Ce que j’aime dans ton regard, c’est mon reflet

Thierry Kagan

Quand j’ai secoué mon bidule et laissé à jamais partir la dernière goutte, j’ai compris, à la façon dont elle a refusé de tomber dans le trou, que la journée allait se passer absolument pas du tout comme d’habitude.

En sortant de ma cabine individuelle et insonorisée, je me suis regardé dans le miroir au-dessus du lavabo. J’avais envie de crier mais je n’étais plus dans la cabine individuelle et insonorisée. Je me suis donc rongé un ongle, j’ai rassemblé les rognures et les ai mises dans la petite boîte à rognures qui ne me quitte jamais.

Je me suis profondément scruté dans les yeux, comme l’ont fait certainement tous les autres avant moi.

Assis à mon bureau, j’ai regardé le téléphone pour qu’il sonne et ça n’a pas manqué. J’ai répondu que « oui, oui, oui, faites-les patienter, j’arrive tout de suite, Simone ».

Dans la grande salle de réunion et à peine assis, je me suis laissé entendre ce que se laissent entendre depuis un demi siècle les pdg successifs. J’ai répondu, comme ils s’y attendaient que « je ne voyais absolument pas pourquoi je devais sauter par la fenêtre alors que je n’en avais pas envie ».

C’est là que comme attendu, passant par derrière mon grand fauteuil, Sophia m’a assené un grand coup sur la nuque.

Et à nouveau, ma vie m’est passée en accéléré : d’abord, je suis né, ensuite, que dalle pendant 30 ans, puis ce beau jour de mars où cette même Sophia, sans que je ne puisse en placer une, avec une seule et même bouche, a dégorgé la partie basse de mon corps tout en remplissant d’arguments la partie haute. Et de me convaincre de devenir un homme riche à la condition de ne faire absolument rien par moi-même, comme le ferait par exemple un homme fait de paille.

La tête bien enfoncée dans l’acajou de la table, j’entendais sa voix me susurrer à fleur de tympan que le marché avait spéculé à la baisse et que cela m’apprendra à faire décoller la boîte.

Maintenant, j’étais libre : soit je sautais par moi-même, soit je sautais par moi-même avec son aide.

Quand j’ai relevé la tête, j’ai été appelé. Par deux filets de bave.

Celui des commissures de Monsieur Roger, administrateur directeur des ressources humaines. Un filet de compassion. Ou alors juste une envie de viande.

Et en effet, après courte délibération, j’ai compris qu’ils allaient me garder mais pas dans mon intégralité.

Du fait de mes qualités certaines de stratège et du grand appétit du DRH, deux molosses m’ont soulevé et placé dans une boîte tout à fait géniale qui, en un rien de temps, a désolidarisé ma tête de mon corps, préservant les cordes vocales, tout en sectionnant en menus morceaux les parties rouges à congeler, nettoyant les abats et en faisant cuire mes os pour les blanchir et les destiner à devenir de ravissantes sculptures, de celles qui décorent d’ailleurs cette salle de réunion.

Me voici donc dorénavant dans le bureau de Sophia, posé tout à côté d’autres cloches à fromage en cristal contenant les têtes maintenues en exercice de quelques uns de mes prédécesseurs, fortes cervelles pensantes comme moi.

Sophia, je suis son préféré.

Quand on doit se parler, elle me prend dans ses bras et s’enferme avec moi dans sa cabine individuelle et insonorisée. Les autres cloches sont très jalouses.

Sophia me caresse les terminaisons, me fait sentir par l'entremise d'un tube ses parfums les plus intimes, se frotte contre le verre de ma cloche tout en la saupoudrant de mes propres rognures d’ongle et surtout - surtout !: elle me regarde bien droit dans les yeux.

Plus je la regarde, plus je me trouve effectivement particulièrement attachant.

Elle a du talent cette femme.

Mais aujourd’hui, je la sens fébrile. Triste, l’œil chargé et la goutte au nez. La goutte est plus vive que la larme. Chute vertigineuse, elle vient s’écraser sur le sommet de ma cloche. A la façon dont elle prend son chemin le long de la paroi, la visqueuse goutte, je sais que quelque chose de particulier va se passer. Ca ne manque pas !

Sophia sort de la cabine, me jette un linge sur la cloche.

Je ne vois plus rien mais j’entends crier. Des cordes vocales claquent. C’est le requiem de mes aïeux acolytes. Que c’est beau. Puis des duos de verre et d’os, au loin.

Le linge a glissé et je vois Sophia refermer la fenêtre et revenir vers moi.

Pour commettre l’irréparable une dernière fois ?

Elle déverrouille la cloche, je n’ai plus que quelques minutes à vivre.

 « Ce que j’aime dans ton regard, c’est mon reflet », me dit-elle.

Ma peau se flétrit à la vitesse du sébum hurlant, mes cordes vocales sautent l’une après l’autre. Puis elle m’embrasse. Je ferme les yeux et me fond dans sa muqueuse. Elle m’aspire, m’absorbe. C’est enivrant. Je me sens maintenant en elle : je vois ce qu’elle voit, je sens ce qu’elle sent, je suis ce qu’elle est.

Nous nous passons de l’eau sur le visage, nous nous scrutons profondément dans les yeux et nous trouvons très sensuels. Pas besoin de parler. Nous nous rapprochons, nous entrouvrons les lèvres et nous nous embrassons à nouveau. C’est bon. C’est froid mais c’est bon.

Quelqu’un entre et nous surprend. C’est le directeur des ressources humaines qui vient partager avec Sophia un morceau de ma cuisse tout juste cuisiné par Simone. Il lâche le morceau : « Mais Sophia, pourquoi léchez-vous donc le miroir comme cela ? ».

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