Ce que les grandes choses ne disent pas. Fragment premier.

thib

Photographie par Vincent Descotils.


La jeune femme toucha la lourde porte de chêne. Dehors les bruits craquaient sous l'épaisseur de la nuit. Des renards jappaient. Les lavandes, les oliviers et les sources faisaient couler leurs parfums au ras de terre. Les effluves passaient sous les portes avec un affairement de cigale. Épuisé de chaleur, le vent frissonnait contre le mur sud avec de longs trémolos de trompette. Le rythme du plateau traversait la vieille ferme à pleine force, de tout son large ; la terre faisait gros dos.

               

Eva entra dans l'étable. Il y avait des mois. Elle n'y était pas revenue depuis son Olivier. C'était Manon qui s'était chargée. Même ça s'était fait tout seul, comme se font parfois les choses de deuil. Elle avait d'elle-même passé la porte, avec ses soixante-cinq ans, ses mains ligneuses de vigne, la bouche serrée, le grand trou dans son amour de mère et tout. Dès le matin suivant. Quand on choisit de s'occuper des bêtes, on a beau parler de mort d'homme, ça ne leur repasse pas le poil. Et puis ces histoires-là, ce n'est pas elles qui font la traite de cinq heures, ou qui remplissent les mangeoires. Ça ne se fait pas tout seul non plus. Il faut des bras et de la sueur. Il faut dominer, et ça, c'est pour les hommes. Et Manon le sait, mais ce qu'elle sait aussi, c'est qu'à trois femmes on peut s'entendre largement à faire du travail d'homme. Même si on n'est pas faites pour ça, même si on n'en a pas le goût ; et au fond on ne veut pas dominer les autres. Se chauffer, faire confiance, sentir et s'apprendre, oui. Trouver avec les yeux et reconnaître avec la  voix. C'est donner qu'on veut, surtout. Et pour donner, faut recevoir, faut s'entourer.

               

Après la porte, c'était tout de suite la grosse embrassade du foin, de la sueur des bœufs et des chevaux, mais qui alors vous empoignait à vous faire résonner le sang comme une forge. Les tempes vibraient. Et puis juste à suivre, un pas plus loin, ça venait se défroisser dans la chair avec des feuilles, tendres, chaudes ; la vie râpait la peau comme des branches de pommier. Elle eût la tête qui tourna. Un moment. S'appuya. Il y avait toutes ces respirations paisibles, profondes, sombres. Et puis d'autres sons qui prenaient moins de place mais avaient l'habitude de vivre là. Un peu de paille piétinée. Le cuir frotté contre les tenants de chêne. Le clapotis des sabots qui se souviennent. Et puis de temps à autre le désir des mâchoires qui claquait à vide. Tout ça lui redonna de la substance. Elle se reprit.

               

Et pourtant, c'était encore là, elle s'en sentait remplie. Sous la bouche, dans le nez, dans le ventre et les reins. Remplie de cette chose épaisse, qui s'était frayée un chemin et lui ouvrait la tête, comme une fleur, parmi le vent et l'herbe. Elle empoigna la fourche. Demain il faudra tirer le lait, se dit-elle. Son corps eût de la joie à ces pensées. Une joie du corps, pourtant, ça ne va pas toujours à la tête. Elle s'en voulut. Elle pensa à Olivier. Son Olivier. Cette grande odeur libre, cette odeur de travail et de vie, elle s'ajoutait à la sienne, elle s'ajoutait à la chaleur de sa force et des journées où il s'était tenu debout et clair dans le monde, lorsqu'il revenait de l'étable ou des champs. Le manche de la fourche ne se souvenait presque pas des mains de Manon. Mais ça avait encore la mémoire claire des doigts de l'homme. Elle voyait le bois bien lisse là où il l'avait empoigné à pleine main. Là où les bêtes, le temps, la ferme et tous s'étaient nourris de ses mouvements. Alors elle assura sa prise, au même endroit. Et piqua dans les herbes sèches. Dès qu'elle levait le fer, elle ouvrait tout de suite la large fleur de foin qui s'était glissée dans sa tête. C'était d'une ivresse limpide.

               

En ressortant, elle était chose. Chose de ce sang sonore qu'elle avait oublié. Chose de ne pas y succomber. Elle en sentait le bon, tout le bon. On sent toujours le bon et c'est toujours le corps qui en fait commerce, qui en a la sagesse. Mais parfois, la tête n'est pas d'accord. La tête, c'est toujours ce qui met le plus de temps à guérir quand elle est touchée. C'est ce qu'on appelle la mémoire. D'ailleurs, la tête, se dit Eva, ça ne guérit pas. Il arrive qu'elle oublie. Mais si ce sont les émotions qui ont des plaies, si ce sont les choses qu'on touche d'abord avec sa conscience, alors on ne guérit finalement jamais, on peut juste oublier, en partie. Juste faire avec, et c'est déjà beaucoup, au fond. C'est même tout, quand on y pense. Faire avec. C'est notre manière, à nous autres, de ne plus être seuls. Le lendemain.

               

Elle se gratta machinalement sous le sein. La poussière du foin, fine et irritante, était passée au-delà du tissu et se mêlait à sa transpiration pour faire une pâte comme de l'argile, lui collant le lin du chemisier au corps. Combien de fois Olivier était-il revenu, avec son parfum de bête, tout emplâtré de farine noire ? La ferme gémissait doucement dans la lourde nuit de mai. A l'étage, Eva s'arrêta un instant devant la porte de Manon. Elle écouta : le fuseau de la respiration travaillait au milieu des chansons du bois. La vieille femme dormait. Alors, avec cette démarche huilée de jeunesse qu'Olivier avait tant admirée, elle alla jusqu'à ses quartiers sans faire plus de bruit que des pas de chat.

               

Elle se déshabillait à l'ordinaire, avec plus de grâce que de mouvements. Mais lasse. Puis elle s'empara du linge qui trempait dans une bassine et entreprit de se frictionner. D'abord le cou, depuis les oreilles, et jusque sous le menton. L'eau froide la revigorait. Elle essuya ses seins, passant bien dessus, et puis dessous, avec un soin qui sait. Elle en toucha le bout, qui se mit à durcir comme un bourgeon de figuier. Elle sentait sur sa peau la bonne chaleur de ses paumes. Son souffle eût un sursaut. Il lui était venu parce qu'il y avait eu d'un coup beaucoup d'Olivier dans ce torchon, dans la peau qu'elle lui tendait pour bien aller dans les légers plis des hanches. Elle secoua la tête. Passa le tissu si fort sur sa peau qu'elle en eût le ventre rouge. Et ce ne fut que lorsqu'elle eût frotté partout sans ménagements qu'elle s'accorda le droit d'aller à la rencontre du vent que sa fenêtre gonflait des étoiles du printemps. C'est d'abord la peau, se dit-elle. C'est toujours comme ça. La peau, et dessous c'est le sang. Et dessus le monde.

  • wahou... je sais pas quoi dire non plus...
    a part souligner l'émotion qui ruisselle de partout et qui nous pénètre par tous les pores et jusqu'à l'âme....

    · Il y a presque 8 ans ·
    12804620 457105317821526 4543995067844604319 n chantal

    Maud Garnier

    • Jusqu'à l'âme, c'est loin... si déjà ça va jusqu'à l'émotion, je n'en demande pas . Merci Maud ;)

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Vie1

      thib

    • l'émotion est toute émotionnée lol

      · Il y a plus de 7 ans ·
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      Maud Garnier

  • Je sais pas quoi te laisser comme com. ton texte me laisse sans voix. alors juste ça, une trace de mon passage, et d'avoir reçu chacun des mots partagés.

    · Il y a presque 8 ans ·
    Ananas

    carouille

    • C'est déjà beaucoup Carouille. Merci, sincèrement.

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Vie1

      thib

  • Superbe texte plein de chair !!!

    · Il y a presque 8 ans ·
    Img

    Patrick Gonzalez

    • Merci Patrick !!!

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Vie1

      thib

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