CAUCHEMAR

Manuel Gomez Brufal

CAUCHEMAR

            Comme tous les soirs vers les 19 heures je quitte le commissariat, fatigué par une longue journée identique à celle de la veille et probablement à celle du lendemain et comme tous les soirs il m’attend sur le trottoir d’en face. Quand j’arrive devant lui il me crie :

            « Cocu… cocu… cocu… »

            Et cette scène se reproduit depuis plusieurs nuits sans que je puisse y mettre un terme malgré tous mes efforts.

            «  Cocu… cocu… cocu… »

            Je rentre à la maison, préoccupé vous vous en doutez, et ma femme ne manque pas de me demander : « Tu as un problème, chéri ? Pourquoi ces plis sur ton front ? A quoi penses-tu ? » Alors je lui raconte ce qui m’arrive et elle sourit en hochant sa jolie frimousse : « Tu sais bien que tu ne risques rien. Tu peux dormir sur tes deux oreilles mon chéri. »

            Le lendemain en fin d’après-midi l’homme est toujours là. Je ne le connais pas, je ne sais pas qui il est, mais il s’adresse de nouveau à moi et me crie :

            «  Cocu… cocu… cocu… et rapporteur. »

            C’est toujours à cet instant que je me réveille en sursaut, ou plutôt que la colère me réveille car j’ai une envie terrible de lui fracasser la gueule.

            Tout ça pour vous expliquer pourquoi je dors mal depuis plusieurs jours.

            Je suis à deux ans de la retraite et on m’a déjà placé sur une voie de garage. Plus d’enquêtes, de réflexions, d’activités quoi, rien que de la paperasserie, des rapports, des comptes rendus.

            J’en ai ras le bol.

            Et cela depuis l’arrivée du nouveau commissaire. Un jeune d’une quarantaine d’années. Sympa mais « accro » des méthodes scientifiques modernes et contre la routine du terrain.

            Au début il est venu dîner chez nous et puis insensiblement il a pris ses distances et m’a relégué à l’administratif. Ma foi ! ça arrange ma femme, Angèle, car à présent j’ai des horaires plus convenables et suis plus souvent avec elle les week-ends.

            Angèle est certainement trop belle et un peu trop jeune pour moi, c’est ce que disent mes collègues morts de jalousie. Elle ressemble à Marlène Jobert et quinze années nous séparent. Moi je suis plutôt le genre Richard Crenna (quel bon flic dans les films !) y compris l’arrondi du ventre.

            La sonnerie du téléphone me fait sursauter, car je sommeillais « je dors mal », et me fait revenir vers la dure réalité quotidienne du fonctionnaire actif. C’est Monsieur le commissaire Sauvaget qui me demande. Il faut y aller.

            Je vais frapper à sa porte pour m’annoncer mais il est au téléphone. Je patiente ce qui ne m’empêche pas de suivre la conversation :

            - Oui mon amour je serai là vers 19 h. 30 et nous aurons toute la soirée à nous – Je sais – Toi aussi tu me manques beaucoup – C’est vrai les moments que nous passons ensemble sont inoubliables. Bon, je t’embrasse et à tout à l’heure, mon amour. »

            Ma foi, certainement une excellente soirée qui s’annonce pour Sauvaget. C’est vrai qu’il doit avoir un sacré succès avec les femmes, grand, brun, beau gosse et bel avenir. Il m’aperçoit et me fait signe d’entrer.

            - Asseyez-vous Bartoli, j’ai un service à vous demander. Il me faut une garde toute la nuit devant l’hôtel particulier du ministre de l’intérieur. Il étudie un dossier brûlant paraît-il. Vous irez à 19 heures et Cavanna vous relèvera à minuit jusqu’à six heures du matin. Ca ne vous pose pas un problème ? »

            - Aucun commissaire. Je préviens Cavanna. Bonne soirée. »

            Où est l’inspecteur Cavanna, il faut que je le déniche dare-dare.

            Encore ce satané téléphone. C’est ma femme, mon Angèle.

            - Essaye de rentrer à l’heure mon chéri je t’ai préparé ton plat préféré, une blanquette de veau à l’ancienne, tu es content ? »

            Tu parles si je suis content, furax oui. J’aurais pu me régaler et je vais faire le con pendant cinq heures à me les geler dans une voiture banalisée.

            - Désolé ma puce mais j’ai une surveillance jusqu’à minuit. Ce n’est vraiment pas de chance. »

            - Bah ! Ce n’est pas grave. Je te la prépare sur la cuisinière et tu n’auras qu’à la réchauffer en rentrant, elle sera encore meilleure. Bisous chéri, à tout à l’heure. »

            Et voilà ! Une bonne soirée de foutu. Enfin c’est le métier. Tant pis.

            Cavanna pénètre comme un ouragan dans mon bureau.

            - Qu’est-ce que c’est cette merde ? De minuit à six heures du mat. Demain c’est mon jour de congé et je vais dormir toute la journée, quel bordel ! »

            Une idée de génie me traverse la cervelle. Eh oui ! çà arrive même chez un flic.

            - Est-ce que ça t’arrange de planquer à ma place de 19 à 24 heures et je te remplace à minuit ?

            - Sûr que ça m’arrange, mais toi ?

            - Moi ! Angèle vient de m’appeler pour me dire qu’elle m’avait préparé une blanquette comme je l’aime, avec ce goût citronné, alors je me régale et ensuite je te rejoins. »

            - OK on fait comme ça. Tu me sauves mon jour de repos. »

            Voilà une affaire qui roule, c’est Angèle qui va être heureuse après tout le mal qu’elle s’est donnée pour me préparer ce petit plat succulent.

            Je souris en pensant à la surprise de ma femme quand elle va me voir. Elle doit être en train de lire allongée sur son lit puisque seule la baie vitrée de la chambre est éclairée.

            J’ouvre la porte avec délicatesse et la moquette assourdit le bruit de mes pas.

            Je stoppe net comme un arrêt sur image.

            Les sons que j’entends me glacent.

            Ma femme, mon Angèle, gémissant comme une bête, « Encore… encore… Je te sens… Je sens ton pieu…Ah ! Je te sens… »

            Un bref instant j’ai cru que c’était la télévision, mais mes yeux se posent sur le fauteuil du living, mon fauteuil en cuir bronze, où sont posés des vêtements d’homme. Sur la table un baudrier avec une arme, un 9 m/m MAB.

            Machinalement, comme un automate, je la saisis et me force à avancer vers ce rectangle de lumière qui ouvre sur « notre » chambre, sur « notre » lit.

            Je m’attendais à pareil spectacle mais il dépasse encore ce que j’imaginais : Angèle à califourchon sur cet homme et s’empalant avec frénésie sur ce pénis dressé comme un phare. Comme si cela ne leur suffisait pas (alors que moi je n’en peux plus de me retenir) il la retourne, la met à quatre pattes, et l’enfourne de nouveau, ses deux mains pétrissant ses seins sans qu’elle se plaigne, alors que je ne peux les effleurer sans l’entendre me dire « Attention chéri c’est fragile » Qu’elle salope ! Elle hurle de plaisir sous les coups de rein. Son crâne cogne la tête du lit à chaque ruade. Je comprends pourquoi elle a désiré qu’elle soit matelassée.

            Enfin l’homme s’étale sur le dos, en sueur et le souffle court.

            J’avais déjà reconnu Sauvaget, le commissaire, et c’est à ce moment qu’il m’aperçoit.

            - Bartoli ! Qu’est-ce que vous faites ici ? 

            - Ce n’est pas plutôt à moi de vous poser cette question ?

            Ma femme s’est redressée d’un coup de rein. Elle ouvre ses grands yeux de biche effrayée. Pas un son ne sort de sa bouche. Elle est pétrifiée par ma présence.

            - N’allez pas croire que…

            - Que quoi ? Que vous ne baisiez pas ma femme. Que c’était une illusion ?

            Je m’étonne du calme froid qui m’envahit.

            - Je vais t’expliquer mon chéri.

            - Toi ta gueule.

            - Gardez votre sang froid Bartoli, nous allons en parler en adultes responsables. Commencez par lâcher ce pistolet, un accident peut arriver.

            C’est à cet instant que je prends conscience de tenir une arme à la main.

-Crois moi,  j’allais tout te dire mon chéri, ce n’est pas ce que tu crois, Alain et moi c’est fini…

            En plus elle me prend pour le roi des cons.

            Mon bras se lève.

            - C’est pour toi que c’est fini, Angèle.

            La balle la pénètre en plein front, juste au dessus du nez.. Elle retombe lentement sur le traversin. Juste un mince filet de sang descend le long de l’arête nasale et se pose sur sa lèvre supérieure.

            - Qu’est ce que vous avez fait ? Vous êtes fou Bartoli, vous avez tué votre femme.

            - Pardon ! Vous faites erreur commissaire, je n’ai pas tué ma femme, c’est vous qui l’avez assassinée.

            - C’est bien ce que je dis, vous êtes complètement fou.

            - Vous le pensez vraiment ? Regardez, c’est votre pistolet, c’est vous qui avez tiré avant de vous donner la mort.

            Il n’en croit pas ses oreilles le commissaire mais il n’a plus le temps de se poser une nouvelle question. La seconde balle lui traverse le cœur. J’ai toujours été très bon au tir sur cible.

            Je n’ai pas envie de le faire et pourtant il me faut bien effacer mes empreintes et placer le pistolet dans la main du commissaire.

            Un dernier coup d’œil avant de téléphoner à mes collègues du commissariat.

            Je suis anéanti, bouleversé, pourquoi le commissaire Sauvaget a-t-il tué mon Angèle ? Parce qu’elle refusait de me quitter ? Je ne comprends pas, n’avait-il pas tout ce qu’il désirait ?

            Il est près de minuit. Je n’irai pas relever Cavanna, un autre flic me remplacera. Mes collègues sont repartis, compatissants.

            Les deux corps également.

            Je me suis couché et j’ai dormi comme une souche quelques heures puis j’ai rêvé de nouveau :

            Je sortais du commissariat vers les 19 heures mais il n’y avait personne sur le trottoir d’en face pour me crier : Cocu… cocu… cocu…

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