Celle aux sept collines

petersong

Quand on grandit dans une ville, on croit que toutes les villes lui ressemblent.
Peut-être pas toutes les villes du mondes, peut-être pas la capitale, mais la plupart des villes de même taille dans les autres régions.
Il faut rouler un peu sa bosse pour se rendre compte que chaque ville est unique et que certaines sont hors normes ; que chaque ville a sa propre personnalité, son odeur, sa manière de vous accueillir, de vous laisser prendre place dans son giron, de vous marquer.

Quand je suis parti de Saint-Etienne, je la croyais normale, ma ville.

Un grand axe principal, au milieu duquel se trouve le centre-ville, le centre commercial, la fnac, la gare…
C'est un peu comme décrire quelqu'un en disant qu'il a deux bras, deux jambes, un nez, une bouche.

Pour qui se promène dans ses rues, ce qui frappe en premier, c'est certainement son apparence, sa défroque. Depuis les bâtiments anciens, comme la droguerie de la Tour en belles pierres et les maisons à colombage alentour, jusqu'à la Cité du Design et ses bâtiments modernes aux triangles polyvalents, de verre, de miroirs et de panneaux solaires, en passant par les fiers bâtiments haussmaniens du côté du cours Fauriel et le béton de la reconstruction d'après-guerre, la ville est drapée d'un patchwork architectural qui raconte son histoire et qui mélange les styles.
Il est vrai que pendant longtemps, pour le voyageur qui descendait gare de Chateaucreux et se contentait de rejoindre son hôtel, la première impression n'était pas des plus favorable : un recoin de ville exigü, mal desservi, encadré d'hôtels sans gloire et de bâtiments tristes aux façades crasseuses. Un carré de vieux oripeaux graisseux de la vie ouvrière d'autrefois dans le patchwork stéphanois.
Mais l'habit ne fait pas le moine et l'on en change avec le temps. Les alentours de la gare ont été complètement refaits, laissant la place à une esplanade lumineuse, des bâtiments neufs et une nouvelle ligne de tram pour rejoindre le centre-ville.

Au delà de son anatomie et de sa mise, peut-être que ce qui fait quelqu'un c'est surtout son vécu.
Celui de Saint-Etienne est fait d'indépendance, de corporatisme et de labeur.
L'esprit d'indépendance remonte au moyen-âge, l'industrie de l'époque moderne.
Le premier élan, c'est l'industrie des armes, suivie de celle du ruban. La seconde, c'est le charbon et le chemin de fer. La naissance du groupe Casino, la « manu » (qui donnera son nom au FAMAS)… Et puis la guerre et son bombardement terrible par les américains, la reconstruction, les « verts ».
Chacune de ces histoires a laissé sa trace sur la ville, son héritage. Que ce soit par la fondation de l'école nationale supérieure des mines, l'invention de la machine à coudre ou plus généralement l'arrivé d'artisans, d'ouvriers, puis le développement économique qui s'est accompagné d'un épanouissement culturel de la ville.

Tout ça contribue à former la personnalité du Saint-Etienne d'aujourd'hui. Une ville qui porte dans ses rues le souvenir du bourdonnement de l'industrie. Une ville qui a la fierté discrète de ceux qui se sont faits tout seuls à la force des bras. Une ville un peu jalouse de ses secrets, avec ses traboules méconnues : pour vivre heureux, vivons cachés. Je crois qu'elle n'a jamais oublié que sa richesse lui est venue du bas, des artisans, des ouvriers, puis de ceux à qui elle a donné sa chance.
Peut-être pas si étonnant, finalement, que le quartier de la gare soit si longtemps resté négligé, comme une manière de rappeler au commercial en maraude les origines de la ville et la dignité ouvrière qui fait son identité.

Enfin, ce qui fait une ville, ce sont les gens qui en arpentent les rues, et je dois dire que j'y ai rencontré toutes sorte de personnages remarquables. Des flics amoureux de nature qui font des trajets de deux ou trois heures par jour pour vivre parmi les arbres et les oiseaux, des lycéens émérites, courtisés par toutes les prépas, qui otpent pour le cinéma, de jeunes artisans de grand talent qui vivent dans l'ombre de vieux bâtiments chargés d'histoire, de vieux messieurs qui vous rendent humble un attroupement de badots en gravissant comme de rien une pente verglassée, chaussettes par dessus les chaussures, d'éternels étudiants passionnés de tout ce que l'on peut apprendre, véritables puits de sciences, des entrepreneurs qui ont fréquenté les plus hautes sphères de la finance mais préfèrent finalement repartir de zéro dans des domaines plus étiques, à l'échelle humaine…

Après avoir bourlingué d'est en ouest, du sud au nord, et posé mes valise dans une demi-douzaine d'autres villes, je me rends compte que Saint-Etienne est une ville éminemment singulière. Que l'herbe ne saurait être plus verte qu'au cœur du chaudron, bien entendu. Elle est ma ville, celle où j'ai grandit, avec ses sept collines et ses grands escaliers jusque dans le centre-ville, ses odeurs de chocolat dans les rues quand nous allions au lycée et que Weiss était à l'œuvre, ses recoins et ses ruelles où nous avons fait les quatre-cent coups au fil des ans, sa couronne de villages où il fait bon vivre entre ville et campagne, puis de plus en plus souvent sa gare à mesure que la vie m'appelait ailleurs.

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