INTERNEMENT NECESSAIRE

Manuel Gomez Brufal

INTERNEMENT NECESSAIRE

          C’est une décision difficile à prendre, mais je n’ai pas le choix. D’ailleurs les trois psychiatres ont été formels : « Il faut interner votre femme ».

          Cela fait trente ans que nous sommes mariés. J’avais dix-neuf ans et elle dix-sept. Nous avons bâti notre vie ensemble, connu des joies et des peines, des difficultés durant bien des années puis l’aisance depuis quelque temps.

          Et voilà que tout s’est dégradé peu à peu.

          Alors que nous allions profiter d’une longue fin de vie heureuse et tranquille, son esprit s’est détérioré.

          Elle a commencé par devenir agressive, coléreuse, jalouse, méfiante, possessive. Ce qui était à moi était à elle et ce qui était à elle était à elle également. Elle entrait dans des colères incontrôlées, m’insultant en termes de plus en plus orduriers.

          Et puis elle a atteint le point de non retour, l’abominable, l’horreur.

          Je prenais mon bain, me prélassant dans l’eau encore tiède de ma baignoire. Elle avait pris son bain avant moi, bien sûr, et faisait sécher ses cheveux, debout devant le lavabo, en se regardant dans le miroir.

          Soudain elle a lancé le sèche cheveux vers la baignoire.

          Je n’ai même pas eu le temps, ni la présence d’esprit, de réagir.

          J’ai ouvert de grands yeux terrorisés et j’ai attendu l’électrocution.

          Heureusement, le cordon trop court a quitté la prise de courant avant que l’appareil ne touche l’eau.

          Dix centimètres de plus et j’étais mort.

          Nous nous sommes regardés. Moi hébété, n’en croyant pas mes yeux. Elle stupéfaite, ne cessant de répéter :

          - Mais qu’est-ce qui m’a pris… mais qu’est-ce qui m’a pris…

          Je l’ai serrée dans mes bras, lui ai donné un somnifère et l’ai couchée.

          Quelques semaines ont passé. Je subis mon sort avec une sorte de fatalité et je ne tiens le coup que grâce à Angèle, ma maîtresse.

          Avec elle je réapprends le bonheur, je vis une nouvelle  jeunesse.  Elle  a  quinze ans de moins que moi et notre rencontre tient du miracle.

          Je dédicaçais mes livres lors d’une agréable manifestation qui se déroule chaque année à Fuveau, dans les Bouches-du-Rhône, lorsque je l’ai vue.

          A six mètres de ma table elle me fixait. Je lui ai fait signe d’avancer, l’informant que j’étais gentil et n’allait pas la mordre.

          Elle écrivait des poèmes, fort bien tournés, ma foi. Au bout d’un quart d’heure nous savions que nous étions faits l’un pour l’autre. Elle m’a avoué qu’elle avait « flashé » immédiatement et qu’elle était prête à tenter la grande aventure.

          Quel homme normalement constitué, sain de corps et d’esprit, peut résister à de tels arguments, surtout quand ils émanent d’une femme beaucoup plus jeune et dotée d’une ligne irrésistible ?

          Nous faisions des projets d’avenir, nous élaborions des hypothèses de vie à deux, et je ne cache pas que la tentation de faire interner mon épouse m’avait effleuré à plusieurs reprises…

          D’habitude j’ai des nuits paisibles et un sommeil tranquille. Pourquoi ce cauchemar m’a réveillé subitement ? Je l’ignore mais il m’a sauvé d’une fin atroce.

          Le couteau de cuisine qui me sert à découper la viande s’est planté dans le traversin à cinq centimètres de mon œil gauche.

          Ma femme, à califourchon sur mon ventre, avait un visage que je ne lui avais jamais vu : blême, presque cadavérique, les yeux hors des orbites, une bave blanche dégoulinant de la jointure de ses lèvres.

          Le couteau de nouveau brandi allait s’abattre une seconde fois.

          D’un brusque et violent mouvement de mon torse je la rejetai loin de moi, au bas du lit. Je m’emparai de l’arme fatale et laissai ma femme à terre, gémissante et hurlante tout à la fois.

          Vous comprendrez que c’est avec un certain soulagement et une grande satisfaction que je la conduis vers la clinique de l’Espérance pour la confier aux bons soins du docteur Carco.

          Avec l’objectif non avoué de ne plus jamais la revoir.

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          La clinique de l’Espérance offre d’emblée une impression de sécurité, de calme, de confiance. Un parc paysager, confié sans aucun doute à un jardinier de talent, avec une large et longue allée bordée de platanes qui mène directement à une solide bâtisse blanche ornée d’un grand nombre de volets verts, fermés pour la plupart.

          A cette heure de la soirée le parking réservé aux visiteurs est vide, ce qui n’est pas le cas de celui proposé au personnel, où sont parquées une dizaine de voitures et, notamment, une BMW sous le panneau « Dr Carco ».

          L’accueil est désert, sans doute que la préposée est allée satisfaire un petit besoin urgent.

          Cependant une infirmière ne tarde pas à accourir dès que mon index appuie sur la sonnette située sur le comptoir.

          Grande, maigre, sèche même, les cheveux tirés sous son calot, sa blouse d’un blanc immaculé, comme si elle venait de la mettre. L’infirmière chef type de ce genre d’établissement.

          - Que puis-je faire pour vous ?

          - Je suis Rafael Pérez, voici ma femme. Le docteur Carco nous attend.

          - C’est à quel sujet ?

          - Il doit prendre en charge ma femme. Je lui ai communiqué le dossier médical établi par les psychiatres concernés.

          - Parfait. Installez-vous dans le salon, je vais prévenir le docteur.

          Elles ne sont pas particulièrement agréables ces quelques minutes à attendre d’être reçu par le toubib : un va et viens continuel de gens inconnus qui vous examinent soit d’une manière provocante, soit à la dérobée, avant de disparaître comme ils sont apparus, en échangeant avec nous une sorte de sourire complice. Très certainement des patients du docteur Carco.

          Chaque fois que la porte du salon s’entrouvre, nous provient un vacarme assez rare dans ce genre d’établissement, comme si nous étions tombés en plein milieu d’une « boum », avec la stéréo à fond en prime.

          Enfin l’infirmière chef apparaît de nouveau.

-Voulez-vous me suivre, le docteur va vous recevoir.

          Lui aussi est grand et sec, des yeux enfoncés dans les orbites et dissimulés derrière des verres loupes, le crâne totalement rasé. Il ressemble étrangement à un acteur de second rôle, d’origine russe, qui apparaissait autrefois dans de vieux films français des années 60.

          Sa poignée de main ressemble à son physique. Il broie la mienne, après avoir baisé celle de mon épouse.

          Nous nous installons et répondons à un bref questionnaire, que je considère comme inutile, attendu qu’il est déjà en possession du dossier médical complet. Enfin, bref.

          Au bout d’un instant, le docteur me demande de sortir afin qu’il puisse s’entretenir en particulier avec ma femme.

          La porte du salon d’accueil étant entrouverte, je me permets de jeter un coup d’œil sur le hall de réception, d’où me parvient ce brouhaha inattendu.

          C’est à une scène surréaliste que j’assiste, ébahi : une vingtaine de personnes, probablement des patients en traitement dans cette clinique, se trémoussent au rythme d’une musique disco. Certains ont un verre à la main. J’espère au moins qu’il ne s’agit pas d’alcool.

          Une belle femme d’environ quarante ans, rousse, avec des yeux bleu clair, transparents, et une poitrine que l’on peut qualifier d’avantageuse, que ne cache guère un décolleté plongeant, me fait signe de m’approcher, avec insistance même quand je fais mine de ne pas comprendre.

          Comme je reste sans réaction devant son invite pressante, d’un geste brusque elle remonte sa robe jusqu’à sa taille, me permettant d’admirer tout à loisir, puisqu’elle ne porte pas de culotte, une chatte aussi rousse qu’elle et abondamment fournie. Et cela au milieu d’un éclat de rire général et trivial.

          Interloqué, je ne peux empêcher une érection de se développer bien malgré moi.

          Je préfère m’éloigner, disparaître rapidement. C’est vraiment un refuge de dingues. Comment peut-on laisser des irresponsables livrés ainsi à grand-chose et confrontés à des jeux aussi « pervers », d’après ce que j’ai pu entrevoir.

          Je pousse la première porte sur ma droite et pénètre dans une pièce sombre, une sorte de lingerie.

          Dans cette pénombre j’aperçois des corps juxtaposés dans des positions obscènes.

          Ce n’est pas vrai ! Dites-moi que je rêve. Ils sont en train de s’envoyer en l’air, vraiment on aura tout vu.

          Décidément ma femme ne va pas s’ennuyer en un tel lieu.

          Je vais m’éloigner discrètement, afin de ne pas gêner les ébats des participants à cette « partouze », lorsque mon subconscient enregistre que, justement, il n’y a pas d’ébats.

          Tous ces corps sont immobiles.

          L’interrupteur se trouve à ma droite. Il est visqueux mais je l’actionne tout de même.

          Le spectacle qui m’apparaît me soulève l’estomac. Il est véritablement grand guignolesque et je suis sur le point de gerber mes tripes.

          Il y a là au moins six personnes allongés sur le carrelage blanc et froid, six personnes lardées de coups de couteaux. Une large tâche d’un rouge qui devient sombre s’élargit sous elles.

          C’est horrible.

          Je porte la main à mes lèvres pour retenir l’expulsion qui se prépare et c’est à ce moment que je m’aperçois qu’elle est pleine de sang, comme l’interrupteur et comme mon visage probablement.

          Alors tout sort, par la bouche et par le nez, un jet dégueulasse, pestilentiel, un goût infect me reste dans la gorge.

          Je transpire à grosses gouttes.

          Il me faut quitter cet endroit vite fait. Je ne comprends plus rien, je vis un véritable cauchemar, mes vêtements me collent à la peau, à cause de cette sueur glacée qui me recouvre subitement.

          Je sors.

          Ils sont tous là, me fixant de leurs yeux de fous.

          Tout à l’heure je n’avais pas remarqué les taches de sang coagulé sur leurs vêtements, ni sur leurs mains. Certains tiennent encore leur couteau entre leurs doigts ensanglantés, notamment la belle rousse qui m’invitait à la rejoindre il y a un instant.

          Mais il y a là également ma femme, Rose.

          A ses cotés celui que j’ai pris pour le docteur Carco, ainsi que l’infirmière chef.

          Tous des aliénés, des dingues, des assassins.

          Ils avancent vers moi. Certains rient très fort, d’autres se trémoussent, la plupart présentent des tics nerveux, incontrôlables.

          Un couple chante à tue-tête le duo de l’escarpolette.

          Ils avancent toujours, lentement, sûrs d’eux.

          Je suis acculé contre le mur et le premier coup qui m’atteint, à la base du cou, m’est porté par Rose, ma femme. 

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