Ce que les grandes choses ne disent pas. Fragment Cinquième.
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« —C'est moi Bordier. Tu me veux quoi ? Ici on parle ou on passe. A toi de voir.
—D'accord. A toi je le dis, c'est pour ça que je suis venu. Mais une fois que vous aurez arrêté de me maintenir au bout de vos fusils comme un perdreau. J'aime pas négocier sans aise, et ça me pique la peau tous ces genres de moustiques. »
Il y eût un autre morceau de silence. Ça s'entendait bien par ici parce que ça faisait d'un coup toute la place au plateau, qui vivait sous la neige. Puis Bordier baissa la garde et tous l'accompagnèrent. Certains frileux retournèrent aux intérieurs ou près du feu. On sentait bien que c'était resté méfiant, mais on avait la place de dire maintenant, et d'entendre répondre.
« —Alors ?
—Je suis venu pour la Longeau.
—C'est quoi de ça la longe-eau ?
—C'est pas de quoi, c'est ici.
—Tu veux acheter les ruines ?
—Ecoute, je ne suis pas venu acheter, j'y ai droit. C'est de sang, ça fait longtemps mais c'est comme ça. Maintenant. C'était à la mère de la grand-mère de ma mère et son homme et la fille est partie et je suis en bas de ça, sans personne d'autre qui demande. Mais je vois bien, et je ne suis pas idiot. Toi et tous, vous y vivez, bon, vous y mangez les poules et les chevreuils. Je sais qu'il y a là les cargaisons des arnaqueurs et que c'est bien mieux que la ville pour ces manigances. Je ne suis pas venu pour acheter, mais à toi je l'achète, parce qu'il y a tout ça et que j'aime faire les choses proprement.
—Tu me tournes la tête avec cette histoire.
—Réfléchis. Ce qu'il y a ici, on en a déjà fait renommée. Si pour l'instant vous y êtes, c'est une question de temps pour que le bruit coule jusqu'à une ville où il y aura un nouvel officier, tout neuf, qui veut des preuves de sa jeunesse. C'est pas un adjudant qu'il vous enverra alors. Moi, je te laisse les allumettes et ce que vous avez amené, je te paie, et pour ceux qui viendront il n'y a rien, il n'y a rien eu sauf un homme qui a tenu l'endroit pour éviter que tout s'effondre. Est-ce que je sais, moi, où il est parti ! Il fait sa route, pardi. Voilà, tu gagnes tout. Réfléchis.
—C'est beaucoup. On s'est couché ce soir remplis de chevreuil et de lièvre. De vin. Je suis lourd de tout ça et ma tête ne voit pas loin. Bon. Ce que j'entends, c'est pas si simple que tu voudrais me le faire avaler. Ou bien mon estomac renâcle. C'est des choses qu'il faut bien délier en parlant avant de décider. Tu as le temps ?
—J'ai le temps et j'ai tout, et je suis là avec.
—Alors, dit-il en se tournant vers l'homme d'ombre, Alice, tu vas nous chercher la dame-jeanne, la grande, celle de douze à la prune. Ça sera bien pour me creuser et laisser tout ça se penser. Et puis tu dois être froid l'homme, à être venu comme ça par nuit. On va boire, et puis on va parler mais je ne dis rien. Tu entends, pour le moment c'est rien, et il faudra voir. Alice ! »
Ce que le Maçon avait pris pour un homme du coin des yeux, c'était à voir de vrai une de ces filles qu'on regarde pour que la vie soit belle. Ou du moins on l'aurait regardé, pour le plaisir, jusqu'à croiser ses yeux à elle. Alors ça vous aurait d'un coup tout remonté dans le gosier comme si vous étiez pris de montaison subite. On voyait bien que ça ne plaisantait pas. Au fond c'était tellement rempli d'espoir que ça criait le grand danger de décevoir. Alice cracha d'entre ses mâchoires crispées en direction de Saint-Jean et tourna vivement les talons.
« —C'est une fille que vous avez là ? On dirait un loup.
—Ah, ça elle a la force pour sûr. C'est de là que plus personne n'en veut. Le dernier a fini avec trois côtes cassées. Même moi je n'en fais pas ma guise, elle a le crâne d'un bouc, mais pour la tête, c'est un âne. Enfin. Par-là, viens donc parler. C'est plus au chaud dans la cantine. On ne nous dérangera pas.
—Je te suis. »
Ce que Bordier avait appelé la cantine était immense. Il y avait au nez une soixantaine de pieds entre la voûte de l'entrée et le fond qu'on devinait dans l'ombre. Parfois l'obscurité trompe, mais là le jour se levait et commençait à entourer l'habitude des lampes à huile comme un peu de lait dans l'air. On se rendait bien compte. De longues tables avaient été installées entre les lourds poteaux de bois qui soutenaient la charpente, mais seul le premier tiers était occupé et sentait l'homme. Le reste était figé de parfums de pierre froide et de poussière. Ils s'installèrent à la première. Bordier n'avait pas menti ; ils étaient seuls.
C'était un homme mince, ce Bordier, d'allure souple, un peu roseau tout de même. A côté du Maçon, tout le monde aurait paru mince, mais on voyait au coup d'œil que c'était un homme tout en fil, avec sans doute de bons muscles ronds qui avaient dû malgré ça vieillir un peu, depuis la pêche à la main. Du sourire dont on lui avait parlé, il n'y avait plus qu'un mince rai de peau qui se plissait de chaque côté des lèvres quand il parlait, et une petite aiguille de jaune dans les iris de tourbe. C'était tout. Pour le reste, on trouvait un peu de prestance, un peu d'aisance, un peu de commodité, tout ça à la fois mais sans exploit. Barbe courte. Du sel dans les cheveux. Bon.
Alice revînt sans qu'ils eussent échangé un mot de plus. Elle portait la bonbonne de verre, avec ses douze litres, d'une seule main sans avoir l'air, ni le genre non plus, il faut dire. Il y avait trois verres avec ; trois petits godets sales. Les hommes s'étonnèrent :
« —Qu'est-ce que tu me fais encore, avec ces trois-là ? demanda le père. On est deux que je sache.
—C'est pas seulement de toi et tes combines, on est tous à vivre là. Si les autres s'aveuglent, qu'ils se pissent dessus tout seuls, moi j'écoute et c'est comme ça. Et puis je me demande pour toi combien ça vaut, et si je suis bien d'accord.
—Fillette, commença Saint-Jean, retourne au lit, ce qu'on dit là, c'est aux hommes de le dire, et à eux de l'entendre. »
La gifle partit si vite qu'ils l'entendirent avant de la voir. Et elle fut si violente que la tête du Maçon partit en arrière. C'en était une à retourner un mulet. Il eût de bout en bout une seconde d'effarement. De toute sa vie on n'avait jamais osé. Et à la fin de son effarement, il vit soudain très rouge. Il se redressa de toute sa taille en envoyant valser le banc et envoya son poing dans le flanc de la jeune femme, avec tout de même un peu de retenue. Le coup la faucha tout net, comme une tête de pissenlit, et l'envoya sur la table d'à côté. Bordier se précipita. Sans plus lui accorder un regard, le Maçon se saisit de la dame-jeanne par le goulot et servit deux godets, sans trembler, d'un seul petit geste du poignet. Il n'y en eût pas une goutte à côté.
Au moment où il la reposait, une douleur fulgura dans le bas de son dos comme une ruade qui l'aurait transpercé. Profitant de son affairement elle lui avait planté solidement un genou dans les reins. Alors il se retourna, jeta ses bras puissants autour d'elle et l'enserra en joignant les mains de l'autre côté pour la ramener contre son torse. Il se mit à serrer. La jeune fille se débattait et Bordier criait mais on n'entendait rien à travers le vrombissement rouge des tempes. Enfin, il entendit craquer, plusieurs fois, et sa proie se raidit. Il la lâcha. Tout se tut.
« Et maintenant tu as compris. Laisse-nous » avait-il dit, en soufflant. Pour toute réponse, il reçut un nouveau coup dans l'entrejambe et s'affaissa lentement, en grognant.
« —Je suis ici d'avant toi et j'y reste, le gros.
—Bon, concéda son père, tu n'avais pas besoin de l'amocher comme ça mais comme il n'y peut pas plus que moi, j'imagine que oui, tu vas rester. A condition que ça s'arrête votre pugilat. »
Elle s'empara de l'énorme bonbonne et, sans effort, avec exactement le même geste que son adversaire, se servit le troisième verre. Là non plus, il n'y eût pas une goutte en trop.
L'histoire ne sait pas ce qu'ils se dirent. Ce dont on est sûrs aujourd'hui c'est que lorsque tout fut fini, que les douze litres de prune et la journée furent bus, c'était ficelé. La Longeau revenait à Saint-Jean Collinet, dit Sauval, qui laissait à Bordier toutes ses marchandises. En échange il n'avait jamais rien vu. Les hommes partiraient le lendemain en emmenant. Alice, elle, n'avait pas voulu quitter les lieux. C'est ce qu'on avait dit. La vérité c'est qu'elle aurait suivi Saint-Jean s'il avait repris la route.
On célébra leur mariage une année plus loin. Après la reconstruction terminée. Rien qu'à eux deux ils refondèrent tout, et c'est pour ça qu'on l'appela, lui, le Maçon. Même si elle s'avéra aussi dure à la tâche que trois hommes ordinaires. Ils embauchèrent. Achetèrent leurs premières bêtes, des chevaux magnifiques, et deux vaches à lait, à la foire d'en bas. Puis ils eurent coup sur coup deux enfants. Un garçon aux poumons de feu, lourd et dur comme un rocher, avec une poigne d'éboulement, et une fille de fontaine avec des yeux qui chantaient et le cœur entêté. Puis ils prirent des bœufs et deux taureaux entiers, et décidèrent que le fils serait Jules, et sa sœur Gina.
Tout relu du début.... :-)
· Il y a environ 8 ans ·Maud Garnier
Ouh il en faut du courage. Je ne suis pas certain que je relirais tout comme ça... en fait je suis même certain que non, ça m'enerverait trop ! Merci Maud.
· Il y a environ 8 ans ·thib
il me manquait la fin de l'extrait... Elle est parfaite... Et Alice, c'est parfait. La suite, la suite !
· Il y a environ 8 ans ·ellis
Ben faut lire jusqu'au bout aussi ! Et sinon, tu sais bien, pour la suite, c'est un petit poil plus compliqué. Merci, toi.
· Il y a environ 8 ans ·thib
J'ai bien fait d'attendre patiemment pour la suite :) la fidélité est toujours récompensée ^^
· Il y a environ 8 ans ·carouille
Et la récompense est toujours fidèle... merci Carouille, je ne sais pas quand la suite viendra, ça risque de prendre du temps mais je m'y atèle dès que j'en ai le temps.
· Il y a environ 8 ans ·thib