Celle que j'étais

Aurelie Blondel

Bilan

Celle que j'étais...
Une jeune femme insouciante. C'est pas mal dit comme ça. 
Sauf quand l'insouciance se caractérise par une forme d'égocentrisme, préservée des soucis et pas à même de comprendre ceux des autres. Pire encore, qui n'en éprouve que peu d'empathie et de compassion. Une jeune femme au jugement insolent et hâtif sur leurs vies, leurs mœurs, leur sphère. 

Gentilles petites œillères… Gentille petite facilité de s'en servir d'excuse pour pour ne pas lever la tête et se regarder en face. 
Ouais, j'étais comme ça, un animal sans soif qui aperçoit une bassine remplie d'eau fraîche, par temps de canicule et s'y précipite sans réfléchir, sans se préoccuper des autres et qui y reste. 
C'est frais, on flotte, léger, tellement agréable. 

J'avais pris mes aises, bien formatée et ancrée dans ma bassine, ma sphère et je ne voyais pas l'importance de regarder par dessus. 
Tant et si bien que je me suis à peine rendue compte que l'eau avait tiédi. 
C'est agréable aussi l'eau tiède de toute façon. Ca ne désaltère pas mais c'est agréable, réconfortant. 

Mais des petites bulles ont commencé à se former dans le fond et sur les parois de ma bassine. Des bulles qu'on chasse d'un revers de main, qui n'éclatent pas tant elles sont petites, mais qui réapparaissent inexorablement. Ca troublait un peu l'eau et c'était agaçant. 
J'ai fini par observer ces bulles, pleines de mystère et inquiétantes. Je sentais bien que quelque chose clochait et qu'il serait préférable de partir mais l'eau tiède m'avait ramolli, je ne m'en sentais pas la force.

Je redressais parfois la tête pour regarder furtivement ces autres que je m'étais plu à juger. Ils étaient plein d'énergie. Comment était-ce possible? N'était-ce pas l'inverse avant? 
J'aurai pu leur demander de l'aide... Mais qu'allaient-ils penser de moi? 

Celle que j'étais a donc baissé la tête, pour faire profil bas cette fois. J'avais honte, j'avais peur d'être jugée. Je ne m'en étais pourtant pas privée à leur égard et sans les connaître. Pourquoi cela m'affectait autant alors? 

J'ai continué à regarder les bulles, certaines grossissant à vue d'œil et me mettant toujours plus à l'étroit dans cette bassine. Je détournais le regard  pour me concentrer sur les plus petites, moins effrayantes et en même temps j'essayais de tendre l'oreille pour écouter ce qui se racontait en dehors de ma sphère.
J'entendais quelques mots: blessures, brûlures, four qui crame ... Et je réalisais avec douleur que mon eau bouillait. 

Les plus grosses bulles ont éclaté. J'ai entendu le bruit en premier. Assourdissant, abrutissant. Ca m'a sonné. Puis j'ai subi le choc de cette chose qui explose. Plein de petites gouttes bouillantes m'atterrissaient sur le visage, les bras, le dos, le ventre. Je n'avais rien vu venir, toute endormie que j'étais, pas préparée. Comment cette violence était-elle entrée et pourquoi?
Les bulles, les heurts, les chocs ne se sont pas dissipés, loin de là. 
Dès qu'une bulle eclatait, une autre se formait aussitôt. 

J'étais brûlée à vif, abimée. Il me restait cependant cette petite dose de courage qu'on se garde pour le plus important. Mes enfants. Je ne voulais pas qu'ils finissent brûlés. Alors j'ai tendu la main et demandé de l'aide. 
Quelle ne fut pas ma surprise qu'on me l'a saisisse immédiatement, sans oublier celles de mes enfants, avec beaucoup de délicatesse pour ne pas nous abimer plus que nous ne l'étions déjà. 

Mes œillères avaient fondu. Je n'en avais plus. Je ne sentais plus leur poids écrasant de bien-pensance et de facilité. 
Je pouvais enfin voir, pas simplement regarder. Et je constatais avec effroi que ces autres que j'avais jugés, qui ne m'ont pas jugé, n'en avaient plus non plus.  Ils connaissaient les chocs, l'eau frémissante puis brûlante. 

Je croise aujourd'hui encore des personnes avec des œillères solidement harnachées, têtes baissées sur leur nombril, écrasées par le poids des convenances et des jugements. 
Mais je ne leur souhaite pas qu'elles brûlent, je ne les juge pas.
De quel droit ? 


Aurélie Roumy

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