Ce qui ne dort jamais - Concours Apocalypse

julia-crampel

Car ils ne dormiraient pas s'ils n'avaient fait le mal.
Le sommeil leur serait ravi s'ils n'avaient fait tomber personne
Car c'est le pain de la méchanceté qu'ils mangent,
Car c'est le vin de la violence qu'ils boivent.

 Proverbes, IV, 16-17

Jour 1.    

On s'imagine toujours que la neige a un goût extraordinaire, surtout la première de l'année. Papa dit que c'est la meilleure. Je crois surtout qu'il se berçait d'illusions quand il a penché la tête vers le ciel pour avaler les flocons qui tombaient épars sur le jardin. Parce que la neige n'est que de l'eau congelée, ça n'a aucun goût et ça ne sert à rien. Ça se contente de flotter bêtement, de tomber bêtement, de s'entasser bêtement, avant de fondre bêtement une fois que ça a bien embêté tout le monde. Comme aujourd'hui. Nous sommes le 1 décembre, et pour la première fois de l'année, il neige. Il neige depuis bientôt sept heures, et ça ne s'arrête pas.     

Papa s'est réveillé ce matin très enthousiaste à l'idée de toute cette neige. Il a tenu à ce que je m'habille et que je sorte avec lui faire une promenade. Moi encore, je me suis dit « Pourquoi pas ? C'était une bonne occasion d'essayer mes nouveaux gants tout neufs. ». Ils sont rouges, comme ceux de Spiderman. Ou du Père Noël, comme dirait Maman. C'est un défaut de Maman : elle est vieux-jeu. Et ce qui n'arrange rien, c'est une fille, alors les histoires de Spiderman, elle n'y comprend rien, elle comprend juste les histoires de Père Noël. Pour ce qui est de la balade, celui qui avait l'air moins content, c'était Alphonse. Alphonse, c'est mon chien. Je l'ai eu pour mes sept ans l'année dernière. Courir le monde et ramener des trucs à moitié pourri, ça lui convient. Se rouler dans la flaque de boue derrière la cabane, ça le botte drôlement. Mais la balade dans la neige, ça, il aime un peu moins. Surtout la première neige. C'est à croire que chaque année, il redécouvre la neige avec inquiétude. Il fallait le voir avancer prudemment, comme pour s'habituer à l'idée que ce truc blanc ne risquait pas de lui engloutir les pattes, ou de l'engloutir lui tout entier, tout simplement, sans chichi. Alphonse est courageux, mais des fois il a des réactions que je ne comprend pas. Papa dit que c'est un bon chien, et Maman aussi, sauf quand il bouffe une paire de chaussures, qu'il vole des patates ou qu'il saute dans mon lit avec ses pattes sales.     

Mais depuis ce matin et la balade dans la neige, Alphonse a un comportement bizarre. Il reste couché là, sur son tapis, levant les oreilles à chaque frémissement du rideau de la porte. Quand il s'endort, il fait de drôles de bruits de grognements, comme quand il court après les blaireaux en été. C'est peut-être à cause du bruit qu'on a entendu pendant qu'on était dehors avec Papa. Le vent est bizarre lui-aussi aujourd'hui. Il y avait eu un grand cri en provenance de l'est, de la haie d'arbres qui protège le potager des trop grosses bourrasques, comme la longue plainte triste et terrible d'un animal blessé. Comme si le vent éprouvait de la colère et de la frustration. Papa dit que ce n'est que le vent, il n'est pas bon ou méchant, il contente de souffler et c'est tout. Il n'empêche que pendant qu'on était dehors, il s'était contenté de souffler de façon carrément hostile depuis la montagne, et Alphonse a couiné un peu, presque sans le faire exprès, comme s'il avait été pris par surprise. Papa a dit que c'était une sacrée belle tempête qui commençait là, et qu'on ferait mieux de rentrer avant que les choses se précisent. C'est une des expressions favorites de Papa, que les choses se précisent. En général, elles font juste suivre leur cours normal. Rien ne se précise jamais.     

Quand on est rentré à la maison, on a eu notre bol de chocolat et on l'a bu devant la cheminée qui venait d'être allumée, entre hommes, avec Alphonse qui est tout de suite parti se coucher sur son tapis et a commencé son attitude de fille effarouchée. Papa m'a demandé ce que j'allais demander au Père Noël, et j'ai répondu une carabine à plomb, un nouveau jeu vidéo, une panoplie de Spiderman et aussi une grosse voiture à pédales. Papa a trouvé que j'avais des drôles de goûts pour un petit garçon de 2012 . Je lui ai répondu qu'à huit ans, j'étais assez grand pour choisir ce que je voulais, et que le Père Noël serait bien attendri de trouver un garçon qui lui demande des vieux surplus d'inventaires en lui épargnant les mille vicissitudes et efforts de la conception d'articles modernes dont les matériaux seraient probablement déjà en rupture de stock. Papa me demanda où j'avais entendu ce mot, vicissitudes, et si je savais ce que ça voulait dire. Je me contentais de prendre une petite gorgée de mon chocolat. Je n'avais pas la réponse, et il allait me faire chercher dans le dictionnaire. Papa me dit « Quand tu auras fini ton chocolat, tu iras chercher le dictionnaire et tu me liras la définition, d'accord ? » J'ai répondu d'accord, en espérant qu'il oublie, mais il n'a pas oublié. Alors je l'ai fait. Et ensuite j'ai pu aller jouer dans ma chambre.     

En bas, dans son bureau, Maman écoutait White Christmas en boucle. C'était son truc chaque année, elle écoutait White Christmas, chantait White Christmas, sifflotait White Christmas à compter du 1er décembre et ce jusqu'à Noël où elle se déclarait alors incapable d'écouter cette chanson une fois de plus. Il paraît que Papa avait émis un commentaire s'apparentant à une moquerie un jour quand elle avait dit ça et ça avait fait un de ces foins ! Depuis ce jour, Papa ne disait plus rien, et supportait White Christmas, comme nous tous à la maison.    

Ca sentait la cannelle et le beurre fondu dans toute la maison. Les biscuits n'étaient plus au four depuis longtemps, mais dans mon ventre. La soirée se terminait, et on m'avait envoyé en pyjama au lit. Comme tous les soirs, je me suis installé devant ma fenêtre et j'ai regardé le ciel.. Papa m'avait ramené la semaine dernière un gros livre de Jules Verne, sur un homme qui faisait le pari de faire le tour du monde en montgolfière. C'était très intéressant, mais un peu dur à lire, alors je préférais me raconter la suite de l'histoire en inventant que le ballon passait au dessus des champs la nuit, pendant que tout le monde dormait.     

Ce soir, la fenêtre de la cuisine était encore ouverte. Une autre lubie de Maman qui devait toujours ouvrir toutes les fenêtres de la pièce où elle se trouvait, parce qu'il faisait toujours trop chaud et qu'elle étouffait.     

Je pouvais donc entendre Papa et Maman discuter à l'étage en dessous. Ça et là quelques mots me parvenaient sans que je cherche vraiment à y faire attention.     

« Encore quelques jours... nos provisions... peut-être retourner vers la ville. »    

Ils devaient encore se rappeler leurs vies dans la grande ville dans laquelle je n'avais jamais habité, puisqu'on avait déménagé avant ma naissance, pour m'élever dans les meilleures conditions. C'était l'expression qui revenait toujours dans la bouche de Papa lors de ces discussions sans fin, qui finissaient toujours par les yeux rouges et les mots durs de Maman, les excuses de papa, et les réconciliations. Maman avait rencontré celui qui allait devenait son mari à un coin de rue  dans la ville. Maman sur son vélo sur la piste cyclable, Papa pressé d'attraper son autobus, une jambe cassée pour lui, le coup de foudre pour tout les deux. Puis elle s'était arrondie, avait décidé de se remettre à écrire, et lui s'était empressé de suivre une formation agricole de base pour la culture bio. Ancien ingénieur informatique, il avait plaqué ses ordinateurs pour le crottin de poule et les carottes au bon goût de carottes.    

Souvent, il arrivait qu'ils se rappellent leur passé d'avant les courtes nuits de sommeil. Parfois Maman regrettait d'avoir quitté ses amis, les traversées de la ville la nuit à vélo après la sortie des bars, les expositions d'art contemporain, les lancements et les vernissages, ses fréquentations, son jeune visage photographié par les artistes les plus en vue...     

Mais elle repensait à ses amis trentenaires qui s'étaient mis à développer des tumeurs et des cancers, leurs enfants allergiques à tout, les pandémies qui n'avaient fait qu'accentuer le dégoût de ses amis pour tout ce qui était vivant.     

Et après chaque dispute, elle retraversait le désert qui la séparait de son mari de l'autre côté du lit, le serrait dans ses bras et s'endormait contre lui.    

Maman est venu vérifier que je dormais et elle m'a bordé. Moi, je n'aimais pas savoir que Maman était triste. Alors je me suis réveillé et je lui ai demandé de me raconter une histoire. Ça change les idées, les histoires, et ca détend. Alors Maman m'a raconté une histoire. Elle les inventait toujours spécialement pour moi, et elle était très forte là-dedans.    

« Sur une terre plus loin que l'horizon, là-bas par delà la plaine et la chaîne de montagnes qui nous cache la vue de l'autre plaine, imagine-toi arriver au bord du monde connu. Pour se rendre à l'endroit de mon histoire, il aurait fallu cheminer en rêve pendant quatre nuits, sans perdre des yeux l'étoile du Berger, et arriver enfin où tous les rêves se rejoignent au petit matin. Au bout du monde, il y a l'océan. Et il y a le vent. Le vent qui hurle, gronde et fracasse et concasse, le vents qui rebondit sur les falaises, qui déchire les rochers en abysse, retombe des nuages et pétrifie tout. Nulle autre chose que le vent tornade en ce lieu désolé, le vent colère qui détruit, brise et tord, et qui ayant tout détruit, tout brisé, tout tordu ne trouve plus que lui-même à combattre. Et jour après nuit, nuit après jour, chaque grain de sable tremble sur cette plage où règne ce géant. Tous les esprits, toutes les fées avaient quitté ce lieu de désespoir et de violence.    

Pourtant, un matin au creux de l'aurore, une perle d'or brilla au fond de la mer, bercée par le ressac, soulevée comme peuvent l'être les graines de pissenlits avec leurs petites collerettes. Elle venait des tréfonds du monde, échappée d'un coffre au trésor ou du ventre d'une baleine, et depuis mille et mille ans qu'elle se faisait rouler par la mer, elle avait cheminé parmi les abysses et les crevettes, doucement, destinemment     

Seul un albatros l'avait vu arriver sur la plage.    

Et l'univers tout entier de se taire, d'écouter.    

Le vent terrible, une fois de plus,  fit craquer le bord du monde comme une noix que l'on brise et la perle d'or roula à découvert, à sec, parmi les os de sèches et le bois flotté. Il régnait une odeur diffuse de sel et d'écume, disputée par les parfums de sable et de plantes qui poussent sur les dunes, cette odeur de petit caillou après la pluie. Les grands roseaux tremblaient et sifflaient. Le vent, comme parfois, contemplait du haut de la falaise son royaume de mépris, sa terre occupée.    

Un éclat se ternit. La perle dorée avait séché, perdant son velours, sa transparence, sa magie. Le soleil en aurait versé une larme, mais le vent n'en fit rien. Il détourna le regard vers l'horizon et se mit à chanter. Sa chanson était triste et parlait de la dernière feuille d'automne qui se détache vers l'hiver, du premier bateau partit pour la guerre qui n'en est jamais revenu, de la dernière fée morte au fond d'un grenier oublié. Mile après mile, les souvenirs à l'extrême bout du monde furent poussés, et sa complainte résonna jusqu'aux barrières des cités sous-marines, réveillant les légendes oubliées, les rois disparus et les amours enfouies.     

« Les éléments ne pleurent pas, chantait-il, ils sont condamnés à se souvenir. S'il existait des voix pour reprendre ce qu'ont vu nos yeux, il n'en est plus rien et les fées sont mortes.    

- Pourquoi pleurer ainsi la gloire de ruines disparues, quand dansent encore les sirènes et rêves les enfants de l'homme ? »

La perle d'or vibrait du rire des tritons, du tremblement des princesses, de l'éclat des sabres.    

« Rends les contes aux enfants, ils sauront quoi en faire. Les histoires que tu chantes, ils les chanteront eux-mêmes, car la vie les y poussera. Les éléments ne rient pas, ils condamnent à se souvenir. A se souvenir des perles d'or sur les plages dévastées, des instants précieux dans les vies solitaires, et de l'or qui devra rester, après qu'une vie a passé. »    

J'ai résisté et résisté jusqu'à la fin de l'histoire parce que c'était une très belle histoire et que j'aime vraiment beaucoup les chants tristes et beaux qui parlent de cités englouties, mais là je n'y tenais plus, et je me suis endormi presque dès que maman m'embrassa sur le front en me souhaitant bonne nuit.    

Plus tard dans la nuit, un cri terrible a déchiré le silence de la maison : Alphonse hurlait à la mort. Tandis que dans le jardin sous ma fenêtre, quelqu'un riait frénétiquement.

Jour 2.    

La neige ne s'est pas arrêtée de la nuit, et elle tombait encore quand je me suis réveillé ce matin. Quand je suis descendu pour le petit déjeuner, Papa était déjà dehors, en train de pelleter devant la maison pour libérer un chemin jusqu'au garage. Il a cette fixation de toujours pouvoir être prêt à partir sur les chapeaux de roues, au moindre signal. Il me l'avait expliqué un jour, en me disant que si je me blessais, il fallait pouvoir immédiatement partir à l'hôpital. Pour cette raison, la voiture est toujours garée dans le sens du départ, et une batterie de secours est maintenue chargée dans un des placards du garage.    

Maman avait les traits tirés de quelqu'un qui n'a pas beaucoup dormi. Elle a toujours cet air tant qu'elle n'avait pas bu son café. Elle m'a passé la main dans les cheveux quand je me suis assis à la grande table en chêne.    

« Tu as bien dormi mon chéri ? ».    

Je lui ai raconté mon rêve : j'étais perdu dehors, il neigeait et Papa et elle n'étaient plus là et Alphonse s'était mis à hurler très fort, avec une voix qui faisait peur, et le vent dans les arbres lui avait répondu en riant comme les méchants dans les films. Alors j'avais essayé de courir vers la maison, mais c'est comme si quelque chose m'en empêchait et que mes jambes ne voulaient plus avancé. Et après, j'avais entendu Maman pleurer et je m'étais réveillé en entendant Alphonse crier à la mort et quelqu'un rire sous ma fenêtre.    

Maman a posé mon chocolat chaud devant moi, avec une assiette de gaufres. Maman ne faisait jamais de gaufre le matin.     

« C'était un mauvais rêve, chéri. Alphonse a fait un mauvais rêve cette nuit, lui aussi. C'est pour ça qu'il s'est mis à crier. Mais tout va bien, regarde-le manger ses croquettes. »    

Maman s'est déplacé jusqu'au tapis du chien pour le caresser et lui gratter le flanc. Comme à chaque fois qu'il est l'objet d'attentions de la part de Maman, cet imbécile de chien a laissé tomber ce qu'il faisait et s'est couché sur le dos, quêtant des gratouilles sur le ventre d'un petit air béat. Ça faisait toujours rire Maman, même si moi ça m'exaspère de voir mon chien jouer les carpettes pour une gratte sur le nombril.     

« Quant au rire, ce n'était qu'un renard ou une chouette qui se promenait par-là. Allez, mange et tu fileras t'habiller après, nous allons avoir de la visite aujourd'hui.

- Ah oui ? Qui ca ?

- Ton oncle, il ne devrait pas tarder, alors hop ! Dépêche-toi. Je compte sur toi pour être bien élevé et ne plus lui sauter dessus comme un petit sauvage.»        

Je n'ai qu'un seul oncle, que je n'avais vu qu'une fois quand j'étais tout petit, parce qu'il habitait la ville et qu'il ne venait jamais à la maison. D'après lui, on habitait dans un trou. Je ne vois pas ce qu'il entendait par là, parce qu'on avait comme même tout le confort moderne et une école dans le village, et Internet aussi. Alors comparé à un village de Papouasie, on était le nec-plus-ultra de la civilisation. En fait, je pense surtout qu'il n'aimait pas Papa. Il trouvait que c'était de sa faute si Maman était partie de la ville, loin de lui et de ses amis. Mon oncle est le frère de ma mère, et il ne lui ressemblait pas du tout.     

J'avais terminé de mettre mes chaussettes et je partais à la recherche de ma deuxième pantoufle en espérant qu'Alphonse ne l'ait pas emmené dans son panier pour la manger. C'était des pantoufles avec des têtes de singes en peluche et j'y tenais comme à la prunelle de mes deux yeux. Je venais de me pencher pour regarder sous le lit quand j'ai entendu le bruit d'un moteur étouffé par la neige. Je l'ai alors vue arriver de la fenêtre de ma chambre, sur la route qui arrivait de la petite colline. En dessous de ce qui ressemblait au contenu d'un appartement recouvert d'une bâche, matelas et buffet de salle à manger compris, arrivait une voiture. Elle semblait peiner à la fois sous le poids de son chargement, et à cause des bancs de neige qu'elle affrontait vaillamment, éperonnée par un conducteur que l'on sentait pressé d'arriver. J'ai abandonné les recherches concernant la pantoufle perdue et J'ai filé comme un lapin dans l'escalier, sauté dans mes bottes de neige avant de  me précipiter dehors. Maman m'a retenu par le col sur le pas de la porte et m'a dit d'enfiler mon manteau avant de sortir sinon j'allais attraper une broncho-pneumonie et on n'avait pas besoin de ça en plus. Je ne voyais pas vraiment ce qu'on avait et dont on n'avait pas besoin, mais je me suis exécuté de bon cœur pour ne pas lui causer de tracas.    

Papa attendait sur le bord du chemin, avec une petite lampe torche pour guider l'oncle qui arrivait. Comme la voiture s'approchait, je distinguais l'état de délabrement du véhicule, qui ressemblait à ceux des terrains vagues des albums de bande dessinée : sa carrosserie était emboutie de partout, avec des bosses, des creux et surtout de grands griffures longilignes qui allaient de l'avant vers l'arrière. Elle avait l'air d'avoir fait la route en roulant sur elle-même, à moins qu'elle n'ait servi de tabouret à un éléphant avant d'être jeté aux tigres ... J'entendais Papa marmonner :     

« Mais qu'est-ce qu'il a foutu, cet abruti ? Je parie qu'il s'est encore fichu dans le ravin ! J'espère qu'il n'a rien embouti sur son chemin, j'ai pas envie d'avoir les voisins sur le dos. Mais est-ce qu'il va se dépêcher, ce crétin, c'est pas comme si j'avais que ça à faire, de l'attendre en me gelant les... »    

Papa baissa les yeux et me vis à côté de lui. Ça n'a pas loupé, il m'a dit de rentrer à la maison. Moi je ne voulais pas, je voulais accueillir l'oncle comme il se doit, mais Papa s'est vraiment fâché en me disant que si je ne rentrais pas tout de suite, j'allais attraper une broncho-pneumonie. J'ai bien tenté de lui expliquer que c'est pour ça que j'avais mis mon manteau, mais ça ne servait à rien de discuter avec Papa quand il était énervé, alors je suis rentré et j'ai attendu.     

Le chien a levé la tête d'un air endormi, en geignant un peu, avant de replonger dans le sommeil du juste, lorsque la porte d'entrée s'ouvrit. Une forme humaine recouverte d'une collection complète de mode pour homme automne-hiver se glissa à l'intérieur, suivi par Papa qui portait une valise et un gros sac à dos. Lorsque Papa se débarrassa de son chargement, le sac émis un son métallique en touchant le sol, comme s'il était rempli de dizaines de boîtes de conserves. Le tas de vêtements se défit progressivement, sur la patère puis sur le sol, laissant apparaître mon oncle Michael, l'air fatigué du grand voyageur avec sa barbe de plusieurs jours et des grands cernes grises. Avec ses cheveux clairs, ca lui donnait un air de Robinson Crusoé, égaré sur une île inconnue. Il avait des grands yeux brillants de héros et les joues rosies par la température extérieure et par l'émotion.     

« Mimi !

- Suzie !"

On sentait vraiment que Maman et son frère s'étaient pas vu depuis longtemps. Je pense que moi aussi, si j'avais eu un frère et que je ne l'avais pas vu depuis des années, j'aurai sauté dans ses bras en poussant des petits gloussements et en riant et en pleurant à la fois. Papa était beaucoup moins expressif, et il leva les yeux au ciel avant de ressortir.

"Mimi ! J'ai cru que tu n'arriverais jamais ! Cette neige, c'est fou ! Mon dieu, ça a dû être l'enfer ! Mais l'important c'est que tu sois arrivé et qu'on soit ensemble maintenant.

- Bon sang, Suzie, cette route est pire que dans mes souvenirs ! Tu verrais l'état de la circulation ! Il y a carrément des voitures abandonnées sur l'autoroute. J'ai entendu à la radio que des habitants des villages qui se trouvent au sortie font des allers et venues pour aller chercher ce qu'ils appellent les naufragés de la route. Tu te rends compte d'une aventure !

- Oui j'ai entendu les informations ce matin ! Ça ne s'arrange pas...J'ai eu tellement peur que tu n'arrives jamais ! Dieu sait ce qui peut se passer dans ces conditions avec du monde sur la route, et surtout tout seul ! Il te serait arriver quelque chose qu'on n'en aurait jamais rien su... »        

Papa rentra dans la maison, avec la plus curieuse des malles que j'avais jamais vu. Un truc bleu électrique avec des ferrures dorées et un gros cadenas en forme de tête monstrueuse. L'idée me traversa l'esprit que l'oncle devait être un magicien, et que c'était la malle dont il se servait pour le tour de la femme coupée en deux. Papa traîna la caisse de façon à ce qu'elle ne bloque pas l'entrée, et déclara qu'il faudrait débarrasser le reste une fois la voiture rentrée dans le garage, au sec.La discussion se poursuivait de plus belle entre Maman et son frère, sans égard pour Papa qui transpirait sous son pull en alpaga.

« J'ai failli finir dans le bas-côté tellement de fois que j'ai arrêté de compter passer la sortie de l'autoroute !."

 Papa eut une petite phrase sarcastique :    

« Vu l'état de la Mercedes, j'imagine qu'elle a plus que fricoté avec le bas-côté...Elle était comme ça avant de partir. Tu ne sais pas de quoi tu parles, tu ne sais pas ce qui se passe en ville... Tu penses bien que si j'avais eu le choix, j'aurai pris une caisse moins pourrie, mais ils ne te laissent pas vraiment le temps de choisir, si tu vois ce que je veux dire. Celle-ci au moins, elle passerait inaperçue au milieu de l'apocalypse même, et c'est la meilleure garantie en ce moment !

- Pas devant le petit, s'il te plaît. Allons viens, j'ai fait du café. Attends de voir ta chambre, on l'a réaménagée sous les combles, ça fait un très bel espace. Avec l'œil-de-bœuf qui donne sur les champs, c'est d'un effet ! »

Maman avait ce petit air gêné qu'elle a quand des secrets de grands sont abordés en ma présence. Quoique mon oncle ait pu vouloir dire, ça ne s'adressait pas à mes petites oreilles. Pas besoin de me faire un dessin, j'allais m'assoir dans la cuisine avec ma bande dessinée. Ils allaient encore parler de politique ou d'économie, et moi, ce genre de trucs, ça me barbe. J'aimais beaucoup parler avec Papa et Maman, mais dès qu'ils étaient avec d'autres adultes, ils devenaient étrangement soporifiques, comme si les histoires de dragons n'étaient pas faites pour être discutées en public. De ma chaise, je voyais les bagages de l'oncle qui dégoutaient leur neige fondue sur le tapis persan de l'entrée. J'espérais que l'oncle avait pensé à un cadeau pour moi. Tous les gens qui venaient à la maison m'apportaient un cadeau, alors je pensais bien que l'oncle, surtout après tout ce temps, aurait un chouette cadeau pour moi. Mais ça aurait été impoli de demander et Maman m'aurait fait sa tête en colère, alors autant ne rien dire et attendre. Il avait tellement de bagages qu'il aurait forcément un truc pour moi. Si ça trouve, il en aurait même plusieurs. J'avais hâte qu'il finisse son café, que je puisse l'accompagner défaire ses valises.Ce qu'il fit assez rapidement. Mais au moment de rentrer dans sa chambre, il ne me laissa pas le temps d'entrer et il claqua la porte derrière lui. Maman déclara :

« Ton oncle est fatigué, il va dormir un peu, tu pourras jouer avec lui après.

- D'accord. Tu penses qu'il a un cadeau pour moi ?

- Peut-être. S'il en a un, il te le donnera certainement après sa sieste. Mais tu es gentil, je ne veux pas t'entendre lui demander s'il a quelque chose pour toi ! »

Bingo, la tête en colère.

« Non Maman, c'est promis. »

Commençait donc l'interminable attente du réveil de l'oncle. Les siestes, c'est connu, ça dure une éternité, à croire que les adultes ont trouvé l'excuse du siècle pour dormir toute la journée alors qu'il y a des milliards de choses à faire.

En rongeant mon frein, j'allais traîner du côté de l'entrée quand Papa rentra couvert de neige. Il terminait son dernier tour dans les serres et dans la grange. Il profitait de cette dernière sortie de la journée pour fumer une cigarette, ce que maman faisait semblait d'ignorer, et penser à sa journée en promenant le chien, ce que je faisais semblant d'ignorer. Il déposa son manteau, défit ses bottes et, après une seconde d'hésitation, pour la première fois d'aussi loin que je me souvienne, il ferma la porte à clé derrière lui.

Jour 3.    

Aujourd'hui, c'est lundi. J'aurai dû aller à l'école, mais avec la neige, c'est impossible de se déplacer et les écoles sont fermées. La neige a arrêté de tomber, mais il y a quand mètre un bon mètre accumulé.  Ça voulait dire, de mon point de vue, que j'avais une journée de vacances, une luge et assez de neige pour réaliser le plus chouette des bonshommes de neige. Avec un peu de chance, Lucas viendrait jusqu'à la maison et on pourrait faire une bataille de boule de neige que je gagnerai, c'était certain, parce que je suis plus rapide et agile. Lucas, c'était mon meilleur copain depuis tout petit. Même si depuis cet été on se voyait moins parce que sa mère ne le laissait plus vraiment venir à la maison. Et puis si Lucas ne venait pas, peut-être que l'oncle voudrait jouer, lui.     

L'oncle n'était pas sorti de sa chambre depuis son arrivée hier et je ne savais toujours pas quel cadeau il avait pour moi. Mais il paraît que la ville c'était très loin, que ça lui avait pris plus d'une journée pour arriver, alors je ne disais rien. On allait rarement à la ville où habitait mon oncle, c'était de l'autre côté de la montagne qui est au bout de l'horizon et c'était plein de gens qui ne vous regardaient jamais dans les yeux même quand vous leur disiez bonjour. Ça amuse Papa que je dise « Bonjour » à tout le monde, mais c'est parce que Maman trouve ça impoli de ne pas saluer les gens que l'on croise. Alors je le fais à chaque fois.    

J'avais aperçu mon oncle pendant que j'aidais Papa à débarrasser le garage pour faire de la place à la vieille Mercedes cabossée. Il était debout derrière la fenêtre de sa chambre, le fameux œil-de-bœuf gigantesque dont maman était si fière. C'était le vestige le plus ancien de la maison qui avait été la chapelle d'une ferme fortifiée brûlée il y a une éternité, probablement sous le coup des attaques d'une troupe de Vikings ou un trucs comme ça. Maman m'avait raconté l'histoire de la maison, un soir, comment des villageois l'avaient habité pendant des siècles, et comment Papa et elle en étaient tombés amoureux, avec son image de salamandre gravée dans le linteau de la cheminée en pierre du salon et la fenêtre ronde du premier derrière laquelle se tenait mon oncle. Il contemplait l'horizon en direction de la ville, avec un air absent et inquiet, comme s'il s'attendait à voir surgir de là des fantômes qu'il aurait voulu laissé derrière lui. Maman disait que la maison était bonne pour faire disparaître les mauvais génies, parce qu'elle était plein de bons génies qu'elle entretenait à coups de tartines de confitures, de moments heureux, et d'histoires comme celles qu'elle me racontait le soir.     

Maman avait préparé mes habits pour la neige, une grand combinaison de ski que je n'avais jamais porté pour faire du ski parce qu'on y allait jamais, des gros gants épais, des bottes et un horrible bonnet qui s'attache sous le cou qu'elle m'obligeait à porter pour éviter que la neige rentre dans ma salopette par le col. A l'entendre, la neige était un ennemi retord et  rusé qui se glissait par la moindre ouverture pour infecter ses victimes de la broncho-pneumonie. Je ne savais pas d'où venait cette fixation sur la broncho-pneumonie, il faudrait que je leur demande un jour. Mais pas aujourd'hui, parce qu'il fallait que je me prépare et que je sorte. Alphonse avait aussi hâte que moi de sortir, et je le voyais frétiller d'énervement devant la porte d'entrée, en bon chien de chasse qu'il était. Il avait fini par sortir de sa torpeur, même si l'endroit où les bagages de l'oncle lui faisait échapper de petits grondements d'incertitude. Il faut dire qu'il ignorait tout de l'odeur de cendre et de fumée, odeurs de la ville qui avaient fait leur apparition dans la maison en même temps que l'oncle. Ce chien avait horreur de l'inconnu si celui-ci n'offrait pas la perspective d'être poursuivi, pisté ou mangé, et l'odeur d'un sac à dos ou d'une malle n'appartenait à aucune de ces trois catégories.    

J'allais sortir, la main déjà sur la poignée, quand j'entendis Maman :

"Tu n'oublies rien par hasard ?"

Je réfléchis puissamment. J'avais mes gants, ma combinaison, mes deux paires de chaussettes, mon blouson, mon bonnet très moche qui constituait le dernier rempart entre moi et une maladie imaginaire... Tout me paraissait en ordre.

"Et le calendrier ? Il paraît que quelqu'un y a déposé quelque chose pour toi."

Le calendrier ! L'oncle ! Le cadeau ! Je me déplaçai aussi vite que me le permettait mon attirail de chasseur des glaces, en direction de la cheminée, au désespoir du chien qui prenait cet acte de repli pour une trahison.

Suspendu au petit crochet sous le 3 dessiné en rouge à la peinture, un petit sachet en velours noir et bleu se balançait légèrement.

Maman emballait toujours ses cadeaux du calendrier de l'Avent dans des sachets de mousseline blanche et rose. C'était bien un cadeau de mon oncle. Je reconnus cette petite excitation dans mes orteils. Avant d'ouvrir un cadeau, j'étais le plus heureux des hommes. Ce petit sachet pouvait contenir n'importe quoi. Je me souviens d'un jour où j'avais senti Papa glisser un cadeau sous mon oreiller en échange d'une de mes dents, et j'avais attendu toute la nuit pour savourer les milliards de cadeaux que je pensais avoir en imagination.

Je défis pourtant le petit cordon doré et laisser glisser dans ma main le contenu du sachet.

Une bague.La perplexité ainsi qu'une certaine déception durent se lire sur mon visage, puis

que Maman passant la tête dans l'encadrure de la porte me demanda ce que c'était.

« Une bague, lui répondis-je avec un regard lourd de désapprobation. Un truc de fille...

- Montre-moi ça. »

Je lui tendis l'objet. C'est une grosse bague argentée, avec une pierre bleue incrustée dedans, et ce qui ressemblait à de l'écriture à l'intérieur.

« Mon chéri, cette bague est une chevalière. C'est même plus précisément la chevalière de ton grand-père. Pour tout t'avouer, je la croyais disparue, mais il faut croire que c'est ton oncle qui l'avait depuis toutes ces années.

- Et c'est quoi la différence entre une bague et une chevalière ?

- La chevalière est une bague pour hommes. Chez les aristocrates, cela permet aux hommes d'affirmer leur appartenance à leur généalogie. Pour les autres, c'est un symbole d'appartenance à une école, une équipe, une famille. Tu vois, celle-ci est particulière. Mon père me racontait que c'était le père de son père qui l'avait faite faire à son retour des Etats-Unis. Il y avait été pour faire fortune en travaillant dans les mines de turquoise du Colorado. Après des années, il était devenu suffisamment riche pour rentrer, et avait emporté avec lui la turquoise dont la couleur était exactement celle des yeux de la jeune fille dont il était amoureux et qu'il comptait bien épouser dès son retour. Cependant, il ne mit pas longtemps à découvrir que la femme de sa vie et pour laquelle il était rentré était morte de chagrin en pensant qu'il ne reviendrait jamais. Alors il avait fait monter la turquoise sur l'alliance qu'il avait prévu de lui offrir et avait fait graver à l'intérieur cette inscription que tu vois là : « Jamais seul », en pensant qu'ainsi sa bien-aimée l'accompagnerait toujours. Tous les hommes de la famille se la transmettent depuis, tu dois en être très fier. C'est un très beau cadeau, et le gage d'une très grande affection que te témoigne ton oncle.

- Les États-Unis, vraiment ??

- Tu devras en prendre soin. Je compte sur toi. »

J'en oubliais la neige, les forts et les boules de neige. La petite pierre bleue de la chevalière m'absorbait complètement. Le chien pleurait devant la porte, j'allais lui ouvrir, et retournait m'assoir sur le tapis. Le bagne ! Mon arrière-arrière grand-père parti faire fortune comme les chercheurs d'or, affrontant mille dangers, son retour triomphal... Je refaisais avec lui le voyage, le travail dans les mines, les plaines du Colorado, les Indiens !

Je ne remarquai pas mon oncle qui était sorti de sa chambre pour la première fois depuis son arrivée et qui vint s'assoir à côté de moi.Il posa la main sur mon épaule.

« Elle te protégera comme elle m'a protégé. C'est un puissant talisman, qui transporte avec lui beaucoup d'amour mais aussi beaucoup de tristesse. Quand tu la porteras, tu pourras devenir très fort. Il y a dehors des gens qui voudront te faire du mal, mais ils en seront incapables tant que tu auras la bague avec toi. Alors, ils essayeront d'abord de te la prendre, c'est normal. Tu dois me jurer que tu ne la montreras à personne, et que tu la garderas toujours sur toi. »

Je jurai.    

Lorsque que Papa apprit cela le soir au souper, il se contenta de remercier mon oncle. Il dit qu'il savait ce que représentait cet objet pour Maman et pour lui, et il trouvait très bien que j'en hérite à mon tour. C'était un très beau symbole de mon appartenance à une famille et à une histoire, et elle devait me rappeler toujours que je n'étais effectivement jamais seul. Bien évidemment, personne n'essayerait de me la prendre pour me faire du mal, mais qu'il fallait que j'évite de la montrer, parce qu'elle valait suffisamment d'argent pour susciter la convoitise de gens mal attentionnés. Je sentais bien que cette dernière partie des remerciements n'allait pas droit au cœur de mon oncle qui murmura une phrase du genre « Il le découvrira bien assez tôt par lui-même, et il sera trop tard. ». Je regardai Papa qui fit un geste du bras, comme pour chasser le nuage de brume qui le séparait de mon oncle, et qui dit en riant« Il n'y a rien dehors qu'une bonne tarte au sucre de ta mère ne saurait faire disparaître. » Cela suffit en tout cas à faire disparaître mon air perplexe, mais certainement pas la lueur étrange qui brillait au fond des yeux de mon oncle quand il regardait Papa, et qui ressemblait à un petit poisson tapi dans le corail.     

Après le souper, Papa alla faire son tour et appela le chien qui n'était pas rentré depuis que je l'avais laissé sortir cet après-midi. Maman fit également le tour de la maison en appelant Alphonse dans la nuit .Le chien, chien-chien, viens mon beau allez viens. On secoua son paquet de croquettes, on fit klaxonner son jouet préféré. Papa me dit de m'habiller, et il m'emmena sur le pas de la porte pour appeler Alphonse. Aussi loin qu'il pouvait être, même depuis le bout du monde, mon chien répondait toujours quand je l'appelai, et accourait ventre à terre du terrier ou du marais où il s'était perdu pour me sauter dans les bras. C'était mon chien, après tout. On guetta jusque tard dans la nuit la cavalcade de retour du bon-chien-méchant-chien qui s'était égaré en poursuivant un hérisson. Mais rien. Le chien ne revint pas. Ni ce soir-là ni le lendemain.

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