Ce qu'il y a avec Marie.
ellis
A l‘heure du déjeuner, Marie se sauve souvent et je ne sais pas où elle va. Personne ne lui demande rien. Parfois je descends me joindre à un groupe de collègues. Des femmes. Des filles. J'ai bien conscience d'être assez discret à table, et je crois qu'elles respectent ça. Elles poursuivent le plus souvent leurs discussions sans trop s'attarder sur moi. Il arrive que l'une me pose une question directement, mais pour le moment la question la plus intime à laquelle il m'ait été donné de répondre concernait mon emploi du temps. Tant mieux. Elles parlent de leurs enfants. De leurs conjoints. De leurs rides et de leur acné. De Kho Lanta. Elles parlent de leurs collègues qui ne finissent pas bien tard ou qui prennent trop de pauses café. Elles ont sans doute le sentiment que je disparais à mesure que je me tais. Parce qu'elles parlent sans retenue, sans la moindre crainte apparente. Elles n'ont presque pas de secrets pour moi. Je dois confesser quelques évasions mentales de temps à autres. Les soldes. Kho Lanta. Ah. Et les compte-rendus d'accouchements. Je serais bien tenté d'écouter, mais la fuite est forcée. Alors ,je regarde mon assiette. Je regarde les gens de la table d'à côté. Il y a des hommes qui rient avec d'autres hommes et des femmes qui discutent avec d'autres femmes. De leurs collègues absents. De leurs enfants. Des clubs de vacances. De Kho Lanta.
_ Et à toi, elle te parle, Marie ?
La voix me tire de mon observation brutalement. Anne, la fille assise en face de moi, fixe sur moi un regard franchement intéressé. Je sens que les autres attendent elles aussi. Elles ont lâché leur polémique sur les vaccins infantiles et sont tournées vers moi.
_ Ben oui. T'es en face d'elle. Elle te parle, un peu ?
J'ai un petit rire nerveux malgré moi. Je hausse les épaules. C'est quoi cette question ?
_ Un peu. Oui. Enfin, j'en sais rien. Non. Pas vraiment. Pourquoi ?
_ Ben, elle parle pas beaucoup Marie, mais on s'était dit que comme t'es assis en face d'elle toute la journée, peut-être que t'en savais plus, quoi…
Je plisse un peu les yeux.
_ En savoir plus sur quoi ?
_ Ah, tu sais pas ? Personne t'a dit ?
_ Moi je trouve qu'on aurait dû te prévenir. Même histoire que tu fasses pas de boulettes...
_ C'est clair ! Moi un jour j'ai fait une méga-bourde…
_ Oh, oui, je me souviens… ce malaise !
_ Pauvre Marie quand même…
Ca tourne à une vitesse tout à coup. J'imagine que Marie est malade. Qu'elle a le sida. Qu'elle a un enfant trisomique. Je comprends surtout que je ne sais rien de Marie. Que tous les matins, je caresse du regard son visage, et qu'elle m'est totalement inconnue. Je me sens stupide.
_ Qu'est-ce qu'il y a, avec Marie ?
Je viens d'interrompre la petite effervescence toute gonflée de secret qui prenait corps à table.
_ Nan, mais c'est pas grand chose, en fait. C'est juste… Elle est veuve. Elle a perdu son mari il y a… Quoi maintenant ? Un an, deux ans ?
Morsure vive dans la poitrine. Je pense à ses poignets. A son sourire.
_ C'était un truc vachement brutal en plus.
Je ne veux pas savoir.
_ On a tous été sous le choc.
Je ne veux pas savoir. Marie et sa cigarette. Marie et son blouson tout délavé. Marie et le rythme de ses doigts sur le clavier. Et son rire quand le type assis près d'elle dans le bureau la taquine grossièrement.
_ Elle ne parlait déjà pas beaucoup avant. Mais depuis, on ne sait plus rien. On a essayé hein…
_ Carrément !
_ Mais rien à faire…
_ Nan. Elle est secrète, Marie. On ne sait même pas si ça va.
_ Ou même si elle a quelqu'un dans sa vie…
_ Pourtant on a tous été super présents à l'époque… Mais tu peux pas forcer les gens…
_ Alors, on se disait, peut-être à quelqu'un de nouveau… elle parlerait.
Lentement je prends Marie dans mes bras. Sans la serrer. Juste comme ça. Juste pour le chagrin effarouché qui dort au fond de ses gestes. Marie ne dit rien et pourtant elle me parle.
_ Il valait mieux qu'on t'en parle, nan ?
Je ne sais pas quel regard j'adresse à Anne et à ses yeux sans couleur à cet instant. J'ai envie de lui répondre qu'on s'en fout de ce qu'il vaut mieux dire ou ne pas dire. Qu'on s'en fout, puisqu'elles avaient décidé de parler ce midi. Et que peu importe ce qu'elles aient envie de m'entendre répondre, ça ne change rien à rien. Il y a des gens qui parlent et d'autres qui se taisent.
Je me prépare à me lever. Et je n'ai pas de mots.
_ Enfin, voilà, maintenant t'en sais plus sur ta voisine. déclare une autre voix à table, comme si elle attendait un merci.
Je suis déjà ailleurs. Quand je me lève, j'aperçois la longue silhouette de Marie par la fenêtre, avec ses petits cheveux noirs en bataille et son jean un peu troué. Elle marche, les mains dans les poches de son blouson.
Il n'y a pas la moindre, pas la moindre tristesse dans les pas de Marie.
Subjugué !
· Il y a plus de 9 ans ·emmalouise
merci !
· Il y a plus de 9 ans ·ellis
J'adore ! Marie est dévoilée petit à petit, et le cadre de la nouvelle se construit de plus en plus. Hâte de lire le numéro 5 !
· Il y a plus de 9 ans ·ella
merci merci !
· Il y a plus de 9 ans ·ellis
J'aime beaucoup ! Je suis prise d'attachement pour Marie, surtout que cela me fait penser à quelqu'un que je connais. C'est franchement agréable à lire, et les images défilent facilement dans mon esprit. J'avoue que je n'ai pas lu les précédents hashtag, mais je compte le faire maintenant ;)
· Il y a plus de 9 ans ·mlleash
merci beaucoup ! (elle est attachante, Marie, c'est vrai)
· Il y a plus de 9 ans ·ellis
On a un point commun, on mets des points à nos titres. J'attend l'hashtag 5...
· Il y a plus de 9 ans ·effect
sourire. merci du passage matinal.
· Il y a plus de 9 ans ·ellis