Ce que les grandes choses ne disent pas. Fragment troisième.

thib

Photographie Vincent Descotils.


On disait sur les fermes du plateau, de celle des Troubles à la Pertuise, jusqu'à Roumoules, et on le disait aussi en bas à Corbières, que les Collinet étaient arrivés après la guerre. La vérité c'est qu'ils étaient revenus. A l'époque, c'était des Sauval qu'on parlait. C'était une famille depuis longtemps, une des hautes collines, avec leur ferme qu'on appelait la Longeau. Les hommes y étaient comme des ours, bruns et sûrs, durs en fer, et la surprise c'était qu'on leur voyait à chaque génération toujours un garçon qui devenait pareil de poil et de force, et toujours aussi une fille. Dans les montagnes d'alors, on distinguait bien les filles des femmes. Celles-ci étaient sans courbes, toutes en nœuds de bois, les mains rapides, sûres, bâties de terre et travailleuses comme deux hommes. Celles-là par contre étaient aussi justes de geste que de corps. On leur disait filles parce qu'il y avait une grâce sauvage dans leurs membres ronds, et que même au fort du labeur elles gardaient la bouche luisante, les yeux bien purs et l'envie de danser. De toutes, les plus belles étaient toujours les filles Sauval.

               

Si bien qu'un jour s'était amené un type, un piémontais qui marchait mou sur ses semelles de corde. Un Amaro de là-bas, avec une vraie gueule de jus, des minauderies et des parfums, mais de grands bras fiers aussi et c'était de ces bras qu'il s'était servi pour emmener la jeune Sauval. On eût beau battre, ils se sauvèrent bien proprement. Ce qui arriva aussi c'est que le fils, très attaché de sa sœur, entreprit de la rallier tout seul. On le trouva quelques jours plus tard, au fond d'un ravin. Sauval le père ne se consola pas et la Longeau non plus. La nature eût ses droits. Ça se passait, tout ça, dans les cinquante de deux siècles auparavant. D'abord on en parla beaucoup, et puis on fabula. On disait que le voleur était à pied, puis cavalier, et à la fin c'est avec tout le Piémont qu'il était venu. C'était même passé dans l'expression, et de quelques temps, un luron tentait encore de faire un Sauval en volant une des filles de la montagne. Les premiers se firent chatouiller à coup de plomb, et il n'y en eût pas d'autres. D'en bas, on parlait souvent des sauvageries et peu à peu, le tri se fit entre ceux qui se faisaient happer du haut et ceux qui en lorgnaient les grâces. Quelques-uns vinrent s'installer, quelques-unes s'enfuirent encore, seules, pour des vies de ville, et ce fut tout.

               

Deux siècles lavèrent donc la Longeau sans qu'on n'apprenne plus rien sur cette histoire. Et puis un jour, c'était alors Décembre et l'Est vous rentrait dedans avec tout son charroi de froid, comme si le vent avait ouvert la porte ; un jour au Coin des loups entre un homme. Fumant comme un boudin qu'on sort du four, la barbe pourtant prise en glace, mais tout à fait libre sous ses manteaux de fourrure et un bâton dans la main qui paraissait un jeune arbre. D'abord, il s'était baissé pour entrer et puis, malgré ses quelques deux-cent-cinquante livres, une souplesse qui se faisait force, de l'épaule aux doigts. Il alla droit boire un litre de chaud, comme un godet d'eau, et quand il eût fini promena son regard. Il l'avait bien franc, tout lisse et gris d'orage sous un bon pouce de ronce qui lui barrait le front. Une cicatrice énorme festoyait de la tempe gauche à la commissure, béante, affamée. Celui-là, c'était Saint-Jean Collinet, dit Sauval, le Maçon. Personne ne savait d'où il était venu.

               

Il avait beau être brutal de sang, il n'en était pas moins rusé et se tenait d'une main de fer. Ce qu'il voulait, il l'eût de deux jours. C'était la Longeau. La contrebande en ce temps-là donnait son plein. Il y avait d'un côté les armes, et de l'autre les allumettes. Les hautes collines, avec leurs forêts qu'on ne connaissait par cœur que lorsqu'on y vivait, avec toutes les failles, les surplombs, les falaises et les grottes, avec les bouscatiers aussi qui se gardaient bien férocement, c'était pour ça le meilleur des terreaux. C'est ce que le maire lui expliqua prudemment ce soir-là, au Coin des loups. Ce qu'il ignorait, le maire, c'est que le Maçon avait entendu l'histoire de son ancêtre qui s'était volée et qu'une montagne l'attendait. Il revenait même avec l'argent de ses droits. Alors quand le notable n'eût plus le choix, il dût lui avouer que la Longeau, à plusieurs kilomètres des premiers villages, c'était plus que la ruine et les arnaqueurs sans rien d'autre.


« —Tu comprends, comme elle était laissée de longtemps, ils y ont fait des quartiers. J'y envoie plus les gendarmes depuis qu'ils ont fait bouffer des pissenlits à l'Adjudant. Croies moi, qu'on me pende si c'est ce que je veux, mais y a que l'attente pour te laver de sauvages pareils. Et comme ils sont de pays, personne cherche à leur envoyer plus gros non plus. C'est des fils et des pères, et la famille, même quand c'est pas d'accord, c'est la famille quand même.

—Ce que je comprends, pour mon compte, était parti le Maçon, c'est que la Longeau, c'est à moi depuis plus longtemps. On me dit du Sauval, parce que c'est mon sang. Et celui qui me fera les poches est encore dans les couilles de son père. Te fais donc pas d'encre, lâche donc où c'est et puis j'irai leur parler. J'ai mon idée. Encore une chose. Sa parole, à Bordier, on s'y fie par le coin ?

—On s'y fiait, mais là, avec cette tête qu'il s'est faite et qui semble si petite, je ne sais plus.

—Un homme, ça ne change pas si vite. C'est en dedans comme un arbre, fait de vieux bois qui a vieilli et s'est bâti sur des nœuds, avec les circonstances. Les feuilles changent, avec les saisons, les saisons d'homme. Le cœur, tant qu'il ne pourrit pas. Bon. C'est tout de même un à qui on peut parler.

—Avec tes mots tu parlerais à tous. C'est un de la montagne. Il t'entendra. Pour le reste...

—Ce reste j'y verrai clair au temps voulu. Merci l'ami. »

 

                Et il était parti.

  • Tu parles (tu écris) vrai...

    · Il y a plus de 7 ans ·
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    Maud Garnier

    • J'essaie... merci

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Vie1

      thib

  • Je les aime ces grandes choses ... tu écris avec tes tripes ... franchement c'est beau tous ces ressentis ...

    · Il y a plus de 7 ans ·
    W

    marielesmots

    • Avec les tripes et les main, aussi. Merci d''être si réceptive Marie.

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Vie1

      thib

  • Celui-là m'a beaucoup rappelé Cendrars. Dans l'ambiance, dans la maîtrise des dialogues, dans le style : )

    · Il y a plus de 7 ans ·
    Boat lake night reflection stars

    austylonoir

    • Fait longtemps que je n'en ai pas lu, du Cendrars, et je n'y aurais pas pensé, mais merci, c'est un sacré compliment !

      · Il y a plus de 7 ans ·
      Vie1

      thib

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