Adieux

marie-l

ADIEUX

Alors ça y est. C’est notre dernier voyage. Je t’emmène avec moi. C’est moi qui guide notre couple, encore et encore. Comme je l’ai fait pendant vingt ans. C’était toujours moi qui décidais de ce que nous faisions, où nous allions. Je disais « louons une maison en Grèce » et tu hochais la tête. « Très bien ma chérie ». C’est aussi ce que tu m’as dit quand j’ai décidé d’appeler notre fille Rosalie. Je n’ai jamais voulu y voir de l’indifférence. Tu me faisais confiance. C’était notre équilibre à nous. Aujourd’hui encore tu es silencieux mais tu n’as jamais  beaucoup parlé. Tes sourires me suffisaient. Je ne me contentais pas de ton affection, j’adorais ta tendresse sourde. Tes caresses me faisaient exister. Celles que tu me donnais, tard dans la nuit, lorsque les enfants étaient couchés depuis longtemps. Celles qui ne m’ont jamais fait douter de toi.

Souvent les gens ont dit, on me l’a raconté, « il n’a pas l’air de beaucoup l’aimer ». Mais ils ne savaient pas. Ils ne te connaissaient pas. Les gens jugent si facilement. J’ai mené notre famille tambour battant, mettant au monde, lavant, éduquant, pendant que tu nous regardais. Je lisais de la fierté dans ton regard bienveillant. Ces deux beaux enfants c’était mon cadeau pour toi. Ils te ressemblent je crois.

Cette fois-ci nous ne les avons pas emmené. Ce n’est pas un voyage pour des enfants, même si ils sont grands maintenant. Ce n’est pas vraiment un voyage d’agrément. Je veux qu’ils soient heureux, comme toutes les mamans. Je veux les préserver. La vie a toujours été si douce pour eux. Maintenant évidemment ce sera moins facile. J’ai peur qu’ils m’en veuillent alors que c’est à toi qu’ils devraient faire des reproches. Mais ils t’aiment. Ils t’aiment plus que moi j’en suis sûre. Comment pourraient-il te blâmer ? C’est toujours moi qui ai crié, grondé, puni. Toi tu avais le beau rôle.

Ces deux jours sont juste pour nous deux. Encore un week-end en amoureux ? Le dernier mon chéri. Ca, j’ai du mal à l’admettre. Parce qu’il n’y en a pas eus tant que ça, des week-ends pour toi et moi. Mais cette fois c’est toi qui as décidé pour nous deux. Je n’étais pas d’accord mais je n’ai pas eu mon mot à dire. Tu ne m’as pas laissé le choix. J’ai quand même insisté pour prendre le train. Je ne me voyais pas conduire seule durant plus de quatre heures. Ton silence m’aurait pesé pour une fois. Dans le wagon je sentais le regard des gens se poser sur nous avec un peu de gêne. Certains détournaient même les yeux en m’apercevant. Mais je voulais te serrer tout contre moi. J’en avais le droit. Je me fichais bien de ce qu’ils pouvaient penser. Ce n’était qu’une ultime preuve d’amour.

J’ai eu un drôle de sentiment en arrivant dans cette ville. Nous n’y avions plus d’attaches, plus d’appartement désormais alors j’ai du prendre une chambre d’hôtel. Ce serait notre dernière nuit. J’ai commandé à dîner et je t’ai regardé. Je n’avais plus tellement envie de parler. Demain ce serait vraiment la fin et j’avais beaucoup de mal à l’admettre. Pourtant, je ne savais quoi faire de ces derniers instants. Je me suis couchée près de toi, tremblante, quelquefois secouée de sanglot, attendant l’aube pour chasser ma terreur. Enfin est venu le matin.

Alors je t’ai emmené sur le Grand-Bé. C’est presque là que je t’ai connu, devant la plage où nous venions chaque été. On avait tout juste dix-huit ans et tu m’as demandé d’être ta femme. J’ai accepté et je n’ai jamais regretté. A ta façon à toi tu m’as tellement donné. Lorsque j’ai gravi le chemin, je te sentais peser contre mon bras. Bientôt ce poids me manquera. Enfin j’arrive tout en haut. J’ai passé la tombe de Chateaubriand, sur laquelle on avait souvent emmené les enfants. Je suis seule face à la mer, les herbes folles me caressent les mollets, le vent me fouette le visage. Il y a tant de vie ici. J’ai cru qu’il s’était mis à pleuvoir mais ce n’était que mes larmes. Je n’avais rien pour les essuyer, tant pis, je les ai laissées couler. Je t’ai dit « adieu mon amour » mais tu ne pouvais plus me répondre. J’ai ouvert cette grosse boîte bleue qui m’accablait et, guettant le sens du vent comme tu me l’avais appris, j’ai jeté tes cendres au dessus de l’eau. Quelques mouettes ont salué ton départ mais plus rien ne pouvait me consoler.

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