Dernière sortie avant l'extinction

salander

DERNIÈRE SORTIE AVANT L’EXTINCTION

1er décembre, Lausanne

Un soleil rasant transperce la vitre du séjour et se répand en flaques éparses sur le carrelage. De la poussière en suspension volète dans les rais de lumière. Sans bruit. Douce éternité d’un monde en mutation. Particules et vide, matière et trous noirs, infini d’un univers que chacun aimerait maîtriser mais que personne ne comprend.

La sonnerie du téléphone tire Zacharie de ses rêveries. Le Big Bang, c’est exactement cela, pense-t-il : un fracas dantesque qui tue le silence. Le chaos, l’agitation. Mais demain, ce sera peut-être la fin des temps et cette idée taraude Zacharie. Si le monde disparaît, que restera-t-il ? Le rien peut-il succéder au tout ? Aujourd’hui, ce n’est que la grand-mère de sa femme au téléphone. Voix éraillée par quarante ans de Marlboro.

- Diane, c’est toi ?

- Non. Zacharie.

- Diane n’est pas là ?

- Elle travaille, c’est samedi.

- Et toi, tu ne travailles pas ? Tu n’es pas malade au moins ?

- L’école, le samedi matin, c’est fini depuis plus de trente ans, Irène.

Un soupir. La grand-mère ne tient plus très bien la route. Elle risque de caler avant la ligne d’arrivée. Il est question d’une maison de repos ou de soins à domicile. Rien n’est décidé. Irène s’oppose au moindre changement. « Je vais bien, c’est le monde qui ne tourne pas rond », scande-t-elle chaque fois que quelqu’un évoque son placement..

- C’est vrai, ce que disent les journaux ? relance-t-elle.

- Ils disent plein de choses. De quoi veux-tu parler ?

- Du 21 décembre. Il paraît que nous allons tous mourir.

- Je ne sais pas.

- Tu vois, ça m’emmerderait de claquer dans ma huitante-cinquième année. C’est trop tôt. J’ai encore plein de trucs à faire.

Zacharie se demande bien quoi. À part écouter la radio à plein tube et déranger le voisinage avec sa tondeuse à gazon ultra polluante (qu’elle manie elle-même, comme une athlète sous testostérone), elle passe ses journées sur sa véranda, tournant la petite cuillère de sa nostalgie dans le café amer de son passé.

- Le tsunami, à Ouchy, l’autre jour, c’étaient les prémices du 21 décembre, n’est-ce pas ?

- Quel tsunami ?

- Le lac a failli déborder. Tu aurais dû voir les vagues qui s’abattaient sur le quai, on se serait cru au Cap Horn.

- Je les ai vues, Irène. Un mètre, guère plus.

Zacharie se rend bien compte qu’il minimise. D’habitude, le lac est plutôt calme. Bleu, gris perle, vert émeraude. Les jours d’orage ou de tempête, il s’agite, se démène, déborde un peu. Mais les vagues qui ont déferlé sur la région lausannoise deux jours plus tôt ont suscité un vaste émoi, un chapelet de questions et peu de réponses. Un faible vent de sud-ouest ébouriffait les tignasses. Le ciel hésitait entre gris terne et bleu pâle. Météosuisse se voulait optimiste pour la semaine. Vers 11 heures du matin, la surface de l’eau a commencé à clapoter, puis à bouillonner, comme si un monstre marin s’apprêtait à faire surface, enfin une première série de vagues s’est formée au large pour venir buter contre le rivage. D’autres ont suivi. Plus hautes, plus violentes. Se fracassant les unes contre les autres. Balayant la jetée, avalant rochers, bateaux amarrés, gargotes fermées pour l’hiver, promeneurs… Pris dans la tourmente, un bateau de la CGN à manqué chavirer. Submergée, la route cantonale a été fermée à la circulation durant plusieurs heures après que des véhicules ont été emportés. Bilan : quatre morts, des dizaines de blessés et des centaines de milliers de francs de dégâts matériels.

- La fin du monde, Zacharie. Qu’est-ce qu’on va devenir ?

- Je n’en sais rien. Tu voulais nous parler de quoi, au juste ?

- Ma petite-fille. Lui dire quelques mots.

- Elle bosse.

- Le samedi ?

Une faille de découragement s’ouvre devant Zacharie, béante, profonde, et il n’y a qu’un moyen de couper court à ce genre de conversation, toujours le même : prétexter un appel urgent sur son cellulaire. Mentir n’est pas son sport favori, mais Irène le déprime alors qu’il aimerait l’inverse. Un coup de fouet à son moral, un horizon chatoyant de nuages blancs et orange, un escalier menant à la lumière. Pas un toboggan glissant à la cave, dans les entrailles d’une terre moribonde.

Tandis qu’il raccroche il se demande si, à l’instar d’Irène, il a encore plein de trucs à faire. Bosser, éduquer ses enfants, faire l’amour avec Diane, voyager (mais où ?), jouer au volleyball avec des copains… Quoi d’autre ? Son existence ne se résume-t-elle qu’à une routine gluante dressée entre l’école obligatoire et ce chaos final programmé dans vingt jours ? Les paroles de cet aréopage de savants lui reviennent en mémoire, violentes, tels des insectes s’écrasant contre un pare-brise. Des éminences. Près de trois cents ans à eux quatre. Deux jeunes, aussi. Enfin, la cinquantaine chauve ou grisonnante. Des types obsédés par le besoin de connaître le pourquoi du comment. Persuadés que découvrir l’origine du monde permettra d’en maîtriser la fin.

Les voilà donc réunis sur un plateau de télévision. Projecteurs pointés sur leurs visages de stars vieillissantes. Maquillés, poudrés. Ils ne doivent briller qu’intérieurement. Après la courte introduction d’un présentateur aux traits tirés de chirurgie, ces messieurs assènent la nouvelle : notre univers n’en a plus pour longtemps. Nous sommes début septembre, les vacanciers viennent de reprendre le taf, les enfants étrennent leurs nouveaux cartables, on se dit que Noël n’est plus qu’à quelques encablures, on pense aux cadeaux, à la dinde fourrée, aux plages des Seychelles ou aux pistes de Crans-Montana et ces messieurs nous expliquent que la fin du monde est fixée au 21 décembre 2012.

- J’imagine bien, déclare un des vieux sages (pour ne pas dire vieux singes), que la plupart d’entre vous sont sceptiques. Les petits plaisantins, dites-vous, à leur âge ils ont envie de s’amuser une dernière fois, et pourtant cela ne sera pas si rigolo. Un Big Bang n’est pas un simple feu d’artifice du 14 juillet.

- Ce sera moins harmonieux et beaucoup plus destructeur, admet un de ses confrères.

- Mais moins cher, ironise un autre.

- Bref, reprend le premier, vous avez bien compris : Big Bang. Notre univers s’est créé ainsi, ainsi il disparaîtra. Cela fait des années, des dizaines d’années, que nos cerveaux, aidés d’ordinateurs puissants, calculent quantité de paramètres. Disons, pour faire bref, que notre univers est en expansion. Imaginez un élastique. Si vous tirez dessus, il se distant, plus vous tirez plus il s’approche du point de rupture et arrive un moment où il casse. L’univers, c’est pareil. Sauf que personne ne tire dessus, à ma connaissance.

- Sauf Dieu peut-être, par ennui ou coquinerie, exulte un des quinquas.

- Cela dit, les résultats de nos calculs ne laissent planer aucun doute. Notre univers en est arrivé au point de rupture. Dans vingt jours, clac ! Enfin, ça sera beaucoup plus bruyant, inutile de brancher vos phonomètres, vous risqueriez de devenir plus sourd que Beethoven et de Ronsard réunis.

Silence empli de toussotements. La mèche soudain pantoise, le présentateur actionne son crachoir.

- Vous comprendrez, messieurs, que les téléspectateurs, la population même demandent des preuves, des explications, bref qu’ils ne peuvent pas se contenter de formulations abstraites.

- J’y viens, reprend l’orateur dont la barbe fournie et les yeux de loup font presque peur ; les calculs, en effet, ne sont pas faciles à comprendre. Formules, indices, graphiques, paramètres, tout cela ne dit rien à la majorité des gens. Mais le Big Bang, c’est comme une voiture qui rend l’âme. Ça ne vient pas d’un coup. L’usure, le mauvais entretien, des défauts de fabrication éventuels s’associent pour miner tranquillement le véhicule qui cessera de fonctionner un jour. Notre univers en est là. Point de rupture et accumulation de pépins, si j’ose dire.

- Et les preuves, enchaîne un autre, le cheveu aussi rare que l’oxygène sur la lune, nous pouvons vous les fournir. Le Grand Canyon, par exemple, s’est élargi. Ce n’est pas très net, quelques centimètres en moyenne, mais c’est un signe. Des volcans en éruption un peu partout, de la neige en Afrique centrale, cette pluie ocre, huileuse, qui a arrosé New York… La tour de Pise se redresse, figurez-vous, et les éboulements à répétitions dans les Pyrénées ou l’augmentation sensible de la force des vents dans l’hémisphère nord ne sont pas des phénomènes à prendre à la légère. Ce sont des événements précurseurs. Il s’en produira d’autres, croyez-moi, de plus en plus violents, imprévisibles et puis on pourra dire bye bye à notre univers.

- Et… ? gargouille le présentateur.

- Nous ne savons pas. Puisque le Big Bang initial, qui n’était d’ailleurs peut-être pas le premier, nous a créés, on peut penser que quelque chose d’autre prendra notre place. Mais sous quelle forme, comment, mystère.

- Ou alors ce sera le néant absolu, ajoute un des quinquas.

Nouveau silence circonspect, savamment occulté par une séquence de publicités. Le présentateur reprend les rênes du débat.

- Concrètement, quels sont les moyens d’échapper à notre destin, messieurs ?

- Nous n’en savons rien. Mais nous cherchons.

- Il nous reste trois mois et demi, conclut un des vieux savants.

La plupart des gens refusent de croire à pareilles sornettes. On joue à l’autruche. On aurait tort de paniquer. On attend. Toutefois la pierre, jetée violemment par ces savants dans une mare de certitudes, n’arrête pas de provoquer des remous. Et Zacharie, revoyant depuis sa voiture les lames de deux mètres, tentaculaires, perlées d’écume, ravageant le bord du lac, ne parvient pas à endiguer l’inquiétude qui, chaque jour davantage, croît en lui.

Diane rentre aux alentours de 17 heures. Elle possède son propre magasin d’informatique, ouvert tous les jours sauf le dimanche. Quatre matinées sur six, un samedi sur deux, elle assure l’expansion de son commerce. Le reste du temps, elle délègue.

Assis dans un fauteuil, au salon, Zacharie la regarde entrer. Elle est belle. Cheveux noirs mi-longs, yeux couleur café, visage plein. Quelques rondeurs à la taille, vestiges de sa dernière grossesse. Dix ans, déjà. Elle s’en fout, elle se sent bien avec cette fine bouée abdominale, et puis Zacharie n’aime pas les squelettes ambulants. Elle se penche, l’embrasse. Son décolleté sent la violette et les petits matins coquins. Le baiser laisse un goût de framboise sur les lèvres de Zacharie.

- Ta grand-mère a téléphoné.

- Je la rappellerai demain, à cette heure elle doit regarder les jeux à la télé.

Diane effectue un détour par la cuisine et revient avec une bière. Elle se colle à Zacharie, les jambes étendues sur les siennes. « Tu sens bon », murmure-t-il. Elle rit.

- La transpiration et le métal froid, parfum de femme active.

Ils s’embrassent, mélangent leurs haleines houblonneuses. Zacharie caresse les seins de Diane, glisse une main sous son chemisier. Le désir pointe son nez par l’entrebâillement de la porte que Diane claque d’un coup sec. « Pas maintenant, Zach, j’ai besoin de prendre une douche, vraiment. » Ce refus le renvoie à ses inquiétudes. Le tsunami lacustre. Le 21 décembre – ultime calendrier de l’Avant à jamais inachevé. Zacharie termine sa bière d’un trait, repose la bouteille sur la table.

- Comment fais-tu pour vendre des ordinateurs à vingt jours du cataclysme ?

Diane lève les yeux au ciel. Ses cils sont comme des pattes d’insectes au bord de ses paupières lisses.

- Tu enseignes bien les maths à des ados. Pourquoi ?

- Parce que c’est mon job.

- Pareil pour moi. Depuis le temps qu’on nous annonce la fin du monde, si on avait tout arrêté à chaque fois, on ne serait pas très avancés.

Le poids de Diane contre son corps, au contraire de le rassurer, lui donne l’impression que quelque chose l’oppresse, l’empêche de respirer. Il la repousse doucement. Cherche à diluer le mal-être qui tout à coup le mine.

- J’ai peur, Diane.

- Le pige pas. La plupart des études scientifiques sont démenties par d’autres, les chercheurs se mordent la queue, nous annoncent tout et son contraire.

- J’ai peur pour Lou et Arthur.

- Ils vivront, et nous avec.

Même si Diane ne s’appuie plus contre lui, Zacharie commence à manquer d’air. En s’aidant des bras, il se lève. Passe une main nerveuse dans ses cheveux. Contrôle son envie de hausser le ton.

- Écoute, Diane, il y a eu des trucs bizarres, cette espèce de tsunami lacustre…

- Grand-mère a encore radoté.

- Elle radote, mais il y a eu des blessés, des morts. Peut-être que cette histoire de Big Bang n’est qu’une ineptie, mais s’il se produit, j’aimerais trouver un abri pour nos enfants.

- Tu délires ? Si tout explose, tu te planqueras où ?

- Ton fatalisme m’insupporte.

Diane se lève brusquement, agite sa bouteille. De la mousse coule du goulot.

- L’Univers n’est pas éternel, tout le monde sait qu’il nous pètera un jour à la gueule.

- Personne ne sait, non.

- De toute manière, je doute que cela survienne maintenant. Il suffit que trois savants défoncés au Prozac prédisent le chaos pour que tout le monde s’affole. La grippe aviaire n’a tué quasiment personne, les chiens mal éduqués n’ont pas réduits en pièces tous les joggeurs, il faut arrêter avec cette culture de l’angoisse collective.

- Peut-être, mais je n’arrive pas à envisager la fin pour Lou et Arthur, admet Zacharie.

- L’avenir. Il y avait un restaurant, dans le quartier où j’habitais petite, qui portait ce nom. Chaque fois que j’y entrais, j’espérais découvrir ce que la vie me réservait.

- Et alors ?

- Zach, regarde la réalité en face, dans les yeux, comme tu le fais avec un élève indiscipliné. On ne sait rien, inutile de s’inquiéter.

Inutile de s’inquiéter. Le cellulaire de Zacharie chantonne à cet instant – Madonna en version remixée. Un texto. « Mes parents. Lou et Arthur partent de chez eux à 16 heures. Ils seront ici avant la nuit. »

15 heures 40. Les cheveux en bataille, le visage barbouillé de terre, Arthur rentre à la maison. Diane le sert dans ses bras. « Il est où, papa ? » demande-t-il à sa mère qui lui montre l’entrée de la cave où son père à l’habitude de bricoler.

- C’est quoi, cette terre, tu es tombé ?

- J’ai un peu roulé dans les flaques.

- C’est malin. Et ta sœur, elle est où ?

L’air soudain gêné, Arthur ôte ses bottes, sa veste, ses chaussettes mouillées.

- Arthur, je t’ai posé une question.

Regard en coin du gamin.

- Je ne sais pas.

- Hein ?

Arthur esquive encore le regard de sa mère qui l’attrape par le bras. Sa voix monte d’un ton. « Arthur ! » Le garçon avoue enfin que Lou a voulu suivre quatre cavaliers avec son vélo.

- J’ai dit que vous seriez pas contents, elle m’a répondu que ce n’était pas grave, que je n’avais qu’à me la coincer et qu’elle rentrerait bientôt.

- Mais qu’est-ce qui lui a pris, bordel ? Ton père va être ravi d’entendre ça.

- Il a entendu, coupe Zacharie, de retour de la cave. Depuis le temps que je veux acheter un cellulaire à Lou et que tu t’y opposes…

- Ce n’est pas le moment d’aborder le sujet.

- On fait quoi, alors ?

Une heure plus tard, Lou n’est toujours pas rentrée. D’une voix hésitante, tendue par l’inquiétude, Zacharie signale la disparition de sa fille à la police.

2 décembre, Biarritz

Mégane rigole, pétille, son sourire est constellé d’embruns que le vent d’Atlantique dépose sur son visage encore juvénile. Vingt-deux ans. La vie devant elle, comme un bon bouquin à peine entamé que l’on ne veut pas lâcher. Le long de la Côte basque, les vagues roulent, gonflent, se brisent et cinglent sur les rochers, les plages, les digues. En décembre, les surfeurs ont déserté la région. Biarritz s’offre nue et essoufflée, coureuse de fond qui recharge ses batteries au vestiaire. L’hiver nappe les terrasses de sucre glace, noie les ruelles sous le vent d’ouest. Plus tard la vie rejaillira, sang frais, touristes globules, vacanciers revenus se remplir les poumons d’iode. Mais pour l’instant Mégane respire les déferlantes hivernales, boit le sel sur sa peau, caresse en pensées les goélands à la dérive dans le ciel gris perle.

Mégane est heureuse.

On lui dit à quoi bon, vu les circonstances.

Elle répond : pourquoi pas ?

L’idée du bonheur suffit à alimenter le sien.

- Vous allez vous marier ? Mais quand ?

- Le 21 décembre.

Silence délabré. Les deux dames, l’une avec sa jambe surélevée par une gouttière, l’autre le cou bloqué par une minerve telle une femme girafe, toussotent, s’étranglent. On entend frémir de sourds reproches.

- N’y songez pas, ma belle, lance Gouttière ; l’Apocalypse est à nos portes.

- L’Apocalypse finale, renchérit Minerve.

- Pléonasme, râle l’autre.

- Vous y croyez ? coupe Mégane.

Le silence, cette fois, est embarrassé. Mégane s’amuse. Ces deux patientes la divertissent davantage que les autres. Elle apprécie la plupart des malades et accidentés à l’hôpital de Biarritz, mais celles-ci décrochent la palme de l’espièglerie. L’une s’est brisé le péroné à roller. À cinquante-huit ans. Une courbe mal négociée et la voilà qui percute un potelet empêchant le parcage sur les trottoirs. L’autre, à peine plus jeune, grimpe aux arbres comme un lémurien pour guider les touristes près des cimes. On appelle cela Accrobranches. Un jour, c’est la chute. Deux cervicales fracturées. Le lapin a raté son coup. Maintenant en convalescence, toutes deux ne rêvent que d’une chose : fendre l’air sur roues ou sauter de branche en branche.

- Ben… hésite Gouttière, c’est pas que j’y croie vraiment, mais il y a des signes qui ne trompent pas.

- C’est ça, des signes, ajoute Minerve.

- Des signes ? s’étonne Mégane ; je vais prendre votre tension, madame Lartigues. Restez tranquille et donnez-moi votre bras.

Minerve se laisse manipuler. Sous les doigts de Mégane, la peau semble déshydratée. Cette femme s’expose trop au soleil, songe-t-elle, c’est évident, les taches sur ses mains et une de ses pommettes le prouvent. Elle en a parlé à une dermatologue qui l’examinera bientôt.

- Cent-vingt sur quatre-vingt. Parfait. À vous, madame Berger.

Gouttière grimace. Un tic. Elle ponctue chaque soin de ce rictus, comme si on lui avait appris à signaler une douleur même quand elle n’existe pas.

- Alors, ces signes ? insiste Mégane.

- Une amie m’a parlé d’une averse de moineaux, répond Gouttière ; je ne sais plus où, mais ils sont tombés comme des bourses trop pleines, par centaines, s’écrasant au sol, sur les piétons, les voitures… Il y a eu des blessés.

- Et des morts, ajoute Minerve.

- Mais non.

- Mais si. Tous ces pauvres oiseaux.

- Cent-quarante sur cent-dix. C’est un peu élevé, madame Berger, je vais le signaler au médecin. Un régime sans sel, ça pourrait vous faire du bien.

- Non, je vous en prie, la nourriture est déjà assez insipide comme ça.

Les deux dames n’ont pas l’air de beaucoup se soucier de l’Apocalypse, finalement. Elles rient, plaisantent, songent à leur avenir. Autant échafauder des projets, imaginer un futur serein, se dit Mégane, plutôt que d’attendre la fin en déprimant dans sa chambre. Mais plus elle y pense, plus la théorie des savants lui paraît fumeuse. L’idée du Big Bang contredit l’existence de Dieu. Les événements inexpliqués ont toujours existé, cataclysmes, éruptions, tornades n’ont jamais encore rayé l’univers de la carte céleste. Mégane ne voit pas pourquoi tout exploserait d’un coup, surtout si Dieu veille sur l’humanité.

Elle se marie le 21 décembre, jour de la fin des temps.

Elle croit à l’optimisme, un peu à Dieu, beaucoup à l’amour et à la force du mariage.

Si les gens cessent de naviguer sur une mer de pessimisme, si elle se marie le jour de l’Apocalypse, celle-ci n’aura pas lieu.

- Au revoir, mesdames, à plus tard.

- Plus tard, nous seront rentrées chez nous, observe Minerve.

- Il faudra qu’on discute de votre mariage, ma petite, déclare Gouttière. Le 20 décembre, ce serait mieux, vous profiterez au moins de votre nuit de noces.

Les deux dames s’esclaffent. Mégane tire la porte sur leurs rires de vieilles midinettes. Une odeur d’antiseptique imprègne le couloir. On emmène un patient inerte sur un lit, son dernier lit peut-être, et le coup de blues qui frappe tout à coup Mégane ne provient pas d’un poste de radio. Cela lui arrive rarement. En général, elle s’en débarrasse comme on secouerait à la fenêtre un torchon gorgé de poussière. Une main dans le vide, l’autre sur le rebord. Les grains s’envolent, s’éparpillent et voilà. Aujourd’hui, sa méthode ne fonctionne pas. Les murs des couloirs paraissent rétrécis, le sol glissant, un médecin sur deux lui jette un regard lubrique. Tu inventes, Meg. Trop d’imagination. Déjà, à l’école, elle inventait des histoires qu’elle racontait à ses copines pendant la récré. Parfois durant les cours. On lui collait des heures de retenue pour bavardage intempestif. En grandissant, elle s’est calmée. Enfin, pas tant que ça.

Elle termine son service dans dix minutes. Jean-Louis ne répond pas au téléphone. Elle aimerait lui parler, entendre sa voix grave, presque rêche, lui répéter qu’elle l’aime, que leur mariage sera le début d’une ère nouvelle. L’après Big Bang. Le recommencement. À la cérémonie, ils attendent une cinquantaine de personnes. Famille, amis, pièces rapportées. Il y aura l’église, les travées incurvées sous le poids des invités, les gestes précis du curé, les alliances dorées mais pas trop quand même (le clinquant, ça attire les pies, s’amuse-t-elle à dire), le baiser des mariés, le grondement des cloches et le riz qui grêle sur le couple, devant le parvis.

Ensuite le cortège se déploiera jusqu’au Vieux port où on a loué un restaurant entier et on festoiera jusqu’à l’aube qui se lèvera sur une autre journée. Le monde sera encore debout, moins titubant que les mariés et leurs derniers convives ; l’univers ne sera ni fissuré, ni craquelé. Un peu plus vaste, peut-être. Moins gris, éventuellement. Sans doute identique, ce qui ne posera aucun problème puisqu’on y est habitué.

Mégane range quelques pièces de dossiers, classe un document, enregistre les admissions du jour sur son PC. Sa collègue Isabelle entre en trombe, se débarrasse de sa blouse blanche. « Putain, chuis en retard. » Son chemisier est froissé, elle replace les pans dans sa jupe qu’elle réajuste comme devant un miroir imaginaire. Puis elle dénoue sa queue de cheval.

- Avec ou sans ?

- Moi, c’est toujours sans sucre, répond Mégane.

- Je parle de ma queue de cheval, banane.

- Tu as un rencard ?

- Ouiiiii !

- Alors sans. Les mecs préfèrent les cheveux libérés, ça donne l’impression que la meuf l’est aussi. La queue de cheval montre une certaine retenue. Et je ne te parle pas du chignon…

- Tu as l’air de t’y connaître, dis donc.

- C’est toi qui m’as expliqué tout ça…

- M’en souviens plus.

Elles rient. Isabelle n’est pas ce qu’on appelle une belle femme, avec son corps trapu, ses mains courtes et ses gros mollets, mais elle a du charme. « Avec l’âge, la beauté se fane alors que le charme perdure », disait la grand-mère de Mégane.

- Tu choisirais quelle montre ?

Isabelle tient deux modèles dans ses mains. Une montre large et carrée, plutôt masculine, une autre plus fine, plate, au bracelet de cuir rose pâle. Mégane ne sait pas. Cette superficialité l’irrite.

- La grosse carrée, répond-elle.

- Tu es sûre ? Ça fait pas trop mec ?

- Pourquoi tu me demandes, si tu as déjà choisi ?

- J’ai besoin que tu me confirmes mon choix.

- Je peux t’accompagner à ton rencard, aussi, et donner mon avis sur le mec.

- Yes, j’adorerais que tu deviennes ma coach.

Isabelle s’esclaffe. Cette fois, Mégane rit par politesse. Ces simagrées, cette parade de séduction, ces falbalas, elle déteste. Jean-Louis est pêcheur. Leur rencontre a eu lieu au marché, spontanément. Mégane voulait acheter des filets de thon et Jean-Louis, justement, en vendait.

- Qu’est-ce qu’il vous faudrait, jeune fille ? demanda-t-il comme s’il avait trente ans de plus.

- Les filets, là, ils m’ont l’air bien.

- Non, ceux-là ont trois mois, je les garde pour faire joli. À votre place, je renoncerais.

- …

- Je rigole. Pêchés hier. Vous n’êtes pas du métier, a priori.

- Non.

- Laissez-moi deviner. Vous êtes… assistante sociale… Non, infirmière, ce qui revient un peu au même.

Touchée, Mégane. Mais pas coulée. Insubmersible. Ils se sont séduits sans fard, sans artifice. Se sont revus. Rapidement aimés. Il lui a quand même avoué que, sur le coup de l’infirmière, il avait triché. « Je me souvenais de t’avoir croisée à l’hôpital, un jour que je rendais visite à un ami. Je n’oublie pas les beaux visages ».

- Tu couches le premier soir, toi ?

Mégane sursaute. Elle n’écoutait plus. Isabelle insiste.

- Tu couches ou pas ?

- Heu… Non, je… Je préfère attendre un peu.

- Tu plaisantes ? C’est hyper ringard. Maintenant, si tu ne baises pas le premier soir, le mec te file entre les pattes.

Quelle bécasse. Toi aussi, Meg. Pourquoi tu ne dis pas la vérité ? Parce qu’elle n’assume pas. Son truc, c’est la virginité. Pas par conviction religieuse, même si les fondements du catholicisme la touchent, mais par désir personnel. Se préserver pour l’homme de sa vie. Pour Jean-Louis, qu’elle a rapidement mis au parfum. Par respect pour lui, pour ne pas être souillée par d’autres, elle attendra le mariage et lui offrira la pureté de leur amour. « Quand tu emménages dans un appartement neuf, tu as envie de le trouver propre et agréable. Avec une femme, c’est pareil. » Jean-Louis aurait pu la quitter. Il est resté. Elle a pris cela comme un signe de maturité – à 32 ans, il n’est plus un gamin –, et d’amour sincère.

Cependant, elle n’assume pas devant les autres. Isabelle la traiterait de cinglée ou d’illuminée. La plupart des gens ne comprendraient pas, elle le sait, quelquefois elle l’a dit sous forme de boutade et les moqueries unanimes, sur fond de « T’as fumé la moquette, Meg ? » l’ont maintenue dans sa coquille. La seule à qui elle en a parlé, c’est Audrey. Sa copine d’enfance. Unies comme le Yin et le Yang. Audrey qui ne juge pas. Qui a souri, lui a posé une main sur l’épaule et demandé si elle ne précipitait pas son mariage parce que son corps débordait de désir sexuel inassouvi. « Non, a répondu Mégane, Jean-Louis est le bon, c’est tout ».

- Je me demande si je rencontrerais un jour le bon.

- Le bon ? s’étonne Mégane.

- Le bon mec. Ça me paraît impossible. Tous les modèles ont un défaut. Tu verras que le tien aussi, à la longue ça ressort comme les échardes sous la peau.

Isabelle se vaporise du parfum dans le cou et sur les poignets. Une odeur de vanille et d’herbe séchée s’envole dans la pièce. L’être humain est touchant dans ses tentatives d’être accepté, pense Mégane en jetant un œil à sa montre. Son service est terminé depuis six minutes. Jean-Louis n’a pas rappelé. Isabelle enfile son manteau, ferme son sac, pousse un tiroir qui claque dans un fracas de trombones et de stylos secoués.

- Je te laisse, ma belle, à demain. Je te raconterai.

16 heures. Mégane échoue dans ses tentatives de joindre Jean-Louis. Le dimanche, pourtant, il essaie de limiter son labeur à l’entretien de son bateau et à la livraison des poissons aux restaurants pour passer plus de temps avec Mégane, si elle n’est pas à l’hôpital. Le reste du temps, samedi compris, son travail lui mange une bonne partie de ses journées et, quand il rentre, il est fourbu.

Entre ses horaires irréguliers et ceux de Jean-Louis, la vie de famille sera mouvementée, Mégane en a conscience. Mais la vie n’est pas reposante. Elle vibre, tressaute, écorche, mord, lapide ou tue. Elle fascine et effraie. On lui invente des Big Bang, des Apocalypses, des temps-morts et des accélérations. On la caresse, la fouette. On la fuit, la courtise, elle est présente ou absente, sans cesse en mouvement et c’est cela que Mégane aime.

Elle aime Biarritz, aussi. Sa région. Ses vents, son sable de satin, sa nourriture. Née à Paris, elle a rapidement étouffé. Trop de voitures, trop de métros congestionnés, pas assez d’ouverture sur le monde. Un nombril, c’est petit. Mégane a envie de regarder ailleurs, de humer d’autres odeurs, de nager dans les eaux fraîches de rivières apaisantes. À seize ans, elle quitte le domicile de ses parents. Ses deux sœurs. La rue sale et triste, entre poubelles bedonnantes et voitures garées en double file, où elle a toujours vécu. Destination Lille, Saint-Malo, Nantes, Strasbourg, Lyon. Le hasard. Elle sera jeune fille au pair, barmaid au black, vendeuse de chaussures au rabais. À Strasbourg, elle passe son bac et enchaîne avec une école d’infirmières. Pas par vocation, se dit-elle. Par amour de la vie. Pour entrer en contact avec les gens. Pour soulager leur détresse. Pour quoi d’autre ? Un métier utile. Le monde tournerait encore sans les banquiers, si les assureurs ou les politiciens disparaissaient. Pas sans le corps médical. Mégane a l’impression de jouer un rôle clé. Des vies, elle en a déjà sauvées et en sauvera d’autres, c’est certain.

Son cellulaire gazouille. Jean-Louis, enfin. Elle colle l’appareil à son oreille afin que le vent ne désagrège pas leur conversation.

- Tu vas bien, mon poussin ?

- Super. Je suis tellement contente de t’entendre. Et toi ?

- Ça va. Tu es où ?

- Rue Carnot.

- Écoute, il s’est passé quelque chose de bizarre au large, on ne sait pas très bien quoi, mais je dois intervenir avec les garde-côtes, ils ont besoin de renfort.

- Ça veut dire quoi, bizarre ?

- Eh ben… Un ferry s’est échoué contre un récif, un gros, la masse rocheuse est sortie de l’eau à l’instant où le ferry passait. Comme s’il avait voulu l’éventrer.

- Tu veux dire… Il a jailli, comme ça ?

- Je ne sais pas. C’est un témoignage, rien de plus.

- Et maintenant ?

La voix de Jean-Louis se brouille un instant. Ça craque, le vent entortille les cheveux de Mégane, sa veste remonte sur son dos. Elle se met à l’abri derrière un fourgon. La communication redevient nette.

- Le ferry est immobilisé, mais il prend l’eau, annonce Jean-Louis ; nous devons évacuer les passagers. Il faut que je te laisse, mon poussin.

3 décembre, Lausanne

Zacharie enseigne au collège de Béthusy depuis treize ans. Il a passé son bac, obtenu sa licence en faculté de lettres et déniché ce poste à peine sorti de l’université. À la même période, il a rencontré Diane. Dans un bar. Elle noyait une rupture dans le houblon en compagnie de deux copines. « S’cuze, j’ai plus de thunes pour entretenir ma cirrhose », lui a-t-elle lancé d’une voix coagulée par l’alcool, alors qu’il lisait le journal au bar. Haleine Heineken. Veinules pourpres dans ses yeux. T’as assez bu, ma cocotte, ta cirrhose attendra, s’est-il dit tout en répondant qu’il avait tout ce qu’il fallait chez lui.

- Je vous invite.

Diane a coulé un regard vers ses copines, vautrées au fond de la salle, rires en larsens et taches de bière décoratives sur leurs vêtements.

- Tu veux dire… Moi et elles ?

- Ça t’ennuie ?

- Elles sont paf, je les connais, elles dégueuleront sur ton bar et videront ton canapé, enfin l’inverse, je…

- Tu… ?

- Je préférerais qu’on soit que les deux, si ça ne te contrarie pas.

Neuf mois plus tard, Lou pointait le bout de sa frimousse. Ni l’un ni l’autre n’imaginaient que, douze ans plus tard, leur fille commettrait une fugue.

C’est bien à cause de cela que Zacharie, ce lundi matin, arrive pour la première fois en retard à ses cours. Il a veillé tard, discuté avec Diane, réfléchi à ce qui clochait en cette fin d’année 2012 et à ce qu’il pouvait mettre en œuvre pour réajuster le tir. Durant une bonne partie de la nuit, et malgré l’insomnie de la précédente, quand Lou manquait à l’appel, il a joué à la crêpe dans son lit – à tel point que Diane, sans cesse dérangée, est allée dormir dans la chambre d’amis – sans trouver de solution à ses problèmes.

Maintenant il est là, debout devant ses élèves, une craie à la main. L’arrière de son crâne l’élance. Des grenouilles se disputent dans son ventre, il se sent hagard, comme après une soirée trop arrosée, et la fugue de Lou déroule son scénario en continu dans son cerveau fatigué.

Ce n’est pas la police, mais une dame d’un certain âge qui a ramené Lou. Dans un 4X4 style char d’assaut – pneus ultra larges, pare-chocs chromés. Zacharie l’a vue se garer en travers de l’allée menant au garage. Il s’apprêtait à la semoncer lorsqu’il a vu Lou bondir du véhicule. Ses cheveux bruns en bataille. Ses habits maculés. Son doux visage de petite sirène. Le cœur de Zacharie a réalisé un triple Lutz dans sa poitrine. Trop heureux, soulagé d’un poids énorme, il s’est précipité pour la serrer dans ses bras. À l’étouffer. Oubliant de la gronder. Sous le regard ému de la dame d’un certain âge, vêtue d’un manteau style léopard (une belle copie, selon Diane) et de bottes en cuir noirs. Diane a surgi en trombe, dérapant sur la fine couche de neige tombée durant la nuit.

- Vous l’avez trouvée où ? interrogea-t-elle en montrant Lou.

- Je l’avais kidnappée, mais j’ai eu des remords, répondit la dame.

Regards en biais. Zacharie avait l’impression que ses neurones tournaient au ralenti.

- Excusez-moi, je ne devrais pas plaisanter avec ce genre d’histoires, vous avez dû vous faire un sang d’encre. Votre fille traînait dans mon quartier, avec son vélo et ses habits sales. J’ai trouvé bizarre. On pense tout de suite à un enlèvement ou à une agression, vous imaginez bien.

- Bien sûr qu’on y a pensé, grogna Zacharie.

- Ensuite ? insista Diane qui, nerveusement, tirait sur ses cheveux.

- Je lui ai demandé si elle s’était perdue, elle a hésité, m’a répondu oui d’une voix si peu assurée que j’ai bien compris. Je n’allais pas appeler ces cons de flics pour une fugue. On a tous fait des bêtises un jour ou l’autre, pas besoin d’un Maigret en guise de père Fouettard. D’autant que mon test antipollution n’est pas à jour et que j’ai perdu mon permis depuis pas mal d’années. Bref, j’ai demandé à votre fille si elle avait honte d’avoir filé sans rien vous dire, elle a acquiescé et je vous la ramène.

Sa voix chevrotait un peu. Sous son casque de cheveux gris, coiffés en de multiples épis stylisés (c’était du moins l’impression de Zacharie), son visage expressif ne cessait de bouger. Des yeux rieurs. Les joues creusées par l’âge.

- C’est trop aimable, madame, déclara Diane. Mais on ne va pas rester là, je vous offre une tasse de thé.

- Si vous avez du whisky, je préfère. Avec un peu d’eau, s’il vous plaît, je conduis.

Une fois leur visiteuse partie, Diane et Zacharie ont quand même sermonné Lou. Qui s’est excusée, sans se démonter. Elle voulait juste suivre ces cavaliers un moment et rentrer.

- À quoi ils ressemblaient ? demanda Zacharie.

- Quatre hommes vêtus de couleur, sur des chevaux comme celui de Zorro ou du cowboy l’autre jour dans le film.

- Ensuite ?

Les cavaliers avançaient au pas. Lou n’a pas fait attention à la distance parcourue. « J’étais comme dans un rêve, je me disais qu’il faudrait bientôt rentrer mais j’étais incapable de faire demi-tour, on aurait dit que mon vélo était accroché aux chevaux par un fil invisible ». Tout à coup hors du périmètre connu, elle a cherché un point de repère. Rien. Le ciel ressemblait aux rideaux de leurs grands-parents, gris et déchirés, certains réverbères clignotaient, les maisons avaient l’air beaucoup plus grandes, entourées de jardins sombres. Par peur d’attirer l’attention des cavaliers, Lou n’osait pas actionner sa dynamo. Ils se sont arrêtés un instant, ont fait mine de se retourner. Quand une corneille a braillé dans un arbre, elle s’est affolée.

- Maman, je peux écouter ? demanda Arthur en faisant irruption au salon.

- Oui, mon chéri. Si ça peut t’empêcher de faire les mêmes conneries, ça sera tout bénéfice.

Arthur s’installa entre ses parents, tel un juré en retard aux Assises. Avec ses cheveux blonds bouclés, ses joues rondes au teint rosé, son corps potelé, il ressemblait à un petit Cupidon. Les coudes sur les cuisses et le menton dans les paumes, il fixa sa sœur qui paraissait ravie d’être le centre d’attraction. Elle avait peigné ses cheveux, s’était changée, mais son visage conservait les traces d’une nuit agitée : cernes soulignant ses yeux noisette, traits chiffonnés. La suite de son récit était digne d’un roman d’aventure pour adolescents.

Prise de panique, elle a rebroussé chemin, s’est égarée entre lotissements, prés et usines assoupies pour le week-end. Le jour se fondait lentement dans la nuit. Les rues se ressemblaient toutes, les maisons formaient des ombres lugubres derrière les haies.

- Pourquoi est-ce que tu n’as pas demandé ton chemin à quelqu’un ? s’étonna Diane.

- Y’avait personne.

- Tu aurais pu sonner à une porte, renchérit Zacharie.

- J’ai voulu le faire, une fois, mais derrière le portail y’avait un type chelou, avec des yeux minuscules derrière des culs de bouteille, et un chat pas net, il avait un œil fermée et une bosse sur l’épaule, alors j’ai filé.

Lou a encore essayé d’emprunter le cellulaire de la seule mamie qui promenait son chien. « Un saucisson sur quatre merguez. J’avais froid, mon vélo grinçait. Je lui ai demandé gentiment, elle n’a pas voulu. Racaille de banlieue, qu’elle a dit. Son chien a montré les dents. J’ai dégagé. » Plus loin, d’autres chiens se sont mis à aboyer derrière des grillages. Dans les maisons les lumières s’allumaient, on ouvrait les fenêtres pour scruter la pénombre, on fermait les volets comme autant de paupières closes sur les dangers extérieurs. « J’avais trop peur. J’ai couru à côté de mon vélo, tout droit, encore tout droit, il me semblait qu’un chien me poursuivait alors j’ai lâché le vélo et tourné à gauche dans une cour, j’ai vu une baraque derrière un garage avec la porte ouverte et j’ai foncé. C’était tout noir. J’ai claqué la porte derrière moi. J’ai attendu. »

- Seigneur ! s’exclama Diane.

- La prochaine fois, tu réfléchiras avant de suivre le premier canasson venu avec un jockey dessus.

- Zach, je t’en prie.

- Ils étaient beaux, papa, je n’arrivais pas à faire autrement. Je pensais pas me perdre.

- Elle est chouette, ton histoire, lança Arthur, visiblement fasciné.

Après de longues minutes d’attente, Lou avait voulu ressortir. Porte bloquée. Nouvel accès de panique. « Je tremblais et grelottais. Je me suis dit plus jamais je filerais comme ça. Il n’y avait plus de bruit. En tâtonnant, j’ai trouvé une couverture, des chiffons comme oreiller, je me suis assise et j’ai compté les minutes. J’avais pire froid. Malgré ça et ma trouille, j’ai fini par m’endormir. » Zacharie était atterré. Démuni, aussi. Depuis la naissance de ses enfants, il faisait au mieux pour les éduquer et les protéger d’un monde qu’il jugeait hostile sur bien des plans. Aujourd’hui, il se rendait compte que maîtriser la situation à cent pour cent s’avérait vain.

Le bruit d’un moteur, dans le garage, a tiré Lou d’une torpeur glacée dans laquelle elle surnageait. Elle a entendu des voix, le crissement des pneus, une porte qui se fermait. L’odeur d’essence lui a soulevé le cœur. Elle a attendu, guetté le moindre son, s’est relevée. C’est à cet instant que la porte s’est ouverte, comme par enchantement.

- On dirait la caverne d’Ali Baba, commenta Diane.

- César ouvre-toi, cria Arthur.

- Sésame, mon chéri, pas César, rectifia sa mère.

Lou a rejoint la rue. Son vélo traînait sur le trottoir, appuyé contre une haie. « C’est là que j’ai rencontré la vieille avec son 4X4. Je l’ai tout de suite kiffée. Elle est cool, non ? »

Diane approuva. Dans l’esprit de Zacharie, sa fille n’était pas consciente des dangers auxquels elle s’était exposée. Il lui posa la question. « J’sais pas trop, papa. J’ai eu la trouille, mais c’est normal dans la vie, non ? »

En ce lundi, maintenant assis à son pupitre tandis que ses élèves se triturent les méninges devant un problème de robinet qui fuit, Zacharie se demande ce qui est normal. Pas l’histoire du récif dont parlent les journaux, en tous cas. Un truc sorti de l’océan, paraît-il, tel le dard d’une guêpe, au moment où un ferry croisait à cet endroit. Coque éventrée. Naufrage. On parle de nombreux blessés, de passagers disparus ou morts. Le spectre de l’Apocalypse flotte à nouveau au-dessus des têtes. Diane a beau fanfaronner, clamer que le capitaine du ferry a dû dévier de sa route, peut-être pour saluer un banc de poissons ou des plaisanciers, comme l’a si brillamment fait celui du Costa Concordia, le 13 janvier, que rien n’a été prouvé pour le moment, Zacharie se sent mal. S’il ne trouve aucun réconfort auprès de Diane, comment s’y prendra-t-il pour rassurer leurs enfants ?

Pause-café. Zacharie salue un collègue, remue son expresso dans la tasse, sort de la salle des maîtres. Diane a promis de contacter la police au sujet de ces cavaliers. Lou n’a subi aucune agression, mais leur comportement ne semblait pas net. Lou a bien dit qu’elle le suivait parce qu’elle n’arrivait pas à faire autrement, comme si elle avait été subjuguée. Les gourous utilisent le même genre de charisme manipulatoire. Une secte. Serait-il possible que ces cavaliers en soient les émissaires – des rabatteurs, en quelque sorte ? En ces temps troubles, chaotiques, il en nait tous les jours une ou deux, pareilles à des start-up dont les trois-quarts mourront dans les deux mois. Chaque gourou propose sa solution, sa méthode pour échapper à l’Apocalypse. Un voyage sur Sirius par-ci, une retraite sous terre par-là, vos euros nous seront utiles pour organiser votre survie, vos dollars ne vous serviront plus à rien sur Neptune, refilez-les nous, n’ayez aucun regret, le capitalisme a atteint ses limites…

Zacharie rejoint sa classe, vide et calme. Cahiers et calculettes somnolent sur les tables, une veste en tas semble dormir sur le sol comme un sdf et un sandwich à l’aspect cartonneux pointe le bout de son jambon-fromage entre les pans d’un sac plastique. Zacharie s’assied à son pupitre. Ouvre le journal, le feuillette d’un air détaché. Il l’a déjà lu deux fois. Les médias doivent vendre, et susciter la peur est un excellent moyen d’y parvenir. Si bien que les bonnes nouvelles sont rares. Il espère dénicher celle qu’il a ratée et qui remontera le baromètre de son espoir. Entre la météo et les sports, une annonce attire son attention. L’entreprise SAFE-PEOPLE propose des abris anti-apocalypse. Rien que ça. Si tout l’univers se fend, se brise et disparaît, que restera-t-il d’un abri anti-apocalypse. Et de quoi s’agit-il, d’abord ? Une casemate enterrée, un module spatial à ailerons profilés, un suicide collectif ouvrant les portes d’un Au-delà forcément paradisiaque ?

La sonnerie de son cellulaire l’arrache à ses pensées. Diane au bout des ondes. Le timbre mélodieux de sa voix glisse à son oreille.

- Pas trop claqué, Zach ?

- Ça va. Le café en intraveineuse, ça aide.

- Bon. J’ai appelé les flics, au sujet des cavaliers. Ils ne savent pas. Personne ne leur en a parlé, il n’y a aucune plainte, ils ont dit que les balades à cheval n’étaient pas interdites.

- Évidemment. Lou a quand même passé la nuit dehors, dans un quartier lugubre, où les chiens traînent en liberté et où les habitants sont hostiles.

- Ce n’est pas leur problème si notre fille fugue, m’a répondu l’agent.

- Quel connard.

- Et puis la dame avec son 4X4 n’avait pas l’air si hostile que ça, si tu veux mon avis.

Zacharie l’admet. En revanche, il filerait bien une baffe à ce flicaillon, s’il l’avait devant lui.

- Affaire classée, alors ?

- De toute évidence. Mais j’ai changé d’avis. On va acheter un cellulaire à Lou. Pour Arthur, on avisera.

Une onde de soulagement berce Zacharie. Guère longtemps. À peine son cellulaire éteint, il revoit le visage de sa fille à son retour, la photo du ferry en train de couler, les vagues dantesques qui ont balayé les rives lémaniques. Ses yeux retombent sur la publicité SAFE-PEOPLE. L’adresse de leur site internet est indiquée en bas à droite. Zacharie lève la tête vers la pendule murale. Dix minutes avant la reprise des cours. Il a le temps. Il sort son lap-top de sa serviette, le branche sur le secteur et se connecte.

S’informer n’engage à rien.

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