Mythologie d’aujourd’hui

Deborah Savadge

Je l’ai rencontré au Friendship l’un des deux bars du compound ultra sécurisé des expatriés de Pyongyang. Un endroit comme une fin du monde. Une vieille moquette. Une lumière grise. Une odeur de mort. Des gens qui se connaissent sans se parler. Des serveuses, moitié putes moitié espionnes. De l’alcool de contrebande.

Quand je l’ai rencontré, il était accoudé au bar. J’ai déjà oublié son nom. Pourtant, on a discuté toute la soirée. Enfin, c’est surtout lui qui a parlé. Il était intarissable. Le deuil. La souffrance. La perte. Ca rend certaines personnes muettes mais lui, il ne pouvait pas s’arrêter. De parler. De lui. De l’idole. De la perfection descendue sur terre. Son discours avait quelque chose de terrifiant et pourtant, depuis une semaine que j’étais en Corée du Nord, plus rien ne m’étonnait. Surtout pas l’idolâtrie suprême. Son discours me mettait mal à l’aise mais je l’ai quand même écouté. Pas tellement de distractions à Pyongyang, la nuit venue. Et puis il me fascinait. Il savait tout. Tout de sa vie. Il détenait la vérité. Toutes les zones d’ombres qu’aucun média ne pouvait éclairer, il savait. Lui, il savait. Il connaissait la vérité. La seule vérité. Sur l’idole.

Le monde entier critiquait ses mœurs ? Ce n’était que des jaloux. Cette cabale contre lui ? Un affreux complot. D’ailleurs, il était malade le pauvre homme. Pourquoi, sans cesse, frapper un homme à terre. Les histoires sordides à propos de ses enfants ? La vie privée doit rester privée…

Lui, il aimait son extravagance, sa clairvoyance, son intelligence. Il avait tout lu. Tout ce que l’idole avait écrit. Et même ce qu’elle n’avait que pensé. Il avait tout compris. La vie, trop dure. L’enfance, trop douloureuse. La réussite, trop jeune. La gloire, trop envoûtante. Il avait tout compris. Et il pardonnait. Car on ne pouvait que pardonner à Dieu.

Il pouvait l’écouter des heures, des journées entières. Il avait tous ses disques, tous ses livres. Il connaissait tout par cœur, je crois. Ce n’était pas de la vénération, c’était carrément un culte de la personnalité.

Il me racontait, sans pudeur, le moment le plus douloureux de sa vie. Il avait pleuré. En apprenant la mort de l’idole. Non, d’abord, il n’y avait pas cru. Et puis, quand il avait compris que c’était vrai, il avait pleuré. Longtemps. Comme tant d’autres. Ca lui paraissait normal. C’était l’idole. Dieu. Un membre de sa famille. Son père. Le père de millions de gens.

Moi, je ne disais pas grand-chose. J’écoutais. Fascinée. D’une certaine façon, je l’enviais. Tant de passion dans sa vie. Tant de pureté dans son amour. Pleurer à la mort de quelqu’un qu’il n’avait même jamais rencontré, je l’enviais pour ça. Pour l’intensité de ses sentiments. La profondeur de son attachement. Et puis, dans une folie passagère, il a égrené toutes les bonnes actions que l’idole avait pu réaliser. Tout son argent ? Il l’avait donné aux plus pauvres. Ah bon, je croyais que c’était pour se payer des voitures de luxe et des opérations de chirurgie coûteuses… Mais je n’ai rien dit. Je voulais encore l’écouter.

Ce soir là, au Friendship, j’ai commandé une nouvelle tournée de Taedong, la bière de production locale. Dans un coin, de l’autre côté du bar, un vieux poste de télé passait en boucle des images de Kim Jong-Eun en train de visiter une usine à chewing-gum. On était là, à Pyongyang. Au Friendship. Et à ce moment-là, j’ai enfin réalisé que depuis trois heures, ce garçon ne me parlait pas de Kim Jong-Il. Non. La mort tragique, survenue trop tôt, qu’il ne pourrait jamais oublier ce n’était pas celle du Cher Leader. Le Dieu dont il me parlait sans relâche, l’œil humide, c’était Michael Jackson.

Michael Jackson, dernier personnage mythologique.

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