Chagrins à Bissau

koss-ultane

     J’ai cassé mon bâton. Je pleure. Ce jouet magique qui me permettait de mettre un peu de beige en brouillant le bleu du ciel en l’agitant vite devant moi. Comme un rempart infranchissable. Cet éclair figé dans mes doigts. Cette corne, ce rayon, cet arbre déraciné. Ce sabre ridé. Je mets mes mains sur ma grosse tête et je pleure. Terrassé, je le veille à mes pieds nus. J’ai cassé ce fichu bâton. Personne n’y peut rien. Pas même ma surpuissante grand-mère. Ils n’y voient que deux bouts de bois, nourriture à feu.

     Inconsolables, les enfants de cinq ans ont des amis insignifiants qui échapperont toujours aux grands.

     J’ai une échoppe aujourd’hui. Avec un associé. Nous vendons et louons des livres. Lorsque nous en avons le droit, je vais avec mon étal roulant prêté, tenir boutique sur la place des héros de la nation. Parfois il verse. Les malveillants rient, les autres trient. Ils m’aident à tout remettre sur le dessus. Pêle-mêle. Le désordre me va. Il faut dire que je suis l’associé du diable. Un orange et bien pratique. J’y pose des cartons tout en hauteur. Le dernier jusque sur mon front. Les enfants s’amusent à me guider et me montrent la voie. Je suis une curiosité locale, un bonimenteur qui ne veut pas de mal. Peut-être même une attraction mondiale, unique, des touristes me l’ont assuré. Pourtant, je suis João. Je ne vends que des mots et du vent, de l’histoire et des romans, je répète et embelli à l’envie ce que l’on m’en dit. Almeida Garrett et Saramago sont vents et murmures à mon oreille. Souvent j’opine à la beauté et souris. Je suis l’associé de ce diable orange et si pratique. J’ai donné mon âme à ce qu’il transporte. Bien volontiers. Et quand je verse les sandales pardessus tête, je repense au jour terrible où j’ai cassé mon bâton devant la maison que nous habitons et me dis que rien de sérieux n’est grave finalement. Car mon univers est sans limite. Seul l’ocre de mon enfance me manque par bouffée mais je la sens. Le vent me la raconte. J’habite Bissau et n’en verrai jamais d’autres. Je suis João. Je suis libraire et aveugle. Cela fait bien rire les passants.

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