C'est malin
petisaintleu
Quand nous descendîmes, aux aurores, pour le petit-déjeuner, Elke, l'épouse de Jeroen, paraissait bien moins avenante qu'à la veillée, soucieuse. Elle butta plusieurs fois contre la table et s'étala même dans les escaliers. J'étais certain qu'un événement dramatique, qui dépassait de très loin son quotidien, se déroula durant notre sommeil. Nous, au moins, nous avions survécu.
Jeroen entra. Il était de toute évidence exténué, trempé jusqu'aux os. Il pleuvait des cordes à tel point que des flaques cernaient la maison, l'y faisant se miroiter. À plus de trois mille deux-cents kilomètres du mont Ararat, une arche, que je craignais de mésalliance, surnageait.
« Il a disparu » nous apprit-il. Nous le regardâmes, l'interrogeant du regard. « Ah oui, vous ne le connaissez pas, le mal fait homme ou l'homme devenu le mal personnifié.»
Il détailla les faits : « Vous ne connaissez pas Wim, c'est vrai. Il y a encore deux ans, tout le village l'appréciait. Un gentil garçon de dix-sept ans, qui se montrait toujours serviable. C'était dans sa nature. Puis, sa famille l'envoya à Amsterdam pour qu'un oncle, boucher et sans enfants, le prenne sous son aile et le forme au métier avant de lui succéder. Personne n'était inquiet pour son avenir. Si la ville, sa grandeur et ses tentations, surtout au contact des soudards espagnols, étaient un risque à ne pas négliger, on pouvait le prendre sans inquiétude.
Au bout de six mois, ils reçurent une lettre du beau-frère de Jeroen. Wim se montrait peu assidu et des voisins rapportèrent qu'ils le voyaient traîner avec des Bohémiens. Son oncle avait beau le raisonner, le menacer de deux cents livres d'une raclée, rien n'y faisait.
Jusqu'au jour où il rentra au petit matin, alors qu'il ne donnait plus de ses nouvelles depuis presque une semaine. Ses avant-bras se trouvaient tatoués de signes cabalistiques. L'une des marques était typographique. Elle indiquait Fēhida.
On le raccompagna manu militari à Heiligerlee. Les yeux révulsés, les cheveux en bataille, la bouche percluse de spasmes, que lui était-il donc arrivé ?
Pendant une quinzaine, ses parents le laissèrent cloîtré chez eux. Puis, ils le libérèrent, les joues creusées et les yeux rougis par les pleurs.
Il se mit à nous harceler, dans un mélange qui tenait du hollandais et de ce qui nous apparut tenir d'une langue ancienne où on retrouvait des intonations de la nôtre. Il nous dit que Yanna – nous comprîmes qu'il s'agissait d'un prénom tsigane – s'était liée d'amitié avec lui. Comment, hormis des sortilèges diaboliques, put-elle le subjuguer, lui, si réservé ? Nous ne le sûmes pas. Elle l'initia à des techniques divinatoires, l'emmena dans ses transes, Yanna, reine du sabbat.
Nous pensâmes pouvoir le ramener à la raison. Un rebouteux, que tout le monde connaissait et respectait, soignant les maux du corps et de la tête, se déplaça. Il prépara des concoctions et des onguents, certain de leurs pouvoirs curatifs. Ils n'eurent pour effet que de le rendre vicieux et hors de contrôle.
Il continuait à nous assaillir de ses propos incohérents. Il affirmait que nous étions parents et qu'il ne nous voulait pas de mal, bien au contraire. Il sombrait dans la folie. Selon lui, nous étions liés par des liens qui remontaient aux temps où les Francs s'emparèrent des restes de l'empire romain, à la chute de Romulus Augustule en 511. Sa vocation était de nous protéger. Et le plus stupéfiant est qu'il nous affirmait que nos ennemis, réunion de trois compagnons venus de temps futurs, souhaitaient notre mort. »
Dire que nos teints blêmirent tenait de l'euphémisme. J'avais besoin de prendre l'air. Il était clair que l'ondée ne cesserait pas de la journée. Je proposai à mes camarades de les emmener à l'extérieur. Une fois, nous passâmes chez la petite vieille pour nous renseigner sur le moyen de nous rendre chez les parents de Wim, avant qu'une incontrôlable curiosité ne nous y conduise.
Ils étaient attablés. Selon mes critères, leurs cheveux blancs et leur dos voûté indiquaient des octogénaires. À cette époque, où, à cinquante ans, il était d'usage de mourir, quand on était chanceux, il était plus probable qu'ils fussent, au mieux, quadragénaires.
Nous n'eûmes guère besoin de les mettre en confiance. À peine assis, ils déroulèrent la vie de leur rejeton, rien de bien extraordinaire jusqu'à ce que la mère éplorée tienne à nous en montrer le portrait. Des colporteurs, parfois des peintres avortés, sillonnaient alors les campagnes. C'est ainsi que l'un d'eux dressa son portrait au fusain. Dans ces régions où les canaux et la terre se confondent, les saules ne manquaient pas, matière première pour ces esquisses de crayons.
Je n'y prêtais pas vraiment attention jusqu'à ce que je lève mon visage sur Arthur. Pour décrire la couleur de ses traits, je n'avais qu'un pléonasme, blancheur diaphane. Je ne peux pas dire si je fis mieux quand je reconnus mon agresseur du pont de Tolbiac ! Je m'évanouis de stupeur.
Mes compagnons, après qu'un verre d'une sorte de schnaps m'eut revigoré et qu'ils s'excusèrent auprès de nos hôtes, me conduisirent dans une grange un peu à l'écart. Nous restâmes muets un long moment, même Arthur qui pourtant se trouvait aphone par obligation depuis la veille.
Deux points nous tétanisaient. Tout d'abord, ces stupéfiantes nouvelles sur Win et Yanna. Une partie de cache-cache temporelle nous reliait à ces personnages. Nous savions tout du moins que celui-ci ne nous importunerait plus quand nous reviendrions sur Paris. Je ne doutais pas de sa capacité de vivre avant qu'il ne passe à trépas à une encablure de la Seine. Je présumai également que la Bohémienne tenait l'échiquier, qu'elle pouvait lâcher à tout moment d'autres chiens de sa meute qu'elle dressait contre nous.
À l'opposé, je me persuadai que Jeroen n'était qu'une victime innocente et collatérale, que nous devions l'informer de nos identités. Il restait à savoir comment. Je concevais avec difficulté pour introduire notre abracadabrante épopée d'effectuer un parallèle avec Stargate ou Code Quantum. Le prosaïsme dominait tout et nous pourrions être très vite les précurseurs européens des sorcières de Salem. Je ne voyais qu'une clé d'entrée pour me fondre dans des explications qui se fondraient dans leurs univers : m'appuyer sur la Bible.
Quand nous regagnâmes la maison de Jeroen, le malaise suintait de chacun d'entre nous. Juste avant d'entrer, nous croisâmes deux villageois nous défiant d'un regard haineux. Nous comprîmes que la donne avait changé ; nous n'étions plus les bienvenus. Je trouvais cela légitime. Comment en aurait été-t-il autrement quand, dans ce huis-clos rural, un membre de la communauté avait disparu ? Je ne pouvais me permettre la moindre erreur.
Avant que tout cela ne commence, j'avais entamé depuis quelques mois, appuyé par la crise de la quarantaine, une crise spirituelle. Je me fatiguais de ma course effrénée du toujours plus et j'avais trouvé dans la religion des réponses dont la simplicité m'étonnait. Je me ressourçais à fréquenter des prêtres. Leur candeur, liée à une méconnaissance de la vraie vie, me touchait, tout autant que leur caractère, dénué de tout calcul. Je profitai d'une période de chômage pour fréquenter la messe matinale. Ma drogue quotidienne, elle n'était pas à vingt heures, à suivre le cinq cent vingt troisième épisode d'une série qui se déroule près de la Cannebière. À neuf heures, je me précipitais à l'église pour me gorger de bonnes paroles et pour réfléchir, au calme, loin de tout le fatras de la ville. La lecture des psaumes et de l'Évangile, je les attendais pour qu'ils me guident et me fassent progresser vers ma nouvelle vie, comme des tuteurs pour m'y référer.
Ainsi, je n'eus aucun mal à trouver la bonne approche. Je choisis le psaume 78, le poème d'Asaph : « Mon peuple, prête l'oreille à mon enseignement ! Tendez l'oreille aux paroles de ma bouche ! J'ouvre la bouche pour une parabole, j'énonce les énigmes des temps anciens. » Arthur vendit la mèche en retrouvant la parole : « Bon Dieu, c'est bien ça ! »
Je profitais de leur surprise qui leur cloua le bec. En m'appuyant sur d'autres textes, qu'il serait ennuyeux de détailler pour mes lecteurs impies, je parvins à les interroger sur ces faits surnaturels, qui pour eux tenaient du divin. Ils se rassurèrent par ma connaissance des textes sacrés qui, bien que présentant un angle peu orthodoxe au regard de leur pasteur, les rassura.
Nous déterminâmes des bases et des projets communs, basés sur la foi d'agir pour des intentions qui, bien qu'elles dépassent notre compréhension, ne présentaient aucun caractère malin.
Une question me trottait en tête. Comment, quand nous nous retrouvâmes trois ans plus tard, nous ne nous souvînmes pas de cette rencontre ?
Nous les informâmes que nous reprendrions la route dès potron-minet. Nous, trois mages septentrionaux, nous n'avions plus rien à attendre de nouveau. Je me sentais plus serein, sachant, bien que je ne m'en souvienne bientôt plus, que nous rencontrions des cœurs purs.
Je ne sus pas si je rêvais ou, si ce que je pris pour des missionnaires, loin d'adopter toute posture lascive, me visitèrent.
À peine avions-nous franchi les dernières habitations que je fus pris d'une céphalée. « Où sommes-nous ? » m'étonnai-je.
Dans mon esprit, je ne vis aucune raison de m'y attarder. Nous reprîmes donc la route de la capitale que nous atteignîmes en un clin d'œil. Il ne nous restait plus qu'à retrouver les bonnes vieilles. Je commandai des pizzas, Henri opta pour le chorizo et Arthur pour la 4 fromages que nous noyâmes dans la Corona. Les actualités ne nous apportèrent aucune nouvelle information.
· Il y a presque 10 ans ·C'est malin.... Kiss
pour le nom du dossier... "Ubiquité" serait mieux non????
vividecateri
Heu, c'est précisément son nom.
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
ce n'est pas ce que je lis...
· Il y a presque 10 ans ·vividecateri
http://welovewords.com/collections/ubiquie
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
Ben oui mais moi je lis ubiquié...
· Il y a presque 10 ans ·vividecateri
Mais, non, pas du tout ! ... ;-)
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
C'est malin et corrigé!!! Malin malin!!!
· Il y a presque 10 ans ·vividecateri
"Combien de temps aurai-je l'âme en peine et le cœur attristé chaque jour ?" Psaume 12
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
Ah, tu as un retour en grâce toi aussi ?
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu
"Évite le mal, fais ce qui est bien, poursuis la paix, recherche-la." Psaume 33, verset 15
· Il y a presque 10 ans ·veroniquethery
Un volet particulièrement vivant, bien écrit, le rythme est là, les rebondissements aussi, bravo maestro !
· Il y a presque 10 ans ·marielesmots
attends le prochain chapitre...
· Il y a presque 10 ans ·petisaintleu