Chaussures marron

fran

Elargies, affaissées, renforts déchiquetés. Tâches circulaires de sueur incrustées dans le cuir vieilli. Première croûte dégommée, nubuck à triste mine, à douceur envolée. Semelles policées de tant de kilomètres parcourus sur bitume. Talons plat, cinq ans d’âge, recluses en fond de placard.

Les chaussures marron que je portais aux pieds avec toi rue de Médicis. Etoiles, ciel bleu profond. Tu me tenais le bras car on n’y voyait pas un chat. Je m’agrippais à toi, pour te sentir plus proche et te dire par le geste, mon désir grandissant de parcourir la nuit et cueillir des matins, chauds ou froids peu importe, avec toi près de moi. Silencieux, nez au vent, nous descendions la rue et j’entendais nos pas, infiniment discrets. Ils frôlaient l’asphalte dur comme un nuage mousseux. Le Luxembourg à gauche et à droite la chaussée, ses bruits et ses voitures nous doublant feux de croisement. Mes yeux cherchaient les tiens, puis fixaient mes chaussures.

Arrivés Place Claudel, ta voix emplit la nuit. Un ronronnement chaud et rauque. Tes paroles semblaient venues de loin. Peut-être charriées par l’air ambiant, caniculaire et moite. Ou par ma présence gauche. Elles débarquaient d’un ailleurs oublié. Mes pas se faisaient plus petits. Je ralentissais instinctivement. Ne pas en perdre une miette. Je m’enveloppais dans ta confidence, fière d’être cette femme-là, par qui la mémoire venait et ramenait la passé qui jouait à cache-cache. Tu peignais ton enfance avec des mots choisis. Des coups de pinceau délicats. Durs aussi. Je fermais les yeux. Alors tu surgissais derrière mes paupières, haut comme trois pommes et maigre, cheveux ébouriffés, expliquant à ton père que s’il quittait ta mère, tu le remplacerais comme époux. Tu t’en sentais capable et il fallait te croire.

Ton récit me troublait. Il ramenait l’enfance sur un plateau rouillé. Vieilli mais joli. Les comptines du soir, les serviettes de plage et le vélo bleu à roulettes pour les ballades au bois du dimanche matin. Mes pieds collaient au cuir. Talons chauds qui s’agrippaient aux semelles brûlantes. Je me revoyais petite fille. Agenouillée dans le sable face à la mer. Sur des échasses dans la cour de l’école. Heureuse. Puis, mes souvenirs déviaient. Ils se fondaient en un méli-mélo de gris et de noir. Les deux couleurs tournoyaient comme des feuilles à l’automne. Et ton père m’apparaissait sur le pas d’une porte en bois. Il portait à la main un unique bagage, même pas gros, presque vide, comme pour dire haut et fort qu’il partait les mains libres. J’apercevais ta mère dans la cuisine, affairée à la table comme si de rien n’était. Et toi, tapi en haut de l’escalier, qui n’osait faire un bruit.

Tu voulais le retenir, mais n’y parvenais pas, car tu ne savais pas quels mots retiennent les hommes du haut de tes huit ans. Maigre valise. Porte claquée. Ces images m’obsédaient. Faisaient des flashbacks incessants. Me cognaient rageusement la cervelle. Mes yeux étaient fixes. Ils regardaient droit devant. Mes pas devenaient si lourds que mes chaussures marron me sortaient des pieds. Leur cuir épuisé rendait l’âme sur la chaussée. Je tanguais. Valsais. Après, mes genoux avaient touché le trottoir et j’avais pris mes chaussures à la main. Moi nu pieds et toi le cœur à nu. Tu avais souri car la situation était aussi touchante que drôle. J’avais levé les yeux au ciel. Quelque chose montait là-haut, au-dessus de nos têtes. Peut-être était-ce ton passé qui, libéré par les mots, rejoignait les étoiles.

Talons plat, cinq ans d’âge, recluses en fond de placard. Bonnes à être bennées, mais le courage me manque.

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