Chocs

Sandra Mézière

                                                          Chocs

C’était un jour comme un autre.  Un jour d’hiver incandescent d’une mélancolie douce et amère. Une belle journée pour des retrouvailles.

Lui. Encore trente kilomètres. J’ai l’impression que cette voiture n’avance pas, que je n’arriverai jamais à Cabourg, que le sort s’acharne, que c’est impossible que je la retrouve, enfin, après toutes ces années, ce temps perdu. J’ai pourtant aussi envie de retarder le moment fatidique, tant attendu, idéalisé, redouté. Non, pas redouté. Je n’ai pas peur. Plus peur de rien. Sauf de briser la magie indicible du passé, peut-être.

Elle. J’ai toujours aimé la mélancolie normande. Une tristesse joyeuse. L’endroit idéal pour des retrouvailles. Pour un nouveau départ. L’endroit de notre rencontre. Je n’oublierai jamais. Un instant d’éternité fugace dont l’obsession m’a emprisonnée et enlacée pendant tant d’années. Une seconde troublante, languissante, douloureuse. Une danse de regards fiévreuse, violente. Le cœur qui s’emballe. La raison qui s’envole. Le temps suspendu. Une évidence dévastatrice. Et puis dix ans sans se voir. Dix ans à revenir chaque année. Et maintenant, je suis là, à nouveau, à l’attendre, face à une mer trompeusement calme, dans ce lieu de réminiscence de mes souvenirs d’une beauté féroce.

L’autre. Son message disait simplement qu’elle devait partir pour Cabourg, un imprévu pour son travail, une interview, qu’elle serait à la maison à l’heure. Non, c’est moi qui ajoute ça. Elle n’est jamais à l’heure. Des appels de phare. Un radar sans doute. Font suer. J’aime ce qui grise. L’alcool. La vitesse. Ma femme. Enfin, au début, concernant ma femme. Mais qu’est-ce que je fous ? En route pour une ville que je déteste pour faire une surprise à une femme qui ne me grise plus.

Lui.  Etrange de la croiser par hasard à Paris après toutes ces années. Elle m’a demandé son chemin. Je ne sais pas si elle m’a reconnu tout de suite. Non, sinon, elle n’aurait pas demandé son chemin, ne m’aurait pas regardé avec autant de froideur. Puis, elle m’a reconnu. Pendant qu’elle parlait, nos mains se frôlaient sur le plan de Paris. Ou c’est moi qui le désirais tellement que j’en ai eu la troublante impression. Nous avons échangé nos numéros. Comme si c’était un instant anodin. Comme de simples connaissances. Après tout, pour elle, c’est seulement ce que je suis, sans doute. Et puis elle m’a rappelé, donné rendez-vous à Cabourg, et maintenant je suis là, dans cette voiture qui n’avance pas, en route pour la Normandie, le passé, l’avenir.

Elle. C’était une certitude insensée. Il présentait un film. J’ai vu le film avant de le rencontrer. Après j’ai cherché, dans d’autres yeux, d’autres films, la même sensibilité, la même évidence, la même fulgurance. Un film tristement gai. D’une poésie grave, rare. Un film à la fois intemporel et anachronique. Un film qui m’a fait battre le cœur comme aucun être humain ne l’avait fait auparavant.

L’autre. J’ai bu une larme d’alcool. Enfin quelques larmes. Etrange expression quand on y pense. Les larmes ne sont pas dangereuses, non ? Des armes alors. Désarment ? Non, c’est elle que j’aimerais désarmer. Ma journaliste de femme aimerait ça. Elle aime ça la poésie à deux balles. Je suis certain qu’elle pense en alexandrins. Mais je ne lui dirai pas. On ne se dit plus rien. Mais après ma surprise tout ira mieux. Les femmes aiment les surprises même si la mienne n’aime pas ce qu’aiment les femmes en général.

Lui.  «Les films sont plus harmonieux que la vie. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, il n’y a pas de temps mort.»  J’avais gravé cette citation de François Truffaut dans ma mémoire et sur les murs de ma chambre d’adolescent. Plus tard, je l’avais recopiée sur un papier soigneusement plié dans mon portefeuille, la portant comme un étendard, lucide, romanesque et désespéré. Pour défier les temps morts, ou peut-être bien la mort elle-même. J’aimerais lui dire ça, savoir tant de choses aussi. Ce qu’elle aime. Ce qu’elle déteste. Ce qu’elle craint. Je lui parlerais du mot dans mon portefeuille et je lui dirais que je déteste, en vrac : le vide, le silence, la réalité, la médiocrité, l’opportunisme, le crépuscule et sa lucidité, les temps morts, la fin de l’été, la demi-mesure, le 15 juin. Le 15 juin car c’était la fin d’une parenthèse enchantée, celle du Festival du Film Romantique de Cabourg. C’était le dernier jour où je l’avais vue, il y a dix ans.

Elle. Etranges méandres du destin. Chaque année, j’y revenais, nostalgique et euphorique, tentant de retrouver cette impression, et il a fallu que je le croise au bout de ma rue. M’a-t-il reconnue tout de suite ? J’étais tellement troublée. Mon trouble devrait être flagrant. Il a dû me trouver stupide. J’ai essayé de feindre de ne pas le reconnaître. Sur mon plan de Paris, tandis que j’essayais de reprendre une contenance, nos doigts se sont frôlés, tango troublant et innocent, sensuel et banal. Aujourd’hui, je n’ai pas peur. Pour la première fois de ma vie, je n’ai pas peur. Je ne me suis jamais sentie aussi confiante. Rien ne peut arriver. Le reste m’est égal. Depuis que je l’ai rencontré, tout le reste n’est qu’une vaste comédie.

L’autre. Foutues limites. Il faut toujours qu’on nous impose des limites. Limites de temps. La grande. L’ultime. La fatidique. Ma femme est une limite, aussi. Ah, mais non. Marre de ces pensées cyniques.  Mettre la musique. Schubert. Un Impromptu. Encore les goûts mélodramatiques de ma femme, ça me plonge dans l’ambiance.

Lui. Combien de fois me suis-je remémoré cette semaine. J’étais seul. Je présentais un film dans un festival pour la première fois de ma vie. La succession de projections avait aboli la faible frontière qui subsistait encore dans mon esprit entre fiction et réalité. Notre rencontre a été un choc enchanteur, une évidence, une vérité au milieu de cette mascarade. Ensuite, j’ai essayé de noyer ce souvenir dans des rencontres futiles et vaines, au contact de lèvres désabusées et avides, pour tenter d’oublier cette sensation de vertige enivrant à en crever que m’évoquait le désir des siennes que je n’avais pas même effleurées. Comment pouvais-je être ainsi bouleversé, changé, par une seule rencontre quand une époque glorifie la vacuité de leurs successions ?

Elle. Il m’avait fait retrouver l’insouciance de l’enfance, une insouciance qui avait en plus la gravité majestueuse d’un Impromptu de Schubert. Avec l’Autre tout est sérieux et futile. Avec lui, tout semblait d’une poésie légère et intense. L’Autre dirait encore que je fais de la poésie de comptoir. Il ne peut pas comprendre. Qui peut comprendre ? J’ai tenté d’oublier, de me dire que c’était une obsession mais son souvenir reste, revient sans cesse, d’une force vertigineuse, à la fois accablante et enivrante. Alors j’ai épousé l’Autre, tenter de me contenter de médiocrité, de me dire que la vie ne peut ressembler à du cinéma. Truffaut dit quelque chose là-dessus. Je ne sais pas s’il aime Truffaut. Il faut que je lui demande. Oui, quand il arrivera, je lui demanderai s’il aime Truffaut.

Lui. Le dernier jour du festival, j’avais réalisé ne pas même connaître son nom. Pourquoi n’avons-nous pas échangé nos numéros de téléphone ? La fierté. La peur. L’incrédulité devant cette improbable certitude.

Elle. Je n’ai pas osé lui demandé son numéro, ni même essayer de le retrouver. Qu’étais-je à ses yeux ? Une douce parenthèse à laquelle avaient sans doute succédées tant d’autres plus frivoles et charnelles. Mais aujourd’hui, nous allons pouvoir rattraper le temps perdu, belle ironie dans cette cité chère à Proust. Je  vais lui dire, tuer mes regrets et qu’importe le reste, qu’importe l’Autre.

L’autre. J’aurais peut-être dû l’appeler. Lui dire que je venais. Ah, j’ai trop bu. Ou pas assez pour oser. Oser quoi ? L’enlacer ou la gifler en pleine interview ? Donner l’impression qu’un choc, quelque chose est encore possible entre nous. Oui, tout est encore possible entre nous. Encore un feu rouge. Plus le temps d’attendre, de respecter les limites. Plus envie. Fatigué de tout, sauf de me laisser griser par la vitesse.

Sa voiture à peine garée, il court dans les rues de Cabourg, vers la plage, vers le lieu du rendez-vous tant attendu et redouté. Il voit trop tard l’Autre arriver, celui qu’une larme de plus, une larme de trop, a rendu d’une insouciance et d’une lassitude et d’une inconscience criminelles. Puis, c’est la collision, d’une tragique ironie. L’assourdissant silence. L’Impromptu de Schubert dramatiquement en accord avec ce choc, tout autre, fracassant. Elle qui attend sur la plage, elle qui ne sait pas encore qu’elle sera condamnée à vivre avec un assassin, avec l’Autre, avec ses souvenirs d’une beauté douloureuse, douloureuse à en mourir, avec ses questions à jamais sans réponses, avec son enfance à jamais révolue, enterrée à Cabourg qui l’avait vue connaître un dernier et sublime sursaut. Elle qui se demandera à jamais si c’était un accident. Et l’Autre qui aura juste le temps de se dire, dans le brouillard de ses pensées : larmes, l’arme tueuse.

C’était un jour comme un autre, un jour d’hiver incandescent d’une mélancolie douce et amère, un jour où le présentateur du journal télévisé, avec son sourire carnassier, se sera félicité que le nombre de morts sur la route ait diminué, ignorant que de leur folie tristement banale, en voulant se donner l’illusoire sentiment d’exister, en narguant la vie, narguant la mort, des Autres dramatiquement ordinaires auront brisé des vies pour lesquelles le fait que le nombre de morts sur la route ait baissé n’aura rien changé. Ignorant que trois destins en particulier se seront fracassés sur une musique de Schubert au titre tragiquement cynique, dans un ultime choc, fatal comme celui qui avait fait se croiser deux existences qu’il aura ainsi à jamais séparées.

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