Chérie 2 (suite)

Edwige Devillebichot

La vie intérieure de la tante Eléonore était une terre en friche où poussaient toutes sortes d'herbes folles, de chardons, de pissenlits et d'orties, mais aussi fleurs sauvages, violettes humides cachées sous la mousse, belles marguerites exposées fièrement en plein soleil. Cette mince et grande femme secrète souffrait d'un immense mal d'amour.
Si dans son apparence elle arborait toujours un style classique et très soigné, ses cheveux arrangés dans un strict chignon, seuls la forme affirmée de son nez et la profondeur incroyable de ses yeux trahissaient une personnalité fortement habitée. La tante Eléonore, bien qu'assez sévère d'allure,  était en fait au plus profond d'elle même une fleur bleue sauvage égarée dans un jardin d'agrément... elle avait su soigneusement et prudemment cacher un amour ardent avec un jardinier, qui en quelques mois, lui avait fait connaître des hauteurs de ciel insoupçonnées de cette famille et de ce milieu, qui ne voyait d'elle que cette robe austère et cette petite croix en or, qu'elle portait toujours sur son col sage.
C'est avec une immense surprise que tous virent un jour la taille d'Eléonore s'épaissir et prendre une forme rebondie des plus signifiantes. La tante Eléonore accoucha d'un garçon, Bertrand.
On paya grassement et l'on congédia le jardinier pour cacher le scandale.

Herbert le père de Chérie jouissait d'une très bonne santé, c'était un petit garçon robuste et sage. Sa mère, la soeur d'Eléonore fut emportée par une pneumonie peu après la naissance du garçon, une gouvernante avait donc été embauchée pour en prendre soin, sous la supervision de la Tante Eléonore.
 
Herbert, fut donc élevé avec son cousin. Eléonore n'aimait guère ce garçon joufflu assez fade, Bertrand resta toujours son préféré, la ressemblance avec son amant jardinier en fit l'amour de sa vie. Elle ne supporta jamais que la moindre femme put s'en approcher, et il fallut beaucoup insister lorsque l'enfant eut sept ans pour qu'elle accepta que son "bébé" ne dorme plus dans son lit.

Herbert reçut dans l'ombre de Bertrand une éducation un peu froide et manquant d'affection, ce qui le pourvut des qualités qui lui permettraient de faire perdurer ce patrimoine si vaillamment et adroitement préservé et accru par son père et le père de son père.

"Patrimoine" était le mot clef de sa vie, il en avait fait son métier en gérant celui des autres avec un talent qui lui avait procuré une notoriété internationale ainsi qu'une situation des plus sûres. Herbert avait une vie des mieux organisées, son épouse en cela l'assistait brillamment. La gestion de ses affaires, associée à l'entretien de leurs relations et train de vie laissait peu de temps au couple pour la rêverie ou d'inutiles loisirs dans leur grand appartement parisien et leur grande maison de Chambord.
Herbert n'était pas un bon amant mais un gourmet averti, passionné de gastronomie et de vins. Bien vite le sexe s'effaça de sa vie, pour la forme il plaisantait parfois d'un air entendu avec ses amis mâles, juste pour afficher une virilité de bon alois dans son standing. Sa femme après avoir fait leurs six enfants avec son missionnaire comme une corvée, ne s'en plaignait nullement, sa frigidité s'accommodait très bien de cette situation.  
Leur vie était organisée avec la même précision que le tableau de bord de leur petit avion privé.

Herbert avait épousée cette grande femme mince sans beaucoup de grâce, d'une famille fortunée, un peu froide, avec qui il avait eu leurs six enfants, fort bien éduqués et appelés tous à un brillant avenir. Ses trois fils grandissaient sans problèmes, l'un se destinait à Polytechnique, l'autre à une carrière militaire, le troisième, celui qui lui ressemblait le plus, à la banque, l'avenir du patrimoine semblait assuré. Les deux autres filles Anne-Laure, petite et joufflue comme son père et Magalie grande et assez froide comme sa mère se destinaient toutes deux à une carrière d'avocate.
Chérie était la petite dernière, elle était adulée par son père. Elle fut baptisée Aliénor, mais tous l'appelèrent toujours Chérie.

Son père se faisait souvent le guide de son propre univers. Il arborait une grande fierté et orgueil qu'il tirait de sa situation exemplaire, il savait ne pas mélanger affaires et sentiments, cela avait toujours été sa grande force et avait toujours déterminé ses choix. La moindre critique de cette froideur implacable avec laquelle il gérait les affaires lui apparaissait comme l'expression d'une jalousie à l'égard de sa situation. Toute pensée philosophique ou politique qui n'abondait pas dans le sens de ses propres intérêts, lui semblait l'expression d'un crétinisme absolu et d'une indigence manifeste.
Il s'affichait chaque dimanche en famille à la messe, cela faisait partie de sa respectabilité, il faisait chaque année de fort généreux dons aux deniers du culte, était ami avec l'Evêque, ce qui était un gage sérieux d'honorabilité. Il pensait que la peur du diable était une bonne chose pour discipliner et soumettre les âmes inférieures, fallait-il être idiot pour croire à de pareilles balivernes ?!

La petite Chérie était une enfant d'une grande beauté, aux cheveux bruns bouclés, avec des yeux d'un vert aux pépites dorées, une peau légèrement hâlée qui faisaient l'admiration de tous. De tous sauf de sa mère qui la jalousait secrètement, elle craignait en femme vieillissante que cette beauté et cette sensibilité et sensualité dont semblait déjà dotée la petite fille éclipse quelque peu la sienne et celle de ses deux autres filles.
Elle considérait avec recul et souvent une grande incompréhension, cette fille qui était d'elle, mais ne lui ressemblait en rien. Aussi dès qu'elle était à l'abri des regards se mit-elle à maltraiter sournoisement l'enfant, lui mettant du savon dans les yeux en lui faisant prendre son bain, lui faisant souffrir le martyre lorsqu'elle coiffait ses longs cheveux, s'arrangeant pour lui choisir des chaussures trop petites. Il s'installa dans le coeur de l'enfant une haine secrète vis à vis de cette grande femme qui hypocritement l'adulait fièrement en public et secrètement la torturait.
La mère de Chérie avait entrepris une entreprise de démolition de sa fille, refusant de lui offrir la tendresse et la confiance que l'on attend d'une mère, et surtout s'évertuant à démolir son intelligence qu'elle avait pressentie potentiellement supérieure à la sienne. C'est que la petit Chérie avait un fort caractère et ainsi adulée par les hommes de la famille se forgeait une personnalité plutôt orgueilleuse.

Chérie était gâtée en diable, le moindre de ses caprices était satisfait, elle possédait un collection de poupée impressionnante, une garde robe digne de la Pompadour, son immense chambre était occupée pour moitié d'une maison de poupée entièrement dessinée et conçue par des artisans pour elle. Régulièrement des cadeaux venaient meubler cette petite merveille de raffinement.

De toute la famille son plus grand admirateur était l'oncle Bertrand. Celui-ci avait fait quelques études médiocrement, ne s'intéressait pas au travail et vivait de la grande générosité d'Eléonore avec qui il vivait. C'était un grand garçon dégingandé, vêtu à la dernière mode. Il eut pu être vraiment très beau si sa silhouette ne semblait empruntée, sans véritable virilité, il avait hérité de grands yeux qui mangeaient son visage comme sa mère, mais son menton fuyait et une ceinture invisible semblait lui couper la taille, le bas de son corps était flasque et toute sa personnalité semblait effondrée par son pantalon. Sa vie était vouée au sommeil, aux promenades en voiture, aux voyages ainsi qu'à la fréquentation quasi quotidienne du Casino.

Un jour il obtint des parents de Chérie qui venait d'avoir ses six ans de l'emmener avec lui passer quelques jours à Venise. Lorsque Chérie revint de ce voyage elle ne fut plus jamais la même.  Lorsqu'elle voulut confier à sa mère tenaillée par la honte, le terrible secret que Bertrand lui avait interdit de révéler, sa mère lui mit deux gifles magistrales qui l'enfermèrent dans un profond silence au sujet de Venise. Dans ses grands yeux verts étaient née une sombre lueur...
(à suivre)

  • Eh oui, sombre et en même temps captivant.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Images 2 orig

    nouontiine

  • Je suis morte...de curiosité. A quand la suite ?

    · Il y a presque 13 ans ·
    Pulbo 500

    corinne-antorel

  • Allez la plume, la suite...

    · Il y a presque 13 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

  • J'attends la suite avec impatience... J'aime ta plume

    · Il y a presque 13 ans ·
    Logo martine 54

    eglantine

  • ....jouissait d'une très bonne santé... c'est très rassurant ça !!! au moins là une bonne jouissance ... bon j’arrête de taquiner , passons à : ...bien modeste inspiration... et tentative d'essai sur la jouissance perverse..., attendons la suite et faisons les paris ....

    · Il y a presque 13 ans ·
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    Pawel Reklewski

  • Lol ! Loin de moi cette idée ni cette motivation : C'est que Monsieur le sage ? Coyote ce texte est la suite de "Peine à jouir", ce texte un peu "à l'emporte pièce" m'a valu un commentaire d'une lectrice me disant que cette Chérie avait un coeur, aussi prise de remord me suis-je essayée à comprendre ce personnage qu'il me prit à écrire... L'érotisme étant une tendance manifestement, et ce plutôt dans sa dimension SM, je tente de traiter le sujet sous l'angle psychogénéalogique, bien modeste inspiration... et tentative d'essai sur la jouissance perverse...

    · Il y a presque 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • bertrand devrait faire un tour en psychiatrie pour calmer ses ardeurs... La suite, Madame Vous faites de moi un voyeur... C'est pas bien... Le sage? Coyote...

    · Il y a presque 13 ans ·
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    Pawel Reklewski

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