années puis Londres, Saint-Barth, Londres encore et l'Italie pendant un an. Elle est serveuse, vendeuse de fringues, elle lit moins, fume, a essayé d'autres choses, s'est arrêté.

Elle est rentrée en France il y a 6 ans, s'est mariée, a divorcé au bout de 6 mois. Elle vit sur la côte d'azur et vend des appartements. Elle a même réussi à monter une agence qui marche bien. Il y a 2 ans, elle reprend contact avec sa mère. Au départ sans lui dire où elle est. Puis si. Elles ont prévu de se revoir. C'était il y a un an. Rendez-vous en gare de Cagnes sur Mer. Cathy est en avance, elle attend en buvant un café. Elle est heureuse. Elle guette son arrivée de sa place dans ce café.  Elle l'a reconnu de loin, s'est redressée en souriant pour l'accueillir, a vu qu'elle n'était pas seule.

Elle s'est engagée sur les quais, montée dans un train. On était en train de jouer aux dés avec Hassan quand elle a poussé la porte du V… 3 jours plus tard en demandant si il y avait du travail pour elle… « Voilà tu sais tout Lucas. On est loin de l'Italie non ? Bon, et toi ».

—   Quoi moi ?

—   Ben je ne sais pas. Tes parents ? Ta sœur ? Caroline ? Tout ça je n'en ai entendu parler que par Hassan.

—   Alors ça doit être ++, +++, et ---

—   En gros oui.

—   Ben. C'est qu'il doit avoir raison alors.

—   Allez Lucas. Tu ne veux pas c'est ça ?

—   Alors, pour faire vite. Mon père il est juge tu sais ? Enfin, il était. Marié à Agnès depuis 44 ans, ils ont eu Natacha, Grégoire, Alice et moi. Hassan les adore, surtout mon père. Il te dira pourquoi. Et nous, je ne sais pas. Il n'y a pas eu que du génial. Mais c'est loin maintenant, moche, et pas encore complètement clair, alors je te raconterai peut-être un jour… Ce que je peux. Mais plus tard.

—   Comme tu veux

—   Mais bon ça va. On déjeune le dimanche ensemble. Ce sont les seuls moments ou Alice arrive en retard, Grégoire s'agite et parle, il a toujours beaucoup de choses à raconter, Natacha tient le coup, et nous réchauffe comme elle peut, Agnès nous regarde et moi j'essaie d'être là. Je veux dire là bas. Avec eux.

—   Ils sont mariés tes frères et sœur ?

—   Alice non, mais elle est avec Bertrand depuis 3 ans maintenant. Natacha l'a été, son mari est parti il y a quelques années avec son assistante, on doit être coutumier du fait dans la famille finalement ; Grégoire est avec Sybille depuis 18 ans, et moi, ben tu sais.

—   Tu as failli te marier non ? C'est ce que m'a dit Hassan

—   Oui et bien c'est très exagéré, je suis resté 3 ans avec Caroline.

—   Comment tu l'avais rencontré ? Le coup du bonnet ?

—   Tu ne crois pas si bien dire. Pendant des années, j'ai ramassé les bonnets de Caroline, un vrai magasin Phildar.

—   Vous avez vécu ensemble ?
2 ans, pas très loin de là où j'habite maintenant. Rue du Bourg-Tibourg. C'était… Génial.

—   Pourquoi ça s'est terminé alors ?

—   Difficile à dire tu sais. J'imagine que ça arrive à plein de monde. On bossait beaucoup, on sortait aussi beaucoup, des tonnes de potes, de Caro plutôt d'ailleurs, à la maison, enfin à l'appart. Bref, des trentenaires normaux quoi ?

—   Oui et alors ?

—   …/…

—   C'est la raison pour laquelle vous vous êtes séparés ?

—   Non, attends une seconde.

Le serveur s'approche avec le vin et me propose de gouter ; Cathy lui tend son verre avec autorité, manifestement il est un peu surpris, et un sourire, il ne résiste pas, patiente un peu pendant qu'elle goute, « Tu vas gouter ça Lucas, et après tu n'auras qu'une envie c'est qu'on aille ensemble en Italie pour me remercier. Merci Monsieur, c'est parfait. »

—   Bon. Continue.

—   Non, je veux dire qu'on était très agités, on était un couple assez cool pour nos amis je pense, mais on n'a pas pris beaucoup soin de nous. On s'aimait toujours tu vois ? Mais un peu moins ensemble. Puis Caro a changé de boulot, s'est mise à se déplacer pas mal. Quand elle rentrait on voyait toujours nos potes, ce truc s'est installé, Aéroport/fêtes/Boulot/Voyages, c'était... Hyper routinier au fond… Puis Caro a eu une mission un peu longue au Canada, je ne sais pas si elle avait déjà rencontré… Enfin bref… Loin des yeux, loin du cœur tu…

—   Non.

J'ai l'impression qu'elle a crié. Mais elle me regarde tellement calmement que je regarde autour de nous pour vérifier, personne ne semble avoir entendu, ça doit être moi.

—   Qu'est ce que tu as dit ?

—   Tu as dit « Loin des yeux, loin du cœur. ». Je dis juste non. Ça ne compte pas la distance pour les choses du Cœur Lucas. Cette phrase, elle est aussi ancienne que le premier couple et le premier mensonge. Juste un truc pseudo profond pour justifier qu'on baise ailleurs ou pour se consoler d'être quitté sans avoir à réfléchir.

—   Arrête. Tu exagères, on en connaît tous des couples qui s'aimaient et qui ont fini par se séparer, après beaucoup d'absence ou des vies trop agitées non ?

—   Comme Caroline et toi ? Ce n'était juste pas du Cœur, c'est tout. Ce n'est pas grave. Les émotions, le ventre en coton, l'impression qu'on est pareil tout ça... C'est déjà vachement bien... Il y a plein de gens à qui ça n'arrive jamais tu sais.

—   Et l'absence ? Tu ne vas pas me dire que ça ne change rien.

—   Des conneries encore Lucas. Regarde, si Alice disparaissait pendant… Disons 2 ans, qu'elle partait au bout du monde, et que tu n'aies pas de nouvelles, ou alors quelques lettres, coup de téléphone, tu choisirais une autre sœur ? Tu l'aimerais moins ?

—   Ben non. Mais c'est…

—  C'est quoi Lucas ? La même chose c'est tout. On ne peut pas tuer ce qui est du Cœur. Ça ne meurt pas. Jamais.

—   J'aimerais vraiment te croire Cathy. Mais j'ai vu tellement de serments sincères dégueulassés en 2 mojitos dans une pauvre chambre d'hôtel ou une garçonnière. J'étais parfois dans la garçonnière. Je le sais.

—   Tu sais Lucas, ils n'y peuvent rien les gens à qui ça arrive, toi non plus tu n'y pouvais rien. Ni Caroline... Je ne juge pas. Ne moralise pas non plus, et ne tente surtout pas de lutter… C'est inscrit dès le départ et ça ne peut pas être autrement… Ça ne marche pas parce que ça n'est pas du Cœur, point… Il est délicieux ce vin non ? Allez on va manger un peu sans quoi tu vas être saoul et oublier tout ce que tu as écris sur ta liste.

On laisse le serveur s'éloigner un peu avant de gouter nos plats. Elle a raison, ça me fait du bien de manger un peu et on savoure en silence pendant quelques minutes. Elle me demande de lui faire gouter, me laisse lui déposer une bouchée dans son assiette et pendant qu'elle me tend à son tour sa fourchette, me cligne de l'œil et reprend.

—   Regarde Pénélope et Ulysse, on dit qu'elle défaisait sa tapisserie ou je ne sais quoi tous les soirs pour échapper à ses prétendants, on parle de sa ruse.  C'est des bêtises tout ça. Elle n'était pas rusée Pénélope. Pas plus qu'une autre. Je sais ce qu'elle faisait, je l'ai compris il y a un an… Elle sait que c'est la nuit que surviennent la peur et le froid, quand on se sent seule dans le noir, abandonnée, qu'on est tellement fragile qu'on donnerait parfois n'importe quoi pour un peu de chaleur. Alors,

Elle ne défait pas le voile qu'elle est en train de tisser. Non, ça c'est ce que l'histoire raconte. Elle, elle sait qu'il n'y a que ça à faire, alors tous les soirs, toutes les nuits, pendant 20 ans, elle s'assoit dans sa chambre, elle pense à son homme et retisse les liens de leurs cœurs avec des fils d'amour. Redonne moi une goutte de vin tu veux.

—   Euh… Bon… Je ne sais pas trop quoi dire Cathy. En fait, tu m'étonnes.

—   Pourquoi ?

—   Je ne sais pas. En fait… Ce que tu viens de dire. C'est assez éloigné de la serveuse tatouée qui me sert un verre 2… 3 fois par semaine.

—   J'en sais rien. Ça me paraît juste évident moi. Rien de très compliqué. Je suis une fille de la campagne tu sais. J'ai vu pendant des années les fleurs repousser. On peut couper les fleurs, les chênes aussi parfois, mais on ne peut pas tuer la vie.

—   Ouais. J'en sais rien Cathy. Moi j'ai l'impression que j'ai écrasé la graine, égaré l'arrosoir, que ma terre est sèche et que j'ai même oublié comment on fait la danse de la pluie.

—   Peut-être Lucas. Peut-être. Peut-être que tout ça est vrai et que plus rien ne poussera, enfin sauf de temps en temps de quoi faire un joli bouquet le samedi soir bien sûr… Je n'en sais rien. Mais peut-être aussi qu'à force de chercher ou juste comme un cadeau tu auras droit à ça.

—   Le ciel t'entende.

—   Mais il m'entend.

—   …/…

—   Ça  ne veut pas dire qu'il est OK avec tout hein ? Ça c'est juste des idées à nous. Mais si c'est bon pour toi ça se fera.

—   D'accord.

—   Bon, et maintenant que j'ai fini mon ¼ d'heure TRES spirituel, on va passer à des choses plus terrestres. Je te propose que tu nous commandes un café et peut-être un vieux Rhum ou une grappa, comme tu veux et qu'on trinque à la Vie.

Je me lève déjà pour commander, elle me retient par le bras et m'attire vers elle. Comment elle fait pour avoir autant de force cette nana c'est dingue ? Elle lève des yeux pleins de larmes.

—   Et après », Elle enlève un bouton de son chemisier « J'aimerais qu'on boive ce verre tranquillement, juste en se regardant », Elle parle de plus en plus doucement « Et ensuite, qu'après avoir réglé l'addition, discrètement bien sûr, tu m'aides à enfiler mon perfecto, et que tu me prennes par le bras aussi. Comme si j'étais quelqu'un de très important pour toi… », Puis dans un murmure, « et que tu me raccompagnes. »

Je n'arrive même pas à la regarder. J'appelle le serveur et commande cafés et grappas, m'assois à coté d'elle. On sirote nos ristretto côte à côte, tout doucement, on regarde le restaurant qui se vide, on pousse nos verres l'un vers l'autre sur la table sans les lever, on attend le petit bruit qu'ils font quand ils se touchent pour sourire et se regarder, on goute, on repose, on se regarde encore et je me lève pour lui chercher son blouson.

On a dit « Au revoir, merci », Et on est parti, je lui tenais le bras. J'ai horreur de ça ; je n'ai pas pu faire autrement...

On a marché sans trop parler, elle fredonnait un truc genre « L'été Indien » et se collait contre moi. Je n'ai pas lâché son bras jusqu'à ce qu'on arrive chez elle. J'avais encore rien compris. J'ai dit :

—   Bon, ben on y est.

—   Où ça Lucas ?

—   Eh bien, chez toi. Mais pas que ça… Enfin si… Non… On y est quoi… J'en sais rien.

—   Je sais Lucas. C'est pour ça qu'on ne s'embrassera pas. Pas avant que tu saches si tu m'aimes. Pour toujours je veux dire.

—   Mais j'ai pas envie de t'embrasser moi Cathy. Enfin si mais…

—   Bien sûr tu en as envie. Et moi aussi qu'est ce que tu crois ? Ce n'est pas parce que je t'ai dis tout ça ce soir que je ne suis pas faite de chair et de sang. Bien sûr que j'en ai envie et puis du reste aussi, de nuits et de matins avec toi… Depuis un an ! Mais ce n'est pas une raison pour le faire. Non, définitivement non.

—   C'est pas grave.

—   Bien sûr que non ce n'est pas grave mon amour.

—   …/…

—   Ben oui ! Mon amour. Tu veux que je t'appelle comment ? Tu sais tout ce que je t'ai raconté. Ces garçons, mon frère, son copain… Pendant des années, j'ai cru qu'ils avaient tout pris… Mais non ! Bien sûr que non. Pas le meilleur. On ne peut pas tuer la Vie Lucas. Ils n'ont pas pris mon Cœur. Je l'avais gardé. Je sais pourquoi.

—   …/…

—   Alors maintenant, avant que je te dise « Merci pour cette belle soirée », tu as le droit de me prendre dans tes bras.

Ce que je fais.

Ça dure à peu près,

37 ans…

Moi j'y arrive pas, alors c'est elle qui nous détache.

—  Cathy,... Je voudrais tellement faire les choses...

—  Je sais Lucas. Je sais. Alors va maintenant.

—  Bon. Je file. Je file, il le faut. Bye Cathy.

—   Attend Lucas.

—   Oui.

—   Merci pour cette belle soirée.

—   Oui. Non. C'est moi. C'était bien. C'était très bien. A vite.

—   Dors bien. A demain, au V… je serai là.

—  Bye.

—  Bye.

Je m'éloigne dans un brouillard à couper au couteau.

Mais plus rien à craindre.

Je sais le chemin de chez moi.