C'est un beau jour pour mûrir

martylerouge

    Luc augmenta le volume de l'autoradio. La fréquence qu'il captait programmait un titre de Johnny Cash et June Carter, Jackson. Il sourit et profita de la voix grave d'un de ses chanteurs favoris, assortie à la voix suave de June, l'éternel amour de Johnny Cash.
    Luc eut quelques frissons lorsqu'il réalisa qu'en cet instant présent, il aurait tout aussi bien pu être en train de rêver. Qui aurait cru quelques mois auparavant qu'il se trouverait aujourd'hui, en plein Dakota du Sud, au milieu d'un décor mythique de western, avalant les kilomètres en écoutant des tubes de Johnny Cash, Bob Dylan ou encore Bruce Springsteen ? Luc était parvenu à dégoter une station qui passait de grands classiques. Tout aurait pu être parfait s'il était au volant d'un Shelby GT 500 plutôt qu'une Honda Civic défraichie. Mais c'est aussi l'avantage des rêves, la notion financière y est abstraite, voire inexistante, tout comme les agences de location de voiture.
    Sur le bas-côté, un panneau artisanal annonça : Porcupine – Capitale de la République Lakota – 200 miles.
    L'objet de son voyage sortit soudainement Luc de ses songes.

                                                  * * *

    Cinq mois auparavant, Luc avait fait une découverte dans le grenier de son grand père. Dans une vieille malle en bois, alors qu'il donnait un coup de main pour un grand tri printanier, il tomba sur six carnets d'apparence ancienne, reliés de cuir rouge. Il ne savait pas encore que sa vie allait être bouleversée à jamais.
    Ce jour-là, Luc apprit deux choses : l'existence d'un arrière grand-oncle qu'on lui avait probablement cachée et celle d'une branche de la famille, pas n'importe laquelle, une branche indienne, d'Amérique.  
    Les carnets s'avérèrent être ceux d'Eliott, son arrière grand-oncle qui avait vécu durant la seconde moitié du XIXème siècle. Les pages relataient un incroyable voyage qui l'avait mené jusqu'au nouveau monde puis jusqu'en terre indienne. Il découvrit que son grand-oncle avait l'âme d'un aventurier. Un beau jour, il avait décidé de quitter la vieille Europe, de traverser l'Atlantique et de débarquer à New York. Il n'y cherchait pas la fortune, ni une quelconque rédemption, non, il était simplement mu par une formidable curiosité.
    Il resta quelques mois à New York où il effectua quantité de petits boulots payés à la journée, jusqu'à ce que les échos de la conquête de l'Ouest lui parviennent. Tous les quotidiens relataient les exploits des valeureux pionniers, luttant contre l'adversité d'un pays sauvage et de ses peuplades terrifiantes. C'est justement ce qui attira Eliott : les indiens. A l'Est, on les dépeignait tels des barbares, refusant le progrès et la destinée manifeste de l'homme blanc. Eliott, qui en plus d'une nature curieuse, avait été doté d'un sérieux sens de la critique, se doutait que tous ces récits répondaient d'une certaine propagande. Il décida, un jour de l'année 1860, de suivre une caravane de pionniers et de partir à la rencontre des tribus indiennes.
    Le voyage fut long, dangereux, chaotique même par moments. La caravane croisa quelques tribus à l'Est mais celle-ci était au contact de l'homme blanc depuis des dizaines d'années et le phénomène d'acculturation était déjà fortement entamé. Eliott, lui, voulait rencontrer les fières nations indiennes des plaines, les sioux ou les cheyennes, celles qui faisaient frissonner les dames dans les salons de New York et de Boston, celles contre qui on levait une armée à l'Est.
    Il lui fallut attendre plusieurs mois avant de rencontrer une tribu de sioux par l'intermédiaire de trappeurs qui marchandaient avec eux. Les premiers contacts ne furent pas aisés. Les Indiens restèrent sur la défensive face à cet étrange visage pâle. Eliott ne chercha pas à s'imposer, il vécut plusieurs semaines durant aux bords du camp puis peu à peu, tradition hospitalière aidant, la méfiance des indiens disparut et Eliott fut accueilli au sein de la tribu. Il ne savait pas combien de temps il resterait en leur contact. Il n'aurait jamais pu se douter que ce serait pour le restant de sa vie.
    C'était une tribu Sioux Lakota, pacifique comme la plupart des tribus bien qu'un soulèvement fut en train de s'opérer face à l'octroi du gouvernement américain de terres pour les colons, bafouant les anciens traités pris avec les nations indiennes.
    Luc s'était plongé dans ce formidable récit. Il y avait découvert la façon de vivre traditionnelle, semi-nomade des Indiens, leur respect de la terre et des être-vivants, leur combat contre l'homme-blanc, leur rivalité avec d'autres tribus ennemies.  Il avait découvert qu'un bébé indien ne pleurait jamais. Il avait été surpris que la répartition des tâches était à peu de chose près,  la même que dans sa France natale. Les hommes chassaient et siégeaient au conseil où les grandes décisions de la tribu étaient prises, tandis que les femmes élevaient les enfants et s'acquittaient des autres taches : dépeçage, préparation des repas, entretien des peaux pour les tipis et les tuniques… Mais ce qui étonna le plus Eliott ce fut le principe que nul ne pouvait ignorer les lois de la tribu. Personne ne pouvait bénéficier de privilège eu égard à un statut ou un autre. Si un individu ne respectait pas les lois, qui s'apparentaient à une sorte de code de dignité, la sanction pouvait être l'exclusion. Eliott découvrit un peuple aussi rude que ses conditions de vie pouvaient l'être,  aussi respectueux des bienfaits que la nature pouvait lui apporter et aussi tendre envers les siens que n'importe quel autre peuple.   Son oncle ne les avait plus jamais quitté, on l'avait intégré à la tribu, surnommé Black Hawk , en raison de son regard perçant et de son trois pièces noires qu'il portait avant d'intégrer la tribu. Eliott/Black Hawk avait rencontré une femme et même fondé une famille. Ce fut le premier émoi de Luc. Ainsi donc, quelque part aux Etats Unis vivaient des membres de sa famille, une famille éloignée certes, mais tout de même, unie par les liens du sang.
    Le second bouleversement de Luc fut de découvrir, au côté de Black Hawk, la tragique destinée du peuple indien, dans les multiples guerres qui l'opposèrent au gouvernement américain pour faire valoir son droit à la liberté. Il découvrit le massacre de cheyennes à Sand Creek en 1864 ; le traité de 1868 qui donnait droit au peuple sioux à une immense réserve dans les Black Hills ; la découverte de l'or dans ces collines ; l'arrivée du Général Custer ; le cuisant échec américain de la Little Big Horn en 1876 ; la déroute des indiens allant de défaite en défaite jusqu'à la dispersion des combattants les plus virulents au Canada et au parcage des autres dans les réserves. Enfin, l'ignoble massacre de Wounded Knee en 1890 mettant fin à plus de cinquante ans de conflit et marquant le quasi anéantissement des nations indiennes.
    Black Hawk était décédé d'une épidémie dans une des réserves sioux à la fin de la guerre, laissant sa femme et ses enfants.
    Luc avait été profondément ému de cette histoire. Il en avait immédiatement parlé avec sa famille qui ne semblait guère y prêter plus d'attention. Il découvrit cependant que c'était le père d'Eliott qui avait renié son fils, ne comprenant pas ses choix. Les carnets avaient été renvoyés en France par un missionnaire de la réserve. Le père d'Eliott n'avait pas pu se résigner à les jeter, mais s'était assuré qu'on ne mette pas la main dessus. Avec le temps, l'histoire était passée à la trappe. Chaque famille avait ses secrets, plus ou moins lourds, certain remontant parfois à la surface, d'autre jamais. Cette fois, Luc, du haut de ses 26 ans, décida qu'il en serait autrement.
    Il entreprit de se documenter sur les sioux, sur leur histoire. Il découvrit rapidement que le combat était encore mené aujourd'hui par l'American Indian Movement . Une association qui militait pour que les nations indiennes récupèrent leurs droits à une citoyenneté différente et au territoire qui lui revenait de par les traités jamais entérinés par le gouvernement américain. Ces derniers avaient connu quelques victoires mais aussi de lourdes défaites, comme l'occupation du mémorial de Wounded Knee en 1973 d'où l'armée et le FBI les avaient chassés ou encore la détention illégale depuis trente ans de Leonard Peltier, l'un des militants fondateurs de l'association.
    Luc contacta l'association. Sa profession d'ingénieur en bâtiment lui laissait parfois de longues périodes sans projet ainsi que de conséquentes rémunérations. Il avait fait le choix de ne pas fonder de famille pour le moment, d'amasser un capital, puis de réaliser son rêve, ouvrir un magasin de musique jumelé à une salle de concert.
    Il décida d'utiliser une partie de ce capital pour réaliser un nouveau rêve : partir à la recherche de sa « famille américaine ». L'AIM parvint à lui fournir des renseignements sur les registres des réserves indiennes. Il découvrit l'existence d'une famille qui portait pour nom Black Hawk comme le voulait parfois les nouvelles traditions. Malheureusement, il n'y avait plus de trace de cette famille depuis les années 2000. Qu'à cela ne tienne, Luc remua ciel et terre et distribua quelques pots de vins pour découvrir qu'il ne restait plus que deux membres de cette famille, l'une, âgée vivait sur la réserve sioux du Dakota du Nord et l'autre, un homme de son âge qui vivait à Porcupine, dans la République Lakota.
    Le tout récent aventurier découvrit que cette république avait été fondée en 2007 par des membres de l'AIM, en sécession des lois américaines et avait décidé de reprendre possession des territoires ancestraux des sioux. La république s'étendait sur plusieurs états américains mais la capitale auto-proclamée se situait à Porcupine dans le Dakota du Sud.
    Luc décida de se rendre au siège de l'AIM. Il y raconta son histoire. On lui apprit que Jerry Black Hawk, l'un des descendants de son oncle vivait à Porcupine mais que cette information lui avait d'abord était cachée car l'AIM était surveillée par de nombreuses agences gouvernementales et qu'ils essayaient de préserver l'identité de ses membres.
    Luc embarqua alors pour la ville de Sioux Falls, dans le Dakota du Sud.

                                               * * *

    Luc s'arrêta peu après le panneau, pour faire une pause et fumer une cigarette. Porcupine se situait à environ 5h de route de l'aéroport. Lui aussi à sa manière, s'était lancé dans un périple, mu par la curiosité. Il avait à la fois hâte et était en même temps inquiet de rencontrer Jerry.
    Lors de ses recherches, il avait découvert que les conditions de vie sur certaines réserves indiennes ne valaient pas mieux que dans les bidonvilles du tiers monde où la misère sociale, mélange d'alcoolisme, de drogue, d'analphabétisme et de désespoir côtoyaient certaines traditions indiennes ancestrales entretenues par une partie du peuple qui n'avait jamais oublié la notion de fierté.
    Il reprit la route et roula deux bonnes heures avant d'arriver aux portes de la zone urbaine. Il s'agissait d'une petite localité d'environ 1000 habitants. La plupart des bâtiments portaient les couleurs de l'AIM, le blanc, le jaune et le rouge.
    Luc s'arrêta à proximité du premier bâtiment « officiel », qui, en tout cas, ne ressemblait pas à une habitation.
    Un vieil homme l'accueillit à la porte et le fit entrer.   Luc lui exposa l'objet de sa visite. Un semblant de tristesse traversa le visage du vieil indien avant que celui-ci ne redevienne impassible. Il prit son hôte par l'épaule et le conduisit à une centaine de mètre. Il le laissa devant une maison à la porte battante et aux murs décrépits. Luc resta un moment devant le logement de Jerry, se demandant s'il devait y rentrer ou pas et ce qu'il y découvrirait.
    Il poussa finalement la porte.
    Un jeune homme à l'air quelque peu hagard était assis face à une table où trônaient plusieurs canettes de bière bon marché, une cigarette roulée à la bouche. Il était vêtu d'une tunique sale par-dessus un jean rapiécé. Il ne put retenir un haut le cœur face à cet être misérable, bien loin de l'image qu'il s'en était faite. Jerry le regarda un instant puis sembla ne pas prêter plus attention que cela à sa présence. Luc ne dit mot, il posa la copie des carnets qu'il avait faite sur une étagère branlante et sortit du bâtiment.
    Le problème avec les rêves, pensa-t-il, c'est que la réalité les rattrape et vous fait regretter d'y avoir cru.  

                                               * * *

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