Chambre 15

Florent Lamiaux

CHAMBRE  15

Partie 1

Avec difficulté, Marcus revient du néant. Une odeur indéfinissable et désagréable l’oblige à sortir de sa torpeur. Au dessus de lui, une jeune femme en blanc le fixe.

-         Monsieur Rosen, vous vous sentez bien ?

Les lèvres sèches, l’homme revient, épuisé par un long combat et ne rêve que de quelques gouttes d’eau. La conscience renaît  peu à peu comme arraché d’un long sommeil. Malaise, urgence, hôpital, Marcus recouvre petit à petit les dernières heures de son histoire. Au dessus de lui se penche une infirmière rousse et joufflue. Il est en vie, avec cet étrange souvenir d’une oppression et d’une chute sur le sol froid de sa cuisine. La sensation des battements réguliers de son cœur lui donne presque envie de sourire. L’infirmière rempli un verre d’eau et le lui tend en glissant une main sous sa tête lourde.

-         Vous êtes hors de danger. Vous êtes resté plusieurs jours en réanimation.  Vous nous avez fait peur, mais tout va bien à présent. Ne vous inquiétez de rien et reposez-vous.

Bercé par cette voix cristalline, Marcus laisse ses paupières se refermer malgré lui, sans lutter. Une nausée l’envahit. Il est en vie.

Avant de quitter la chambre l’infirmière s’est penchée au dessus d’un homme au visage austère éclairé par des yeux d’un bleu translucide qui observait son voisin.

-         soyez patient monsieur Bauer, il a besoin de sommeil a-t-elle dit.

Les yeux de Marcus clignent un peu plus. La lumière de l’extérieur l’éblouit, malgré le gris du ciel. Peu à peu tout devient clair. Il regarde les nuages par la fenêtre et s’imagine des dessins.

-         Comment vous sentez-vous ? résonne une voix caverneuse.

Marcus se tourne et aperçoit son voisin, un homme mûr, assis dans son lit et vêtu d’un  pyjama gris. Il parait sourire mécaniquement.

-         Je m’appelle Herbert, Herbert Baueur et je pense que nous allons partager un bout de chemin ensemble.

Marcus ne cherche pas à répondre et regarde à peine son interlocuteur. Sa nature méfiante l’a bien souvent isolée. Herbert sourit. Un malaise plane. Marcus a mal à la tête. Il n’a pas envie de se faire de nouveaux amis… pas maintenant.

-         Vous dormiez comme un mort, lance Herbert. Je n’ai pas osé vous réveiller, même si ce n’était pas l’envie qui me manquait.

Quelques longue minutes s’écoulent durant lesquelles Marcus reprend ses esprits, revient à sa réalité, à ses préoccupations, à son envie irrésistible de ne pas rester trop longtemps ici.

Il soupire, tourne la tête vers la fenêtre. De sa position, son paysage se résume à un carré de ciel. Il y plonge son regard, pense à l’agitation qui gronde à l’extérieur en ce printemps 68 qui sonne comme une révolution. Depuis plusieurs mois qu’il suit l’actualité, Marcus ne peut s’empêcher de penser que tout cela risque de finir dans le sang. Cette idée le terrorise. Il reste en alerte… Ecoute. Une petite musique sifflotée l’oblige à sortir de ses pensées. Il entend un soupir. Sans en connaître les raisons, un agacement l’envahit peu à peu, crispant sa main sous le drap.

-         Je vous embête ? Questionne Herbert. Vous avez besoin de repos, je comprends tout à fait. Je voulais simplement parler. Ce n’est pas facile de vivre dans un hôpital et de n’avoir pour seule visite que celui des infirmières de garde. Mais je ne voulais pas vous importuner, veuillez m’en excuser… monsieur ?

Le regard de Marcus longe les coins de la fenêtre. Répondre ou condamner l’autre au silence. Réagir ou se laisser aller à l’atonie qui envahit son être. Il finit par se débarrasser de ses contradictions et susurre :

-         Je suis juste fatigué, ne m’en voulez pas.

-         Evidemment, soupire Herbert en croisant ses mains derrière la tête.

Le regard accroché au plafond, l’homme au pyjama gris affiche un sourire hébété puis lâche dans un souffle :

-         C’est drôle la vie.

Marcus se sent soudainement agité d’une angoisse. Son pouls cogne au bout des doigts. Il se tourne lentement, regarde l’homme allongé. Herbert pivote et répète :

-         C’est drôle la vie… non ?

-         Pourquoi dites-vous ça ?

-         C’est la guerre dehors… Ils pourraient bien tout détruire au nom de la liberté, jamais ils n’en jouiront. La liberté est une utopie.

-         J’ai peur, marmonne Marcus sans prêter attention à son voisin.

-         Vous pensez à vos enfants ?... Vous avez des enfants ? s’inquiète Herbert Bauer.

-         Quel jour sommes-nous ?

-         Vendredi 17 Mai… Croyez-moi, nous sommes en sécurité ici… Et c’est ça qui est drôle…

-         Il y a un journal ? questionne Marcus avec empressement.

L’homme agrippe celui qui recouvre sa table de chevet et dans un froissement bruyant, le lui tend. Marcus Rosen s’en empare avec peine, se hisse et gémit en s’asseyant dans son lit pour s’installer, le dos moulé à l’oreiller. Il tourne les trop grandes pages à la recherche de nouvelles du front. Ses gestes sont nerveux. A longueur d’articles, les mots n’évoquent qu’incertitudes, combats et craintes de l’avenir. L’inquiétude des lendemains qui chantent sur les barricades lui fait oublier ses douleurs. Il avale les informations et s’en donne la nausée. Bousculé dans ses obsessions, il entend, tout à coup, son voisin l’interpeller avec insistance.

-         Vous ne m’entendez pas ?

-         Pardon ? répond-t-il. J’étais concentré.

-         Vous croyez au hasard ?

A cet instant précis, il se contrefiche du hasard. Mais Herbert ne capitulant pas si facilement, demeure attentif, les yeux écarquillés. Marcus s’agace, voit l’autre hausser les sourcils et attendre.

-         Je n’en sais rien, finit-il par marmonner, gagné par l’épuisement.

-         Le fait que nous soyons tous deux dans cette chambre, au même moment, vous apparaît-il être un hasard ?

-         Pas plus qu’ailleurs.

-         Aurions-nous pu nous croiser autre part ? poursuit Herbert.

-         Venez-en au fait, je suis fatigué. Nous habitons la même rue ?

Herbert esquisse un sourire goguenard, se lève et, sans répondre, se dirige vers la fenêtre.

-         C’est vexant, lâche-t-il le regard rivé à la vitre.

Marcus observe l’homme empreint de rigidité et craint, tout à coup, d’avoir été associé à un déséquilibré mental. Il balaie la chambre du regard à l’affut de ce qui pourrait représenter un danger, si son voisin entrait en crise. Les murs dansent, ses yeux se troublent quelque peu, du fond de sa fatigue, Marcus se sent menacé.

-         C’est vrai que ça fait longtemps. Je ne pensais pas avoir tant changé, poursuit Herbert en imprimant de la buée sur la vitre.

Marcus s’enlise de plus en plus dans cette sensation de malaise, au fur et à mesure que son voisin prend de l’assurance. Il le fixe, attendant quelque chose qu’il ignore, mais dont il redoute déjà l’impact. Herbert reste figé, imposant un silence. Il passe un doigt le long de l’encadrement de la fenêtre, et récolte un peu de poussière.

-         De la poussière !... Même quand on pense avoir fait le ménage, on oublie souvent quelques zones d’ombre. S’exclame-t-il avec légèreté.

Il approche lentement son doigt du visage de Marcus qui tente un recul puis se raidit contre son oreiller.

-         Excusez-moi, vous êtes allergique, peut-être ? s’étouffe-t-il.

L’infirmière poussant un chariot chargé de deux petits plateaux passe la porte, obligeant Herbert à détourner son attention. Elle l’invite gentiment à revenir dans son lit et pose le repas composé d’une soupe dont la couleur laisse deviner l’insipidité, une tranche de jambon suintante noyée de quelques coquillettes et une compote de pomme, instant de grâce de cette cuisine aseptisé.

-         C’est toujours un véritable bonheur de manger ici, ironise Herbert.

-         Il faut croire que c’est le cas, car vous revenez toujours à la même adresse, Monsieur Bauer, répond l’infirmière avec humour.

-         Ai-je vraiment le choix ? réplique-t-il froidement.

Pour unique réponse, l’infirmière sourit.

-         Justement depuis tout ce temps, je ne connais même pas votre prénom, lance Herbert.

-         Solange, moi c’est Solange.

-         Alors Solange, je serais, sans conteste, plus ravi d’être invité à dîner chez vous.

-         Vous êtes un charmeur, monsieur Bauer, rougit-elle en déposant le second plateau devant son voisin.

-         Je ne mange pas de porc, informe timidement Marcus à la vue de son plat.

Solange se raidit, s’excuse, se trouble, et saisit l’assiette en promettant de la lui changer au plus vite. Herbert pivote discrètement vers son voisin.

-         Evidemment le jambon c’est du porc.

-         vous venez souvent ici ? demande Marcus pour faire diversion.

-         Assez pour n’avoir plus aucune surprise sur le contenu des assiettes... Même le jambon n’est peut-être pas du porc !

-         C’est indiscret de vous demander ce que vous avez ? poursuit Marcus

-         Une insuffisance respiratoire… J’ai du inhaler un air beaucoup trop toxique dans ma jeunesse. J’en paie la facture aujourd’hui… Vous pensez qu’on paie toujours ses factures ?

Marcus le regarde, déconcerté. L’énergumène qui se poste face à lui a quelque chose de dérangeant comme une vieille connaissance que l’on a voulu oublier et qui surgit à l’heure où s’endort son passé.

Partie 2

La nuit tombe doucement sur la capitale et Solange se dirige vers le métro. Depuis le début des évènements, elle redoute les agressions. Malgré la fatigue qui se lit dans la lueur de ses yeux verts, elle s’impose une visite, deux fois par semaine, chez son psychiatre.

Le cabinet est sombre, éclairé par un petit lustre. L’homme toujours serré dans un costume semble n’avoir pas bougé de la journée. Son corps est raide comme sa veste lisse et ses cheveux bien gominés vers l’arrière. La mode n’a eu aucune prise sur lui.

-         Installez-vous mademoiselle, convie-t-il avec austérité.

La jeune femme pose son sac, défroisse machinalement sa jupe, racle sa gorge et s’allonge sur le divan noir et glacé. Comme à chaque fois elle regarde le plafond et détaille les auréoles d’humidité. Elle cherche à en découvrir de nouvelles ou y voir des formes originales, des images qui évoqueraient quelque chose. L’homme, assis silencieusement dans son fauteuil, toussote pour briser le silence.

-         Nous avons reçu un nouveau patient, je crois bien qu’il est juif, balance-t-elle, tout à coup, sans réfléchir.

Solange se surprend, rougit et se tait. Elle vient de lâcher un mot qui la culpabilise, « juif ». Elle se souvient de ses parents qui tenaient une boucherie charcuterie rue de Belleville, des clients qui avaient presque tous leurs habitudes comme les juifs qui ne commandaient jamais de porc. Solange se démasque et laisse le passé la gifler. Bien entendu son thérapeute ne perd pas l’occasion de lui signaler son écoute par un « Oui ? ». Solange sent de la chaleur envahir son visage et ses yeux quitter le plafond pour chercher à fuir.

-         Je vous écoute… poursuit-il.

-         Oh !... c’était pour dire… Comme ça… Il n’a pas voulu de jambon, et… C’est drôle, il se retrouve dans la même chambre qu’un vieil ami à lui… qui mange du jambon… Y’a-t-il des juifs qui mange du porc ?...

Dans la panique, Solange cherche un sujet pour se sortir de cette situation. Elle ne trouve rien à dire, sent la peur l’envahir, puis les larmes et l’angoisse qui enserrent sa gorge. Elle hésite, pose ses mains contre les rebords du divan, se dit qu’elle va se lever, à l’appréhension d’être jugée, mais ne perçoit aucune autre alternative. Acculée, elle se dresse, s’excuse et propose de payer, pour s’enfuir.

Partie 3

Marcus est réveillé par un brouhaha assourdissant, l’extirpant d’un cauchemar dont il vient instantanément d’oublier les images, pour n’en conserver qu’un goût amer. Il entend une voix métallique qui revendique. En ouvrant les yeux, il pivote la tête. Herbert écoute une petite radio portable grise et blanche.

« …la France paralysée par ses dix millions de révoltés. Paralysés aussi les pouvoirs politiques, tout comme les syndicats et les institutions ; ils sont raillés, contestés. D’aucun parle déjà d’une seconde révolution française. Pour la première fois, ce sont les étudiants qui ont rejoint les mouvements ouvriers. Cette force populaire inquiète autant qu’elle fait peur dans cette lutte des classes. Le meilleur exemple en est peut-être cette campagne d’affichage de l’Atelier populaire et de l’école des beaux arts… » Grésille la voix dans le poste.

Herbert coupe le son.

-         J’espère que je ne vous ai pas réveillé, ironise-t-il. Les informations sont alarmantes.

-         Bien sûr que vous m’avez réveillé.

-         Mais c’était pour la bonne cause… Je commençais à trouver le temps extrêmement long, bercé par vos ronflements. Peut-être n’est-il pas souhaitable de trop dormir ?!

Herbert s’installe confortablement dans son lit, prend une forte respiration, racle sa gorge et lance d’un air détaché :

-         Vous êtes juif ?

Marcus se raidit.  Il exprime un profond respect pour sa religion, s’efforce de ne jamais se trahir, mais redoute tous les regards qui s’attardent un peu trop sur ses origines. La question l’oppresse. Il préfère l’ignorer.

-         Vous êtes juif ? insiste Herbert.

-         Pourquoi cette question ?

-         C’est une question qui me taraude. Et lorsque qu’une question me taraude, il me faut la poser, ça me libère. Alors ?

-         Et depuis quand cette question vous taraude ?

-         Depuis que j’ai lu votre nom sur la fiche de soin, Marcus Rosen. Vous êtes juif ?

-         Cela vous poserait-il un problème ?

-         Pas du tout… Vous pouvez répondre sans crainte… Et puis, ce ne sont pas les juifs que les syndicats poursuivent en ce moment.

-         Oui, je suis juif, et alors ?

-         J’en étais sûr, lance Herbert, en ouvrant ses bras. Vous ne pouvez pas avoir oublié.

Face à cet effluve subit, Marcus se rétracte. Il sent son cœur battre jusque dans ses veines qui forment, à présent, comme un petit relief sur ses bras, menaçant, à tout instant, d’exploser. Herbert se lève, affichant du bonheur dans le regard. Marcus appuie sur la petite sonnette qui pend à la tête de son lit. Tout son corps se paralyse, impossible ni de bouger, ni de parler, ni de penser. Seule une peur incontrôlable est sur le point de prendre le pouvoir.

L’infirmière pénètre dans la chambre, aperçoit Herbert assis sur le bord du lit de son voisin. Il caresse le drap qui pend vers le sol.

-         Que se passe-t-il, Monsieur Rosen ? demande-t-elle avec flegme.

-         Je voudrais voir le médecin.

-         Vous ne vous sentez pas bien ?

-         Puis-je aller voir le médecin ? j’ai besoin de prendre un peu l’air.

-         Je crains qu’il ne soit occupé… Mais je peux l’en informer… Y’a-t-il un caractère d’urgence ?

-         Je veux sortir d’ici.

-         Mais, monsieur Rosen, vous avez besoin de repos et puis, croyez-moi, pour le moment vous êtes mieux ici que dehors, dit-elle en souriant.

-         Je vais vous chercher une tisane, propose Herbert en se levant. Vous m’accompagnez ? lance-t-il à Solange en lui présentant son bras.

L’infirmière passe une main sur le front de Marcus Rosen, lui sourit tendrement et lui chuchote d’être patient. L’homme laisse tomber la tête sur l’oreiller, condamné, par sa fatigue, à capituler.

Les couloirs de l’hôpital sont de longs et interminables tunnels blancs comme une galerie habitée par une armée de fourmis en blouse blanches. Herbert y circule en toute liberté.

-         Quel lien vous unit à monsieur Rosen ? demande l’infirmière à l’homme qui frotte ses mains le long de son pyjama froissé.

-         Nous sommes de veilles connaissances. Mais parfois, il n’est pas simple de faire face à son passé. Peut-être veut-il oublier certains épisodes de sa vie. Je peux le comprendre. Mais je suis si content de le retrouver, ça faisait longtemps… trop longtemps.

-         Sa religion lui interdit-elle autre chose que le porc ? demande-t-elle très gênée.

-         Sa religion ?

-         Oui, monsieur Rosen est…

Solange ne peut terminer sa phrase, envahie d’une sensation de chaleur sur son visage et ses mains. Herbert la regarde avec inquiétude.

-         Je veux dire, je ne savais pas que…

-         Cela vous pose un problème, Solange ? questionne-t-il froidement.

-         Pas du tout… bafouille-t-elle.

-         Monsieur Rosen est juif… lui aussi.

Solange détourne aussitôt le sujet qui menace de la faire choir.

-         Son opération a été perturbante. Il est passé très près de la mort… Le docteur dit de lui que c’est un rescapé.

-         Une fois de plus, marmonna Herbert.

-         Pardon ?

L’homme se saisit d’une tasse de tisane posée sur une tablette près d’une grande bouilloire, salue l’infirmière et s’en retourne. Solange le regarde s’éloigner, suffoque un peu, sort un mouchoir de sa poche et s’essuie les commissures des lèvres puis pousse un profond soupir. Herbert est un homme très apprécié par le personnel de l’hôpital. Il connait presque tout le service et a pris l’habitude d’entretenir des relations amicales avec la plupart des agents.

-         C’est de la camomille, dit Herbert, de retour dans la chambre, en tendant une tasse à son voisin. Ca ne va pas vous exciter…!

Voyant la tisane tendue vers lui avec insistance, Marcus craque.

-         Mais qui êtes-vous ?

-         Comme vous… un écorché. Vous n’avez tout de même pas oublié ?

-         Mais quoi donc ? Allez-vous en venir au fait ?

Herbert vient déposer la tasse fumante sur la table de chevet de son compagnon de chambre, se dirige vers son placard, un petit meuble blanc qui tremble à la moindre bousculade. Il extirpe un sac qu’il pose délicatement sur son lit, y plonge ses mains, agrippe une petite boîte de bois qui avait servie jadis à contenir du tabac à pipe. Marcus ne perd pas une miette de cette mystérieuse cérémonie. Il observe tout dans les moindres détails. Le vieil homme tient l’objet religieusement entre ses mains, le regard vissé dessus. Il entrebâille lentement le couvercle, puis le referme et lui tend l’écrin. Rien ne rassure Marcus. Herbert attend. Il baisse les yeux. L’autre l’ouvre lentement et  découvre une étoile jaune en tissu. Un étourdissement l’envahit instantanément.  Dans l’impossibilité d’exprimer quoi que ce soit, ce sont ses vingt ans qui le giflent. Des larmes plein les yeux, Marcus encaisse ce qu’il redoutait. Mécaniquement, il y glisse un doigt et croit reconnaitre celle qu’il portait. Si elles se ressemblaient toutes, le petit accros barrant le « d » de « jude » ressemblait à s’y méprendre à l’insigne dont il avait hérité.

-         J’ai tant espéré vous retrouver, lui souffle Herbert.

Marcus, muet, suffoque. Ses mains tremblent. Son front se perle de minuscules gouttes d’eau. Il ne supporte pas cette étoile dont il ne peut défaire son regard. La mémoire revient à grands coups d’images. L’odeur qui s’en dégage rappelle la sueur, la crasse, l’odeur de brûlé et la mort.

-         Que faites-vous avec ça ? balbutie-t-il dans un frisson.

-         Elle ne me quitte pas depuis plus de vingt ans. Elle est pour vous à présent, lance le vieil homme, c’était la votre.

Il n’en faut pas plus, à Marcus, pour raviver la mémoire effroyable des visages qu’il avait tenté d’effacer pour survivre.

-         Mais je n’en veux pas, proteste-t-il, en serrant la boite de plus en plus fort.

-         Vous avez connu la Pologne ? Vous étiez bien à Birkenau ?

Marcus s’effondre, se laissant inonder de vieilles larmes incontrôlables.

-         Je ne vous ai jamais vu pleurer, c’est incroyable !… s’étonne Herbert.

-         C’était là-bas ?... nous avons ce souvenir ensemble, c’est ça ?

Solange entre, un thermomètre à la main et un stylo à la bouche. Comme à son habitude elle referme la porte et l’accompagne d’un mouvement délicat. Elle s’avance vers le lit de Marcus qui s’empresse d’essuyer ses yeux. Elle s’approche, annonçant avec ironie une petite piqure anti-inflammatoire pour passer une bonne nuit. Lorsque tout à coup, elle aperçoit l’étoile de tissus dans sa boite, elle sursaute, laissent tomber le petit plateau qui choit dans un bruit strident. Prostrée quelques secondes, elle finit par s’agenouiller pour tout ramasser et s’excuse.

-         Que vous arrive-t-il ? demande Herbert.

Solange ne répond pas, déchire l’enveloppe renfermant la seringue, secoue la petite fiole de liquide et tente de se concentrer. Ses doigts tremblent. Herbert s’empare de  la boite et fixe son compagnon de chambre.

-         Je vous la pose sur votre table de chevet. Tout va bien Solange ? s’inquiète-t-il en apercevant le visage  blafard de la jeune femme.

-         Bien sûr, monsieur Bauer… Du surmenage… c’est juste du surmenage.

Elle quitte la chambre sans même les regarder et s’enfuit en courant dans le couloir, au risque d’être surprise par le médecin chef qui ne supporte pas cela. Elle se réfugie en salle de repos, s’effondre sur une chaise et succombe dans un flot de larmes. C’est l’un de ses jeunes collègues, passant par là, qui la console et lui conseille vivement de rentrer plus tôt qu’à son heure.

Marcus Rosen se décide enfin à parler. Il se tourne vers Herbert, l’observe, rangeant avec le plus grand soin le sac de voyage qui avait camouflé la boite de bois. Il scrute le dos rigide malgré son âge et les gestes précis de l’homme en pyjama gris. Il le regarde mettre de l’ordre dans ses quelques vêtements pliés en quatre.

-         Vous aussi, lance Marcus.

-         Quoi donc ?! répond l’autre sans même se retourner.

-         Vous avez connu les camps ?

-         Le même que vous… je suis très physionomiste.

Marcus baisse les yeux, se tourne vers sa table de chevet, regarde la boite à tabac et s’en empare. Il l’a colle contre son cœur.

-         Je suis arrivé à Birkenau…

-         Le 15 Mai 1944, par le convoi 75, poursuit Herbert.

Marcus s’immobilise quelques secondes, réfléchit et constate que la mémoire de son voisin ne lui fait pas défaut.

-         Nous étions dans le même train ? questionne Marcus Rosen.

-         Pas du tout… Je viens de vous dire que j’étais physionomiste.

Herbert s’allonge dans son lit.

-         Ne m’en voulez pas, j’ai juste affreusement besoin de dormir. Nous reprendrons cette conversation demain, si vous le voulez bien, soupire-t-il.

Marcus sonné, ne sait plus que penser et doit combattre, à présent, les images qui reviennent tout droit de l’enfer.

Partie 4

Solange n’en peut plus d’attendre, mais il faut absolument qu’elle le voit. Le psychiatre est toujours enfermé avec son patient et il semble bien impossible d’agir sur le temps qui lui tord le ventre. Lorsqu’il apparaît, elle se sent fébrile et la pâleur de son visage inquiète le thérapeute.

-         Que vous arrive-t-il ?

-         Il faut que je vous parle… hoquette-t-elle.

L’homme l’invite à se calmer, à entrer et s’allonger sur le divan. Solange ne tarde pas à évacuer des mots comme si elle les vomissait.

-         J’étais jeune. J’étais trop jeune… Docteur, je ne comprenais pas ce que je faisais. Je faisais ce qu’on m’avait inculqué. On avait peur. C’était la guerre. Vous avez connu la guerre, vous aussi ? De quel côté étiez-vous ?

Le psychiatre ne répond rien, si ce n’est, de temps en temps, un « poursuivez mademoiselle ». Solange poursuit. Elle expulse des souvenirs incohérents et même quelques divagations. Elle parle pour se libérer de sa prison de silence. Soudain, au milieu de son débit de mots, elle fond en larme.

-         Que pouvais-je faire ? J’avais quinze ans. J’ai vu ma mère menacée par l’un d’eux, l’accusant de collaboration avec l’ennemi. Ils étaient nos voisins. Mes parents ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Ils étaient confiants. Ils croyaient ce qu’on leur conseillait. Mes parents étaient d’honnêtes commerçants. J’ai eu si peur pour eux. Je ne comprenais pas. Je ne pouvais pas comprendre, se met-elle à répéter.

-         De qui parlez-vous ?

-         Des juifs, lâche-t-elle brutalement.

Solange sanglote comme une enfant, le visage déformé par la désolation. Plus elle pleure et moins elle n’imagine d’issue à part, peut-être, la sensation d’un poids qui semble la quitter.

-         Il y avait deux petits garçons qui n’avaient pas dix ans… et j’ai tout brisé… Ils sont surement morts à cause de moi… Je ne savais pas ce que je faisais, mais je l’ai fait… Je les ai dénoncés… Je les ai vendus à la gestapo… Ils n’avaient pas accroché leur étoile… Je savais qu’ils devaient accrocher leur étoile… je ne sais pas où on les emmènerait… Je ne savais pas… Comment aurais-je pu savoir… Je ne voulais pas savoir… C’était des camps de travail… On nous disait que c’était des camps de travail… Je vous jure que je ne savais pas… Je ne me pardonnerais jamais…

-         Qu’est ce que cela a provoqué dans votre vie ? questionne le thérapeute d’une voix monotone.

-         Je n’ai eu ni amant, ni enfant… Je vis seule, privée de tout. J’ai presque 39 ans et la sensation que ma vie est derrière moi. Est-ce une prison suffisante ?  J’ai peur… Je veux mourir.

Ce soir là Solange a beaucoup pensé à la meilleure manière de mettre fin à son calvaire. Elle a revu l’étoile jaune dans la boîte à tabac et s’est longuement demandé comment éviter la chambre 15 dans laquelle Herbert et Marcus se reposaient ignorant tout de son secret.

 

Partie 5

Le docteur vient de passer dans la chambre 15, a rassuré Marcus Rosen sur son état et l’a félicité pour son courage. Il a rappelé à Herbert Bauer que son séjour allait toucher à sa fin et qu’il lui souhaitait une belle santé d’ici là.

Le vieil homme replie le drap sur son ventre, affichant un rictus de satisfaction. Il se tourne vers Marcus.

-         Excusez-moi pour hier soir, j’étais affreusement fatigué.

Marcus soupire et ne dit rien. Il a eu bien du mal à s’endormir et en veut à son voisin des souvenirs qui l’ont hanté jusqu’au petit matin. Marcus est un rescapé qui a laissé son âme dans cette géhenne. Il entend à nouveau le bruit du train grinçant à l’arrivée de la plateforme. Il ressent le silence de ceux qui savaient et ne pouvaient prévenir les autres de ce qui les attendait. Il se souvient du bruit des armes, des bottes, des cris, de la terreur permanente. Il revoit le regard de son père et le sourire apeuré de sa mère et avec elle l’ignorance, la bousculade, la séparation, l’incompréhension, l’angoisse… Marcus songe à son calvaire, le ressentant comme une douleur innommable.

-         Ce lieu nous aura tous marqué, reprit Herbert.

Le détachement avec lequel, l’homme s’exprime, oblige Marcus à sortir de son abîme.

-         Où étiez-vous ? demande-t-il.

-         Je me souviens de la baraque 16… Je passais devant chaque fois que je pouvais… Vous étiez bien dans la numéro 16, n’est-ce pas ?

-         Oui.

-         Vous étiez si beau, poursuit Herbert avec nostalgie.

Il se lève, se dirige vers son placard, reprend son sac de voyage avec la même précaution, le dépose sur son lit. L’autre appréhende et sent son cœur s’affoler. Il dissèque chacun des gestes de son étrange voisin. Herbert sort une grande enveloppe bien remplie. Il fouille et en extirpe une photo qu’il admire un long moment avant de la tendre à Marcus. Ce dernier avance un bras fébrile et s’empare du cliché. Lorsque tout à coup, il se voit, vêtu de son pyjama rayé, tenant une pelle à la main, les pieds dans la boue, devant l’entrée de la baraque 16 et offrant un  rictus au photographe.

-         J’ai toujours conservé cette photo, vous y êtes si beau, soupire Herbert

-         Où l’avez-vous eu?

-         C’est moi qui l’ai prise.

Marcus laisse tomber l’image, et ressent une violente douleur du côté du cœur. Il porte sa main à sa poitrine et s’effondre, dans un râle, sur son oreiller. Herbert se jette sur le petit interrupteur et appui sur le bouton. En quelques secondes, Solange apparait, voit Marcus la bouche ouverte, la tête renversée vers l’arrière, enfouit dans l’oreiller. Elle se précipite, piétinant, sans la voir, la photo tombée au sol. Elle place sa main derrière la nuque de l’homme, lui tapote sur une joue et l’interpelle vivement afin qu’il revienne à la raison. Il reprend connaissance. L’infirmière lui propose de  boire de l’eau et l’observe jusqu’à ce qu’elle le juge hors de danger.

-         Changez-moi de chambre ! susurre-t-il.

-         Mais pourquoi ? questionne Solange.

-         Changez-moi.

-         Ca va être difficile, tous les jours nous recevons, des personnes blessées dans les affrontements et les manifestations, en ce moment.

-         Je ne peux pas rester ici, supplie-t-il.

-         Mais vous êtes avec votre ami, ça vous fait de la compagnie.

-         Ce n’est pas mon ami.

-         Je ne comprends pas, je…

-         C’est un nazi…

Interdite, Solange se fige un moment, puis se retourne vers Herbert. Il observe la scène, impassible. Il esquisse un sourire navré.

-         Je pense qu’il fait des cauchemars, il s’est mal réveillé ce matin, s’excuse-t-il.

-         Taisez-vous ! hurle Marcus.

-         Calmez-vous, lance Solange en posant la main sur le front de Marcus Rosen. Je vais voir ce que je peux faire.

Solange s’assure de l’état de santé de son patient et, rassurée, sort de la pièce en fermant délicatement la porte. Un silence envahit la chambre 15. Marcus respire fort semblant expulser de la haine à chaque expiration.

-         Je ne suis pas celui que vous pensez… murmure Herbert.

-         Taisez-vous.

-         Vous vous méprenez.

Décidé à affronter, Marcus s’assoit dans son lit et se tourne vers son voisin impassible.

-         De quel côté étiez-vous ?

-         Celui de ceux qui dinaient sur des nappes de coton.

-         Comment pouvez-vous...

-         Vous me devez la vie… Ce jour là, votre wagon était destiné à la mort.

Marcus se mord la lèvre pour contenir la colère qui l’envahit. Il regarde cet homme dont il a oublié le visage. Son cœur tambourine à l’intérieur. Il résiste aux larmes qui pourraient traduire un instant de faiblesse.

-         Lorsque je vous ai vu, j’ai éprouvé quelque chose d’extraordinaire, poursuit Herbert. J’aurai préféré que ça ne se passa pas dans ces conditions, pas dans ce lieu… j’aurai aimé vous le dire et me libérer des sentiments qui ravageaient mon cœur.

-         Vous n’êtes…

-         Laissez-moi terminer, s’il vous plait. Ca fait vingt trois ans que j’attends ce moment là. Vous pourrez faire ce que vous voulez ensuite et vous ne me reverrez plus. Mais je vous en supplie, laissez-moi vous parler.

Marcus est empli d’une répugnance. Il respire de plus en plus fort, serre les draps dans ses poings.

-         Oui j’étais du mauvais côté. Si j’avais pu vous sauver et m’enfuir avec vous, je l’aurai fait sans même réfléchir… Mais ma vie aussi était menacée si je n’obéissais pas. Oui, j’ai du envoyer vos parents vers la mort, et c’était mon choix. C’était l’unique façon de vous conserver en vie sans éveiller les soupçons. Je revois le regard de votre mère plus apeurée d’être séparée de son mari que du sort qui pouvait lui être réservée. Jusqu’à la fin de la guerre, je n’ai eu de cesse de vous protéger. Les surplus de pains que vous trouviez fièrement près des poubelles et que vous dérobiez en vous gardant bien de vous faire prendre, c’était moi. C’était aussi moi qui vous ai affecté au service de la famille Henker, car je savais le travail moins pénible et une manière de prolonger votre vie. Et puis la fin de la guerre nous a séparés, je suis reparti en Allemagne où j’ai échappé au tribunal de guerre. C’est la première fois que la chance m’a souri…  que le destin me conservait en vie pour vous revoir. J’ai eu peur pour vous… Je ne pouvais plus vous protéger. Votre visage ne m’a plus quitté. Je pensais à vous du matin au soir. Je devenais fou. Je vous ai cherché, cela m’a pris cinq ans. Et je vous ai retrouvé, ici, à Paris… Je suis venu chaque soir durant plus de dix jours sous votre fenêtre pour être sûr que vous étiez bien le Marcus Rosen que je cherchais, jusqu’au jour où je vous ai vu sortir de votre immeuble. Vous n’aviez pas changé. Vous aviez une enfant dans les bras. Votre enfant je présume ? J’ai dormi dehors, sous votre fenêtre pour vous imaginer vivre. J’ai toujours espéré que vous pensiez un peu à moi. J’ai toujours espéré que vous repériez mes signes durant vos années de captivité. J’avais, pour vous, des sentiments amoureux dans un monde qui m’en empêchait. J’étais là, le jour ou cette femme blonde s’est enfuit avec cette petite fille. Votre fille ? Je vous ai vu pleurer à la fenêtre. J’avais envie de monter vous consoler… vous dire… tout vous dire… Et puis il y eut ce jour où j’ai béni la guerre de m’avoir laissé en héritage cette insuffisance cardiaque qui m’obligeait à des examens réguliers à l’hôpital. Ce jour où une ambulance est venue vous chercher, où vous êtes sorti inconscient dans un brancard. Je suis alors arrivé vers les infirmiers, me faisant passer pour votre père afin de savoir ce que vous aviez et où ils vous emmenaient. Et je suis entré pour mes examens. Le monde est petit ou le destin est incroyable, vous alliez fréquenter le même lieu que celui qui me suis depuis dix ans. Je ne pouvais pas rater ces retrouvailles. Alors j’ai indiqué, à l’accueil que vous étiez un vieil ami que je n’avais pas revu depuis des années et sollicité que nous partagions la même chambre. Dois-je dire que j’ai eu de la chance ? Il n’y avait qu’une possibilité, la chambre 15.

-         ... Vous êtes un malade.

Herbert s’empare de l’enveloppe, et en sort un révolver qu’il pointe vers Marcus.

-         Non, je ne suis pas malade, juste détruit. Détruit pas une guerre qui a mal distribué ses rôles. Détruit pas une vie qui n’a pas de place. Je vous demande pardon. Au nom de toute la haine, je vous demande pardon. Jamais je n’aurais votre amour et ce sera bien là mon enfer, mais je ne rêve que de votre pardon.

-         Mon pardon ?... Pour tous ceux qui sont mort d’être juifs ?… Pour la peur sur le visage de ma mère et l’urine le long de la jambe de mon père lorsque j’ai lu, pour la première fois, la terreur sur son visage ?… pour mes amis, mes cousins ou leurs enfants que l’on a entassés et brûlés comme une mauvaise herbe ? Pour l’humiliation permanente de tous ceux prêts à s’entretuer pour survivre ? Pour la haine? Pour tout ce que j’ai vu et que jamais je ne pourrais dire, car le monde ne pourra le croire ? … Qui a eu le mauvais rôle ? Vous ? Jamais je ne pardonnerais. Ce serait renier tout ceux pour qui j’ai durement accepté de rester. J’ai quarante trois ans et le cœur d’un vieillard qui attend le marchand de terre. Je n’ai plus que la force de vous haïr, même si je dois m’en détruire. « Pardon » est un mot que j’ai laissé sur les charniers, le jour où j’ai compris que ma dette serait de rester en vie avec mes souvenirs.

-         Je vous offre l’opportunité de les venger.

Il tend l’arme à Marcus qui la regarde, sidéré, terrifié à l’idée d’accepter. Faisant un signe de négation de la tête, l’homme ne peut défaire son regard du canon noir. Herbert insiste.

-         Pensez à tous ceux qui sont morts pour rien. Pensez à votre famille, à ces enfants pour qui je n’ai eu aucune pitié, car cela n’était pas dans mes fonctions, ordonne Herbert.

-         …

-         Je vous aime tant… Je vous ai tant désiré… Prenez ma vie…!

-         Laissez-moi tranquille.

-         Savez-vous vraiment ce que vos parents ont vécu ?

-         Taisez-vous, hurle Marcus.

Herbert Bauer s’avance et dépose l’arme sur le rebord du lit de son voisin. Ce dernier se crispe. Herbert Bauer recule de trois pas. Solange, alertée par les bruits, pousse la porte.

-         Que se passe-t-il ? demande-t-elle, inquiète.

Elle aperçoit les deux hommes face à face.

-         Soyez témoin de mes aveux, dit-il à Solange. Oui, j’ai été un soldat nazi. J’ai photographié, humilié, trié, tué des hommes, des femmes et des enfants, par centaines. Comme des bêtes, je les destinais à l’abattoir. Oui, je ne les considérais pas comme des humains… Et j’étais fier de mon travail… fier de servir ma patrie et ses idéaux. J’ai eu de la haine, mais j’ai aimé. J’ai aimé cet homme qui se trouve face à vous… je l’ai désiré dès que je l’ai vu descendre du train… Je ne pouvais pas… Je ne pouvais pas l’envoyer à la mort… Peut-être serais-je moins coupable de l’avoir fait, aujourd’hui… Savez-vous seulement ce qui s’est passé à Birkenau ? lance-t-il à Solange… Savez-vous seulement ce qu’on a fait là-bas?

Solange, blafarde, sent ses jambes tituber, incapable d’alerter ses collègues, de s’enfuir ou de réagir.

-         Je ne savais pas… Monsieur Rosen… Je ne savais pas, lâche-t-elle dans un flot de larmes

-         Marcus, libérez-vous. Vengez-les tous, invectiva Herbert en le toisant du regard.

-         Taisez-vous… hurle Marcus, défiguré par la torture.

-         Regardez-moi… Et ne les oubliez pas.

Marcus s’empare de l’arme. D’une main tremblante il enserre la cross. Solange lève les yeux.

-         Non, Monsieur, Rosen, ne faites pas ça… ne l’écoutez pas…

-         Vous serez mon jugement et j’en accepte la sentence… Tirez, ordonne-t-il avec autorité.

A cet instant, Marcus pointe l’arme et tire. La balle vient se loger en plein cœur. Solange pousse un cri bref. Herbert s’effondre, laissant tomber l’enveloppe. Solange se précipite sur le corps mou allongé au sol. Marcus, anéanti, demeure immobile… Le regard fixe, il voit défiler, devant lui, les visages de sa famille qui lui sourient pour la première fois depuis plus de vingt ans. Solange lève la tête vers Marcus et l’observe avec effroi. Marcus est absent, ses yeux fixent le néant. Elle regarde vers la porte pour s’assurer que personne n’entre. Sa poitrine s’exprime par saccades. Elle se penche au dessus du cadavre, porte sa main à la bouche pour étouffer le cri qu’elle menace d’expulser. Ses yeux se dirigent vers l’enveloppe tombée aux pieds d’Herbert. Elle hésite, la ramasse. Des dizaines de photos s’en échappent et tombent sur le lino. Elle en saisie une et aperçoit Marcus Rosen, photographié à son insu à la sortie de chez lui. Elle se tourne vers le jeune homme qui la fixe les yeux noyés de larmes. Elle saisit un second puis un troisième cliché. Tous représentent Marcus Rosen dans sa vie vue par le prisme d’un bourreau qui l’a bien étrangement aimé. Solange comprend. Elle se lève, se dirige vers le jeune homme, le regarde longuement, sent son cœur s’emballer, son passé défiler, le respect de ce vieil homme la harceler et cette petite voix qui lui martèle en tête « C’est maintenant ! ». Elle s’approche délicatement de Marcus, sort un mouchoir de sa poche, l’approche de l’arme pour la saisir. L’homme pétrifié se laisse faire sans aucune résistance. Sans jamais le quitter du regard, elle s’empare du révolver et l’essuie énergiquement. Elle observe la dépouille de Herbert Bauer, aperçoit sa main droite plaquée au sol, frotte la crosse de l’arme dans le creux de sa main avant de la refermer autour. Elle ignore le dégoût, puis la peur qui compressent sa poitrine. Elle regarde Marcus, les yeux brillants,  l’invite à la suivre, lui fait comprendre d’être calme et discret, le sort de la chambre, s’assure que personne dans le long couloir ne peut être témoin de la scène. Elle le conduit en salle de soin, l’installe sur un fauteuil roulant, retourne dans la chambre 15 toujours à l’affut des regards indiscrets. Elle entre, pousse un hurlement, prend son talkie walkie et en libérant ses tensions, s’affole :

- Monsieur Bauer vient de se donner la mort !

FIN

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