C'était écrit

petisaintleu

Mon grand-père, un philosophe de l'école des Cyniques, me disait toujours que rien ne vaut une bonne guerre pour relancer l'économie. Lui qui avait survécu à la déroute de 40 et à Dachau, ce pourfendeur du communisme à la chinoise et plus encore de sa civilisation qui annihile la pensée individuelle au seul profit du groupe a été fauché, ce saint homme, alors qu'il était impossible de le prendre en grippe tant il fit preuve tout au long de son existence de droiture, de modestie et de sens du partage.

Avec le recul, je pense que dès le début de l'épidémie, il avait deviné que son heure allait venir. Il m'invita un dimanche de janvier dans son manoir dont il avait toujours pris grand soin — par exemple, alors que l'on imposait les lampes basse consommation, il s'était fait livrer une palanquée d'ampoules au krypton — d'y préserver une atmosphère dont le temps s'était arrêté au milieu des années cinquante, date de la disparition de son épouse. La preuve en était que le plus récent ouvrage que j'eus trouvé dans sa bibliothèque — il m'avait pris en pension alors que je préparais le concours de Normale Sup et j'en avais profité pour écumer ses rayonnages — était, ô subtile et prémonitoire insolence, Les Mandarins de Simone de Beauvoir.

Quand j'arrivai, il dégustait un madère avachi dans son chesterfield. J'ai honte de vous l'avouer, mais il serait tout aussi insultant pour sa mémoire  de ne pas faire preuve d'une totale transparence, je lorgnai avec jalousie sur le fauteuil qui se marierait si bien avec mon intérieur. À ce jour, je n'ai pas pu encore le récupérer. Il n'en souffrira pas, lui qui fait partie des meubles depuis près de cent cinquante ans. Il pourra bien patienter et attendre encore quelques mois, avant qu'une nouvelle génération de fesses ne vienne lustrer son cuir.

Il ne prit pas la peine de me demander de l'embrasser et il me proposa de  m'asseoir sur le canapé près de la cheminée. Je réalise désormais comme la tradition familiale de respecter une scrupuleuse et pudique distanciation m'a pu être salvatrice. Il entama alors un long monologue. N'allez pas croire que cela m'ennuyât. Il avait un don pour la narration, pour vous transporter et pour vous laisser à penser qu'il avait vécu bien plus de vies que son chat qui me scrutait d'un air jaloux. Lui, d'habitude si avare sur son passé, ce qui n'était pas sans lui donner un certain halo de mystère qui alimentât mon enfance quand je passais des heures dans son grenier à la recherche d'indices, se lança dans un épisode qui aujourd'hui me fait prendre conscience du peu de consistance de mes cinquante premières années, pauvre petit con que je suis à me croire héroïque à brasser au quotidien des millions pour le compte d'une banque d'affaires.

C'était en 1954, trois semaines après la disparition de Monique, mon aïeule. Il s'était mis à boire, fréquentant avec assiduité le Mac O'Ben, un bar écossais du 8e arrondissement réputé pour son incroyable collection de whiskies tourbés. Il en était à siroter son cinquième yoichi quand il fut abordé par ce qu'il pensa tout d'abord être le fruit de son ivresse. Il était inconcevable qu'une femme s'aventure seule dans un pub et, plus encore, qu'elle osât prendre l'initiative de vous aborder. Pour couronner le tout, c'était une beauté asiatique, rarissime à l'époque dans la capitale, qui n'avait connu que le brassage des Auvergnats, des Italiens et de quelques coloniaux africains qui ne s'aventuraient jamais après 8 heures, une fois leur tâche de balayage accomplie, au cœur de Paris.

Elle ne prononça aucun mot, se contentant de le fixer d'un regard qui l'invitait à chavirer dans les moiteurs exotiques d'une tonkinoise. Il remarqua sur son avant-bras le tatouage d'un animal qu'il prit d'abord pour un hérisson avant qu'il ne se souvienne avoir croisé un pangolin au zoo du Bois de Vincennes. Quand Il avait bu, il possédait une mémoire eidétique. Elle lui permit de se remémorer les hànzis incrustés sur la peau de la belle étrangère. Un ancien camarade de régiment, sinologue averti, se fit un plaisir de les lui traduire. Ils signifiaient : Par la couronne, nous vaincrons et nous reconstruirons un monde meilleur.

  • Une réussite, aussi bien sur le fond que la forme, et toujours fort bien écrit, bravo à toi

    · Il y a plus de 4 ans ·
    W

    marielesmots

  • Tu crois qu'ils sont fous à ce point-là? Un virus ça ne se contrôle pas! Autant qu'il peut forcer chaque code génétique, le pirate à beaucoup d'avance sur nos recherches! La roulette russe pour sauver l'humanité, c'est une théorie qui a du sens…..oui mais pour qui?

    · Il y a plus de 4 ans ·
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    flodeau

  • L'espace d'un instant, je me suis retrouvée assise sur l'accoudoir du fauteuil......
    Merci de me faire m'évader de mon confinement

    · Il y a plus de 4 ans ·
    20180820 215246

    caza

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